« Griffonner »3253, c’est encore ce que fait Michel Leiris sur le « gros cahier tout neuf » très vite demandé, « entre autres objets jugés de haute nécessité »3254 pendant le séjour à l’hôpital Claude-Bernard qui, fin mai-début juin 1957, suit sa tentative de suicide. Sur ce cahier figurent les « notes rapides et irrégulières dont se compose ce qui fut un fourre-tout plutôt que le journal de [son] temps de maladie », et, « presque aussi cursifs que les notes », de « brefs poèmes […] jetés directement ou recopiés sur certaines pages »3255. Fibrilles, paru en septembre 1966, six mois après la mort de Giacometti, revient longuement sur cet épisode de la tentative de suicide. Les poèmes évoqués paraissent quant à eux chez Jean Hugues en 1961, illustrés par Giacometti. L’écriture de ces deux textes est donc intimement mêlée. Les gravures sont réalisées au moment où Leiris rentre de l’hôpital et retrouve, non sans appréhension, l’arène familière où il avait tenté de s’encorner lui-même :
‘Rendu chez moi, je montai d’une traite mes quatre étages d’escalier, bien que mon souffle fût court et que mes jambes n’eussent guère de vaillance. Craignant les retrouvailles avec ce qui avait été, symboliquement, le décor de mon dernier jour, je voulais m’attarder le moins possible sur le seuil et foncer comme on se jette à l’eau vers le tête-à-tête que je redoutais. Cette tactique, en vérité, ne me servit à rien et j’eus beau, d’un même élan, aller jusqu’au bureau où se trouvait la commode dans le tiroir de laquelle j’avais pris mes tubes de phénorbital pour me gaver de leur contenu, c’est un gros choc que je ressentis quand, allongé sur le divan et cherchant à reprendre haleine, je laissai mes regards se poser sur la commode, les autres meubles et les divers ornements d’un lieu qui avait été le théâtre d’une crise dont je n’avais jamais connu l’équivalent3256.’Il est assez étonnant de constater que le nom de celui qui aura été le témoin privilégié de cette crise majeure de la vie de Leiris3257, alors même que, nous allons le voir, certaines pages de Fibrilles peuvent apparaître comme un commentaire direct de la série de gravures et comme le contre-chant de Vivantes cendres, innommées, n’apparaît pas dans ce passage de La Règle du jeu. Pourquoi ce silence, alors même que revient dans ces pages à plusieurs reprises le nom de Picasso, à qui Michel Leiris offrira les gravures de Giacometti avec cette dédicace : « Voilà la série complète des planches que Giacometti avait exécutées pour le livre que nous avons fait ensemble, mais dont quelques-unes seulement ont été retenues. Cette série m’a été remise avant-hier en deux exemplaires, dont je suis bien heureux de pouvoir t’offrir l’un avec mes vœux de bon anniversaire »3258 ? Deux passages du Journal de Leiris, presque aussi muet que Fibrilles sur ce point, peuvent nous donner une indication. Le premier précise : « parution de Vivantes cendres… (et léger conflit avec Alberto au sujet des illustrations) »3259. Ce « conflit », sur lequel Leiris ne donne aucune précision, éclaire néanmoins la dédicace à Picasso : seule « une partie » des gravures a été « retenue » pour la plupart des exemplaires alors que la « série complète » devait connaître une diffusion encore plus confidentielle que ce livre au tirage déjà très limité3260 : seulement six exemplaires d’un album séparé du texte pour cette édition in fine de l’ensemble des cinquante-deux gravures, deux pour le poète, deux pour l’artiste et deux pour l’éditeur3261. Yves Peyré, qui dans Peinture et poésie reproduit une partie des gravures « refusées » donne cette indication : « ces six gravures refusées par Leiris mais maintenues ensuite montrent les étapes de la revie après la mort désirée, Giacometti soulignant non sans cruauté – du gisant au dandy convalescent – aussi bien la permanence du trouble que la poursuite du ‘frêle’ sang »3262. Ce débat laisse donc observer cette situation inédite d’un Giacometti qui insiste donc pour publier l’ensemble de la série alors que Michel Leiris se voit conduit à assumer le rôle de censeur de ce type particulier de biographie ou de « journal » pour un autre auquel s’est livré l’artiste. Situation peu anodine alors que c’est justement l’impossibilité de pouvoit « tout dire »3263 qui a conduit Michel Leiris à tenter de se suicider. Il faut attendre 1989 pour que la série complète puisse être connue du grand public, lorsque l’exemplaire offert à Picasso reparaît dans une vente publique, permettant une exposition à la Kunsthaus de Zürich et la publication de la série complète dans le catalogue qui accompagne cette exposition. Yves Peyré note encore à propos de cette série :
‘[…] Giacometti a travaillé avec ardeur chez son ami, pour son ami, s’efforçant de restituer le génie du lieu, cette coquille de l’être blessé qu’il scrutait de toute son attention, de toute son affection. Il a touché juste en regard des rappels lancinants d’une nuit. Toutefois, au plus fort de l’accord, Leiris a cru bon d’intervenir pour éviter selon lui une possible dissonance (en l’occurrence il se fût plutôt agi d’un accord trop extrême) en refusant quelques-unes des eaux-fortes qui le représentaient (l’attitude de gisant et la rigidité cadavérique) d’une façon vraiment mortuaire. Cette touche macabre à laquelle Leiris ne s’est pas résolu, Giacometti l’avait-il mise par humour, par refus du simulacre, par besoin de blesser ou par exorcisme ? Difficile à dire, en tout cas Leiris ne supporta pas sa présence en vanité, on peut mesurer à ces gravures refusées l’impétuosité dont faisait preuve Giacometti au cœur des pensées les plus livides3264.’« Humour » n’est peut-être pas le mot approprié, mais il est vrai que ce faux suicide donne lieu à des dessins d’un cadavre3265 si criant de vérité3266 qu’on peut comprendre que Michel Leiris en ait refusé la publication de son vivant avant d’admettre que ce suicide redoublé, plus insupportable que le suicide réel, avait lieu d’être, et représentait même une expérience susceptible, bien davantage que la « fausse vaillance »3267 du geste lui-même, de tenir tête à « l’artiste qu’[il] admire entre tous depuis [son] âge adulte » : Pablo Picasso. Il lui envoie alors la « série complète » des gravures, avec les « refusés », c’est-à-dire ce qui de ce livre pourrait constituer quelque chose comme ce qu’on nomme pour les bibliothèques un « enfer ».
