1) Pierres, blocs, notes

De Michel Leiris, que Giacometti décrit en 1962 comme son « grand ami, et certainement l’un des meilleurs écrivains français d’aujourd’hui »3215 il a déjà été beaucoup question des « pierres » égrenées çà et là pour Alberto Giacometti de 1948 à 1990. Dans la perspective du « faire-défaire-refaire », dont nous avons vu le lien avec la destruction et la mort, nous souhaiterions surtout examiner ici Vivantes cendres, innommées. Le grand livre de 1961 apparaît comme un sommet dans l’expérience du « livre de dialogue » pour ce qui concerne Giacometti autant que pour ce qui concerne le « livre de dialogue » en général. Il nous semble que, si l’on met à part les frontispices, trois sommets sont à retenir pour ce genre particulier de livre d’amitié qui met en rapport des poèmes ou textes avec des gravures : Vivantes cendres, innommées, mais aussi Retour amont avec René Char en 1965 et L’Inhabité avec André du Bouchet en 1967. Retour amont est le plus équilibré. Les textes de Leiris, malheureusement, n’ont pas la force des gravures de Giacometti qui sont nous semble-t-il la meilleure série qu’il ait réalisée pour un livre. Quant à L’Inhabité, la mort de Giacometti en a empêché la réalisation telle qu’André du Bouchet l’avait souhaitée – l’artiste devait répondre par des montagnes aux poèmes. La mort de Giacometti empêcha que ces montagnes se fissent « jour »3216. Les gravures qui restaient d’autres occasions finalement choisies pour ce livres n’ont donc pas été faites dans l’intention de ces poèmes et la série n’a pas l’ampleur ni l’unité du livre en commun avec Leiris. Giacometti meurt en 1966 en laissant de nombreux projets en cours dans un domaine qui l’intéressait de plus en plus et on ne peut que regretter que cette mort prématurée n’ait pas permis que soit réalisé un livre qui eût uni la force de gravures comme celles réalisées pour Vivantes cendres innommées avec celle des poèmes de L’Inhabité.

Lorsqu’il est amené à écrire de nouveau sur Giacometti en 1949 pour la revue Horizon 3217, Michel Leiris s’est rapproché de Sartre sans pour autant adhérer à sa violente critique du surréalisme. Il fait de sa préface au Baudelaire du philosophe l’occasion d’exprimer une proximité autant qu’une distance et retrouve doublement l’époque de son premier texte, celle de Documents. Il renoue d’abord avec le jeu des « équivalences kinesthésiques », inauguré à propos des peintures d’Antoine Caron et continué dans les « divagations » de son article « Alberto Giacometti »3218. Cette fois, c’est pourtant la pratique scripturale d’Alberto Giacometti lui-même qui en porte la justification, le sculpteur devient modèle d’écriture : « parler d’Alberto Giacometti comme il l’a fait lui-même pour Henri Laurens : par allusion, évocation d’image sans rapport analysable avec le trait à déceler, plutôt que par thèse ou description »3219. Contrairement à Sartre un an plus tôt – le texte de Leiris est de juin 1949 pour sa version anglaise, celui de Sartre de janvier 1948 pour sa publication dans Les Temps modernes – Leiris met donc l’accent non pas sur l’unité mais sur la discontinuité et c’est par cette discontinuité qu’il pense s’approcher au plus près d’Alberto Giacometti pour qui il dresse non pas une, mais des « pierres votives »3220. Leiris commence donc par relater une « série de rêves » d’où il extrait trois fragments « sans rien changer à leur chronologie »3221. Or, cette « chronologie » le reporte d’une autre façon vers les années 1930 puisque ces rêves ont été notés en Bretagne pendant cet été 1933 si décisif pour Giacometti, peu après la traversée par Leiris de « l’Afrique fantôme » dont Giacometti lui avait « fait grief » parce que « cela se passait dans le cadre officiel »3222.

Le premier rêve évoque une « attrape », un piège cruel à la manière de ceux tendus par Giacometti dans ses sculptures des années 1930, comme Main prise ou Fleur en danger 3223. Nous y retrouvons le « jeu de masssacre » dont on sait qu’il s’agit d’un jeu forain consistant à abattre des poupées à bascule en lançant des balles de son, l’expression désignant également la baraque de foire où l’on joue à ce jeu3224 :

‘Au rez-de-chaussée ou au sous-sol d’une espèce de musée qui comporte un gymnase dans lequel jouent des enfants est installée une attrape, rappelant l’attraction classique de fête foraine ou de parc connue sous le nom de « Train fantôme » ; elle est dite « Le Mariage » et peut-être s’agit-il d’une sorte de jeu de massacre ?3225

