4) Le lien entre destruction et perte de l’objet dans la représentation du réel chez Giacometti

‘L’apparition parfois, je crois que je vais l’attraper, et puis, je la reperds, et il faut recommencer…
Alberto Giacometti3198

Et nous pouvons alors avancer la conclusion annoncée sur les questions de l’image et de l’objet. Nous avons vu que la période surréaliste se caractérisait pour Giacometti par la cristallisation de l’image à réaliser avant l’acte matériel de sa réalisation. L’image était déjà « exécutée », morte pour lui, avant son exécution, à tel point qu’il aurait tout aussi bien pu la faire faire par un autre, même pas un artiste, un « menuisier »3199. Avec son passage du modèle intérieur vers le modèle extérieur, il nous semble d’après ce que nous venons de dire sur le « faire-défaire-refaire » que la différence essentielle dans son rapport à l’image, et donc par elle à l’objet, réside dans le fait que le travail d’après modèle l’expose à perdre cette image à chaque instant. L’image cristallisée de ses sculptures surréalistes, il ne peut la perdre une fois qu’elle lui est apparue, aucune angoisse de l’oublier. Mais dès lors qu’il travaille en face du modèle. Giacometti éprouve la sensation physique de la fuite de l’image, qu’il tente de conjurer par une pulsion destructrice qui peut sembler ne faire que tirer les conséquences de cette fuite. Travailler en face du modèle l’expose paradoxalement à perdre une image qui aurait pu sembler être là beaucoup plus sûrement, « réellement » que celle du Palais à quatre heures du matin dans sa tête. D’où une angoisse, des cris, des accès de désespoirs qui n’arrivent jamais même dans les dernières années lorsque Giacometti travaille de mémoire. De mémoire, c’est la sculpture – lorsqu’il travaille de mémoire il accepte les visites et converse avec le visiteur, quand un modèle pose les importuns sont congédiés ; il ne peint pas de mémoire – qu’il a devant les yeux, non une image incertaine qui se décompose et se recompose à chaque instant. C’est d’ailleurs au cours d’une séance de pose devant un modèle qui devait partir réellement pour l’étranger, et l’empêcher ainsi de continuer le travail que Giacometti a connu sa pire crise, la « catastrophe » de novembre 1956. C’était face au professeur Yanaihara, avant qu’il ne reparte pour le Japon. Une perte physique menaçait de venir redoubler la perte visuelle qui avait lieu à chaque instant :

‘« Et tout d’un coup, en criant ‘Merde ! Merde !’, il retira subitement son bras tendu vers la toile. ‘Merde !’ Les dents serrées, me fixant d’un air terrifiant, il essayait, le bras tendu, de toucher la toile. Au moment où le pinceau était sur le point de toucher la toile, il retira le bras comme sous l’effet d’une décharge électrique. Il gémit : ‘Non, je n’ai pas le courage de toucher la toile’ […]. » […] C’est au bout d’un certain temps que Giacometti retrouva son calme : ‘Excusez-moi d’avoir pleuré’, dit-il, ‘Votre visage sur la toile me semblait une bombe qui pouvait éclater au plus petit contact et qui allait tout foutre en l’air, de telle sorte que je n’ai pas pu toucher la toile malgré tous mes efforts.’ […] »3200

Cet épisode rend Giacometti davantage conscient qu’« on ne peut progresser qu’à travers une catastrophe ». Ayant dépassé « la limite du possible pour pouvoir continuer le travail qui [lui] paraît impossible », Giacometti perd de vue « l’idée de faire un tableau » et ne continue plus à travailler « que dans le but de savoir où ce travail va [l]’emmener »3201.

Jacques Dupin pointe alors l’essentiel lorsqu’il conclut avec le recul du temps :

‘Il semble qu’à la fin la touche qui déconstruit prévaut, qu’elle est la seule à imposer une avancée irréversible. La pensée négative enclenche et gouverne le processus créateur. Les attaques de la matière travaillée lui donnent la forme, la forme et la lumière. Alberto soustrait à l’espace par des assauts successifs, et pour ainsi dire infinis, la part de vie, le souffle essentiel qui pénétrera le vide et le neutre de la figure. Comme il l’a dit et répété, il a dans les yeux avant de commencer l’objet réalisé qu’il se propose de peindre ou de modeler. Mais dès le premier geste il le perd, et il se perd. La proie qu’il convoite, et qu’il a vue, ne sera approchée qu’au terme introuvable d’un travail incessant, et vain dans l’absolu. L’œuvre réside dans les traces et dans l’illimité d’un échec qui tient le peintre en éveil. En éveil, et à l’affût3202.’

Alors que le dessin pivote sur un défaut, le blanc du papier, c’est un excès qui dans la peinture provoque le retournement par lequel un visage s’extrait d’un petit tas de couleurs et de térébenthine pour se précipiter vers nous de tout son tranchant. Les traits multipliés « s’annulent et s’évanouissent », « l’excès de travail » efface les « traces de travail »3203, et l’amas de matière peinte peut alors être dit « vide » ou « neutre »3204, c’est-à-dire ce « rien » au gré duquel le réel change de cap et se retourne en art. Nous sommes alors au cœur de notre sujet qui n’est que de chercher à approcher toujours plus près de ce point de pivot dans le cadre d’un art qui se maintient en tension avec le réel.