Dans le « petit théâtre » dans lequel il pénètre alors, le rêveur encourt la menace de « décharges électriques ou autres surprises encore plus désagréables »3226. Le deuxième rêve « prend la forme d’un rectangle couleur d’encre rouge se découpant, en une figure nettement délimitée, sur une feuille de papier ». Ce rectangle est associé à la « réflexion » d’un « personnage barbu, dans lequel, après coup », Leiris reconnaîtra « le consul d’Italie à Gondar », rencontré pendant son séjour en Abyssinie. Mais ce qui nous intéresse surtout dans la perspective de ce chapitre est le défaut de mémoire avec lequel la fin de ce passage met en rapport Leiris lorsqu’il entreprend de noter la « réflexion » du consul :

‘Cette réflexion dont l’énoncé intervenait comme une manière de commentaire ou de moralité à toute la rêverie, je l’oublierai brusquement à l’instant précis où, sorti de mon demi-sommeil, je serai pour la noter dans un carnet. Tout ce que, malgré bien des efforts, je parviendrai à en exhumer se réduit à ceci : une brève proposition marquant l’alternative et se terminant, selon toute vraisemblance, par « il faut …er ou …poser », phrase dont je sais seulement que le deuxième des infinitifs de verbes de la première conjugaison qui y figuraient est quelque chose comme « opposer », « disposer » ou imposer3227.’

Beaucoup plus directement que par tous les éléments qui dans le texte évoquent la personne de Giacometti et son art3228 – la « canne »3229 sur laquelle il s’appuyait après son accident de 1938, évoquée dans un autre fragment3230, la nationalité italienne du consul qui rappelle l’« origine suisse italienne »3231 du sculpteur ou encore les rapprochements entre ces deux arts de l’espace que sont le théâtre et la sculpture – Leiris retrouve donc le travail de Giacometti à partir d’une problématique qui est aussi celle de l’écrivain : qu’est-ce que noter un fragment de réalité déjà en grande partie oblitéré par l’oubli ? Ce qu’éprouve Leiris face à son rêve est en rapport direct avec ce qu’éprouve Giacometti face au modèle : l’impossibilité de saisir une réalité dans laquelle on était immergé – le rêve, le rapport avec le modèle – et qui s’enfuit subitement « à l’instant précis » où l’on s’en extrait pour la noter. Le verbe « …poser » fait signe vers le travail « sur le vif », mais le travail « de mémoire », comme c’est le cas pour le rêve, pour lequel il n’est pas possible de retrouver la réalité dans laquelle on était plongé, ne pose pas, nous l’avons vu, des problèmes fondamentalement différents3232.

Dans l’acte de noter le rêve et les paroles du rêve, le « résidu » qui pour Giacometti est la conjonction d’une image telle qu’elle s’imprime dans le cerveau et d’un trou de mémoire plus ou moins béant, devient pour Leiris la conjonction d’un récit s’articulant autour d’une forme plus ou moins informe – le « rectangle » est une « barbe » – et de quelques mots troués : « il faut …er ou …poser ». Le trou dans les mots qui « figur[ent] » dans le rêve – figuré lui-même par ces points de suspension qui défigurent – dit que le meilleur moyen de rendre cette discontinuité du trou et de la mémoire est le « fragmen[t] »3233 évoqué dans le rêve suivant, bloc de texte isolé par des vides. Le rêve suivant s’aventure en effet plus avant dans le rapport de la parole à l’oubli qui la ronge puisqu’il s’agit cette fois de retrouver une parole de rêve qui est elle-même un souvenir, le souvenir d’un poème su par cœur et faisant retour dans l’espace du songe :

‘– Dans le demi-sommeil j’essaye de me remémorer un distique qui faisait figure de formule condensant une révélation. Croyant l’avoir saisi assez distinctement pour qu’il ne puisse pas m’échapper, je m’assieds dans mon lit et prends un bloc où je veux le noter. Alors que je n’ai plus, pour l’inscrire, qu’à laisser courir la pointe du stylo ou du crayon sur le blanc du papier, je reste court et constate qu’il est impossible de m’en souvenir. Peut-être, dans le second vers, était-il question de « roses » et de « feu » ?3234

Le bloc que Leiris attrape pour noter sa formule comme Giacometti partait pendant la guerre d’un bloc de plâtre pour aboutir à un blanc – la figurine réduite en miettes – le laisse également sur un blanc d’où n’émergent, minuscules figurines, que ces mots incertains de « roses » et de « feu »3235. Ce qui l’arrête, c’est la paralysie de celui qui peut – et doit – perdre ce qu’il a à dire, figure, rêve, parole, à tout instant et se laisse dérouter par le sentiment de l’« impossible »3236, une question que reprendra André du Bouchet dans son dernier texte en rapport avec Giacometti, « Et ( la nuit », à partir lui aussi d’une phrase de rêve dont le fil casse3237.