Le retournement est double. Ce que les yeux peuvent saisir du modèle se trouve projeté dans notre cerveau sous la forme d’une image mentale qui n’est qu’un « résidu », avec une déperdition extrême de sa complexité. L’image pivote alors une première fois au sein de notre cerveau pour se retourner en « geste de désignation », mais du « résidu » à ce que le geste en peut inscrire sur la toile, quelques traits ou touches de couleur, se produit une nouvelle déperdition, et l’artiste ne porte sur la toile ou le papier, dans la glaise, qu’un « résidu de résidu ». Puis ce « résidu de résidu » tourné vers la toile – il s’y cogne – se retourne pour venir à nous, comme le modèle avant cette double déperdition. Et il ne peut le faire que parce que cette perte nécessaire, inévitable – la figure est essorée, égouttée – se double de cette perte volontaire qui nous est apparue comme une soif de destruction. La perte voulue, consentie – c’est-à-dire l’art pour Giacometti – conjure alors la perte irrémissible : la réalité. L’art est le geste souverain d’une dilapidation par laquelle un homme rend coup pour coup et trait pour trait au gâchis du temps pour obtenir cette sorte particulière de retournement qui fait que lorsque nous regardons devant nous, vers la mort qui nous fait face, s’il arrive qu’une de ces œuvres se trouve en travers de notre chemin, nous regardant, elle voit dans notre dos poindre notre naissance. Mais au double retournement que nous venons de décrire il faut encore ajouter un élément sans lequel tout serait faussé : le temps. Le temps et l’attente, l’énergie dépensée ne peuvent être tenus à l’écart pour penser la conversion de ce grapillage résiduel en une présence réelle 3205 dont on voit ce qu’elle est : un trou percé dans un trou (dessins blancs dans une pièce nue 3206) pour atteindre le fond de l’air en sa fraîcheur irrespirée.

Ce point de retournement il nous faut également chercher à l’approcher dans l’écriture, et c’est alors au mot que nous nous heurtons, à une matière sonore, à des signes graphiques. Mais le rapport au temps, le rôle de l’attente peuvent être les mêmes et il va nous être possible de définir un rythme commun à la fois aux œuvres de Giacometti et à certaines œuvres d’écrivains. Il faut alors approfondir le rapport à la destruction de ces écrivains et la façon dont ils sont prêts comme le peintre à « châtier », à « fustiger »3207 leur création pour obtenir qu’elle vienne vers le lecteur comme « l’étrave effilée du navire »3208, de toute la « vitesse du possible humain »3209. Jean Tardieu, sensible à la question de l’inachèvement à tel point qu’il intitule la troisième section du Miroir ébloui « La Création sans fin » comme Giacometti son recueil de lithographies Paris sans fin, l’est également, nous l’avons vu, à celle de la destruction qui lui est indissolublement liée. Son recueil de textes sur la peinture, Le Miroir ébloui, montre une grande conscience du lien entre ces questions et une conscience accrue de la nature de la vision elle-même : « une espèce d’ombre portée à la réalité qui aboutit quelquefois à la négation même, à la dissolution de cette réalité »3210. La vision par nature mène au vertige de la réalité dont une œuvre ne peut rendre compte si elle croit à la plénitude du langage, et Jean Tardieu sait donc, comme l’a montré Jean-Yves Debreuille, en tirer les conséquences pour son œuvre poétique :

‘Encore convient-il de n’être pas dupes du plein du langage par lequel nous transcrivons notre expérience du vide. Il faut pour la dire un langage qui pratique lui-même l’épreuve de sa déconstruction. À défaut de l’impossible « indicatif néant »3211, ne peut-on expérimenter un langage troué, qui permette la pratique et l’expérience du vertige ?3212

Cette expérience du vertige, nous nous proposons maintenant de la poursuivre au plus près de la mort en revenant une dernière fois vers Michel Leiris qui, en 1957, avec « aux tempes un vertige flûté d’opéra », tente de commettre l’irréparable.

Notes
3198.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Schneider », op. cit., p. 268.

3199.

 « Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 272.

3200.

Sachiko Natsume-Dubé, Giacometti et Yanaihara, la catastrophe de novembre 1956, Paris, l’Échoppe, 2003, pp. 17-18.

3201.

Ibid., pp. 21-24.

3202.

Alberto Giacometti, Éclats d’un portrait, op. cit., pp. 93-94.

3203.

Jacques Dupin, TPA, p. 78.

3204.

Éclats d’un portrait, op. cit., pp. 94.

3205.

Michel Leiris, PA, p. 25.

3206.

André du Bouchet, QPTVN, p. 9.

3207.

 Jean Tardieu, « Giacometti peintre », op. cit., p. 967.

3208.

Idem.

3209.

Idem.

3210.

« Causerie devant la fenêtre », ibid.

3211.

Voir Monsieur monsieur, Œuvres, op. cit., p. 333.

3212.

Jean-Yves Debreuille, « Le Bas et le haut : risques et plaisirs du vertige », Lire Tardieu, présenté par Jean-Yves Debreuille, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1988, p. 85.