Le véritable texte de référence de ces « Pierres pour un Alberto Giacometti » est alors, bien davantage que celui que l’artiste a écrit sur Henri Laurens, son grand texte de 1946, « Le Rêve, le Sphinx et la mort de T. », où il est également question d’un rêve à noter :

‘Panneaux rectangulaires dressés verticalement et disposés en cercle : construction imaginée par Giacometti et réalisée sur le papier, pour rendre compte d’un ensemble de faits qui lui arrivèrent, pour la plupart au cours des récentes années et dont le fil directeur est un rêve qu’il désirait noter ; chaque panneau répond à l’un des faits décrits et le système entier exprime les connexions de temps et de lieux3238. ’

Leiris entreprend dans son texte de disposer un tel cercle autour de Giacometti dont les panneaux sont cette fois les « pierres » dressées ou fragments qui le composent, chaque figure de Giacometti étant elle-même également comparée à une « pierre votive » : « dresser des pierres votives, matérialiser des expériences, donner une consistance durable à ce qu’il y a d’insaisissable dans n’importe quel fait »3239. Giacometti dans son texte se heurtait à la contradiction entre « la manière affective de rendre ce qui m’hallucinait et la suite des faits que je voulais raconter. Je me trouvais devant une masse confuse de temps, d’événements, de lieux et de sensations »3240. Nous avons vu que son attention se tourne alors, à travers l’élaboration de ce « disque-espace-temps » dont le dessin est reproduit dans Labyrinthe – c’est-à-dire de ces « panneaux rectangulaires »3241 auxquels fait allusion Leiris – vers la « relation entre un événement donné et la pensée de cet événement – penser à cet événement et penser qu’on y pense ». Le texte de Giacometti « traite des niveaux de la conscience de soi dans les rêves et par rapport aux rêves »3242. Les lignes, mots et dessins, de Giacometti s’acheminent donc avant tout, comme nous l’avons vu3243, vers la conclusion que

‘la forme d’un récit continu qui se déroule dans le temps ne correspond pas à la forme dans le temps du complexe d’événements qu’il s’agit de représenter. Elles désignent les faiblesses des conventions qui ont cours pour représenter la réalité dans un médium donné et admet que le sens des responsabilités dans la représentation de la réalité implique le doute quant à la validité des moyens de communication3244.’

Or, qu’est-ce que la destruction, dont nous avons souligné la portée métadiscursive – elle est, pour David Sylvester, « autocritique » et pour Jacques Dupin, « correction », « biffure » – sinon la pratique concrète d’un tel doute ? La matérialisation de ces « expériences […] insaisissables »3245 passe donc par l’épreuve de la destruction autant que certains « caillots/cailloux » de mémoire ne peuvent surgir que sur fond d’immémorial, comme le dit une autre « pierre » dressée à la mort de Giacometti, où le caractère lustral de la destruction – « laver » – se dit par le magma chaotique d’humeurs dont ces « pierres » doivent faire l’épreuve pour naître :

‘Caillots d’instants,
plus noueux – même au repos –
que les cailloux lavés par des baves
et des larmes immémoriales3246.’

Giacometti ne « recommenc[e] perpétuellement »3247 l’« immémoriale invention qui restera toujours à faire »3248 qu’en intégrant ce retour destructeur sur sa création qui est le seul moyen de la rendre la moins incomplète possible. Ses peintures sont pour Leiris « une sorte de griffonnage » :

‘[…] traits largement sabrés (presque toujours multiples comme si un trait unique ne pouvait être qu’un compte-rendu partiel) ou bien des lignes se recourbant en une infinité de tours et de retours (comme si le trait était alors à la recherche de lui-même). Telles sont les traces […] de la lutte à mort que, pour mieux le pénétrer, Giacometti mène avec le réel3249. ’

Traces d’une « lutte à mort » avec le réel, dans une œuvre défaite à mesure qu’elle est faite par une autocritique incessante, et dont le foyer central est la mémoire, les « résidus » ou « caillots » que celle-ci peut saisir dans l’emportement de l’oubli, telle paraît être également la tentative autobiographique dont Leiris pose les premières pierres à l’heure où il dresse celles pour Giacometti. Une étude détaillée serait ici nécessaire, qu’il n’est pas possible de mener dans le cadre de cette thèse. Pourtant un épisode dramatique de la « lutte à mort » en question relie indirectement Giacometti à Fibrilles, alors que Leiris, pour fuir son « cœur divisé »3250 décide de jouer la « carte grossièrement coloriée du suicide »3251. L’étude de cet épisode va nous permettre de retrouver d’une certaine manière le rapport entre destruction et retour que nous ne pouvons analyser à l’échelle de l’ensemble de La Règle du jeu. Cette « zone névralgique »3252 du rapport entre Leiris et Giacometti se présente en effet comme le lieu où un revenant à la gorge trouée qui ne supporte pas le retour indirect de cette mort affrontée directement refuse de se voir dessiné en gisant.

Notes
3215.

Lettre de Giacometti en italien au professeur Dell’Acqua, 19 avril 1962, archives historiques de la Biennale de Venise. Cette lettre est écrite alors que Giacometti insiste pour que Leiris préface son exposition personnelle à la Biennale, rôle qui reviendra finalement à Palma Bucarelli, le texte de Leiris étant publié ailleurs [voir bibliographie]. Elle est citée et traduite dans l’article de Véronique Wiesinger, « Giacometti, Leiris, Iliazd : ‘Qu’on vous regarde / ou qu’on vous pense / vous vivez, / vous existez’ », Giacometti, Leiris, Iliazd. Portraits gravés, catalogue de l’exposition organisée par la Fondation Alberto et Annette Giacometti et le musée des Beaux-Arts de Caen du 17 mai au 31 août 2008 au musée des Beaux-Arts de Caen, publié sous la direction de Véronique Wiesinger, Lyon, Fage éditions, 2008, p. 11.

3216.

André du bouchet, QPTVN, p. 34.

3217.

Michel Leiris, « Thoughts around Alberto Giacometti » (traduit par Douglas Cooper, constitue le n° VIII de la série « contemporary sculptors »), Horizon, vol. 19, n° 114, London, juin 1949, pp. 411-417.

3218.

Voir chapitre III.

3219.

Michel Leiris, « Pierres pour un Alberto Giacometti », op. cit., p. 9.

3220.

Ibid., p. 15.

3221.

Ibid., p. 9.

3222.

Idem.

3223.

Voir Ernst Scheidegger, Traces d’une amitié, op. cit., pp. 114-115.

3224.

Source : Le Petit Robert.

3225.

Michel Leiris, ibid., p. 10.

3226.

Idem.

3227.

Ibid., pp. 11-12.

3228.

Pour un relevé plus complet, voir Jean-Yves Pouilloux, « Leiris et Giacometti », Michel Leiris, le siècle à l’envers, textes rassemblés par Francis Marmande, Tours, Farrago, 2004, pp. 199-200.

3229.

Michel Leiris, ibid., p. 12

3230.

Voir ibid., p. 20.

3231.

Ibid., p. 13.

3232.

Voir chapitre X.

3233.

Ibid., p. 12. Ce choix de la fragmentation par Leiris pour son texte est noté par Jean-Yves Pouilloux, ibid., pp. 198-199 comme par André Lamarre [ibid.] dans son chapitre « Leiris nécromancien ».

3234.

Michel Leiris, ibid., p. 13.

3235.

Ibid., p. 13. Comme l’indique le dernier fragment du texte de Leiris (p. 26), les mots qui lui reviennent dans son rêve sont ceux d’un poème des Chimères, « Artémis » : « Le rose qu’elle tient, c’est la Rose trémière. » Roses trémières qui deviennent en 1949 une métaphore des sculptures longilignes d’Alberto Giacometti. Voir Gérard de Nerval, « Artémis », Les Chimères, Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, pp. 5-6.

3236.

Michel Leiris, idem.

3237.

Voir ci-après.

3238.

Ibid., p. 15.

3239.

Idem.

3240.

Idem.

3241.

À relier bien sûr au « rectangle » rouge du rêve de Leiris, (p. 11).

3242.

David Sylvester, ibid., p. 111

3243.

Voir chapitre X, conclusion.

3244.

Idem.

3245.

Michel Leiris, idem.

3246.

« Autres ‘pierres…’ », PA, p. 51. Voir ibid., p. 23, pour le lien de ce texte avec la comparaison des statues de Giacometti à des « momies » sorties d’un « terrain volcanique ».

3247.

« Alberto Giacometti en timbre-poste ou en médaillon », PA, p. 37.

3248.

Ibid., p. 38.

3249.

Ibid., pp. 35-36.

3250.

« Imbriquée », Vivantes cendres, innommées, in Haut Mal suivi de Autres lancers [1969], Paris, Gallimard/Poésie, 2005, p. 222.

3251.

« Fausse vaillance, ibid., p. 223.

3252.

Expression de Jacques Dupin, TPA, p. 23.