L’un des seuls souvenirs que Leiris croit avoir de son geste lorsqu’il revient à la conscience est de s’être, juste après avoir absorbé le contenu des flacons de barbiturique, « jeté dans un train en partance pour Cannes, voulant aller voir Picasso et son amie Jacqueline »3268. Mais au sein même de son rêve il a conscience que le geste qu’il vient d’accomplir est ce qu’il peut faire « de plus contraire à l’exemple que Picasso n’a pas cessé de donner, puisque se saborder ainsi [revient] à [se] priver radicalement d’un certain nombre d’années » qu’il eût été possible « d’employer à un travail créateur »3269. Ce mouvement dont, dit-il plus loin, il ne peut « qu’avoir honte au regard de l’indéfectible défricheur qui a nom Picasso »3270, est-il plus en accord avec l’exemple de Giacometti ? Celui-ci était « fasciné » par la question du suicide qui revenait souvent dans sa conversation avec ses modèles. À James Lord qui lui demande s’il a jamais pensé au suicide, il répond : « j’y pense tous les jours […] mais ce n’est pas parce que je trouve la vie intolérable, c’est plutôt parce que j’ai idée que la mort doit être une expérience fascinante et que j’en suis curieux »3271. Néanmoins toutes les manières de se suicider pour Giacometti ne se valent pas et il s’empresse de détailler à Leiris celles qui trouvent grâce à ses yeux :
‘La façon la plus courageuse, la plus décisive de se tuer serait de se couper la gorge avec un couteau de cuisine. Ça, ce serait véritablement prendre les choses en main. Mais je n’en aurais jamais le courage. Se couper aux poignets n’est rien. Quant à prendre un somnifère, on peut à peine appeler ça se tuer. C’est simplement s’endormir. Mais la chose par excellence, le suicide qui me fascine réellement, c’est se brûler vif. Ça, ce serait quelque chose. […] pendant des mois j’ai parlé constamment de la possibilité de me brûler vif à quatre heures du matin, sur le trottoir, devant l’atelier. Finalement, Annette a été tellement exaspérée qu’elle m’a dit : « Fais-le ou tais-toi ! » J’ai donc dû cesser d’en parler […]3272.’Giacometti ne critique donc pas tant le geste de Leiris que la méthode choisie, la pire dans sa hiérarchie, qui n’est pas véritablement « prendre les choses en main ». Peut-être est-ce de ce fait que le seul moment où le nom de Giacometti apparaît dans le journal de Leiris à propos de l’épisode du suicide laisse transparaître indirectement un regard qui n’est rien moins que de commisération : « rencontres nombreuses : […] le Castor (qui s’amuse bien de mon histoire telle que la lui a racontée Giacometti) […] »3273. Mais si Giacometti semble avoir trouvé le moyen de se moquer de son ami en pareille circonstance, c’est peut-être également qu’il est celui qui, dans sa « lutte à mort » avec le réel, a fait comme Picasso le choix de « torréer debout »3274. Face à lui Michel Leiris doit donc éprouver la même honte que face à Picasso d’avoir ainsi cherché à abandonner la partie. Dans « Alberto Giacometti en timbre-poste ou en médaillon », Leiris notera en 1962 que l’artiste a « mené son jeu, sans jamais essayer de ruser » et qu’il s’est « obstinément dérobé aux simulacres de solution genre nœud gordien que l’on tranche alors qu’il s’agit de le dénouer »3275. Mais trancher le « nœud gordien » de sa vie en 1957, n’est-ce pas pour Leiris avoir recours à un « simulacre de solution » ? Sur son lit d’hôpital, Leiris note : « me suicider serait me reconnaître perdant, – c’est-à-dire tenant de ce pessimisme que j’ai eu en horreur »3276.
Tournant en dérision son geste, Giacometti exerce cet « instinct de cruauté » noté par Jacques Dupin, à l’œuvre d’une autre manière dans les gravures, et d’une manière difficilement supportable pour Leiris. Il nous semble pourtant que cette attitude inexorable a été sans doute la thérapie de choc nécessaire pour relever Leiris, non pas physiquement, mais artistiquement, de telle manière que de ce geste qui eût pu lui faire honte intrinsèquement face à Picasso a pu naître un livre dont il est fier et « heureux » de lui offrir la « série complète », celle qui s’aventure au plus près de la « corne de taureau ». Giacometti, rapporte Aliette Armel, est « l’un des premiers à rendre visite à son ami »3277 de retour de l’hôpital, et il doit être venu avant le 10 juillet, puisque c’est à cette date que le nom de Giacometti apparaît dans le Journal au sujet de la rencontre de Leiris avec le Castor. D’après Jean Hugues : « c’est comme un mort qu’il le voit couché sur son lit, avec le sang qui s’est absenté de son corps et les traits de son visage tirés jusqu’à l’os »3278. Cette expérience qui le lie à Giacometti, comme le silence de Michel Leiris dans son journal et dans son autobiographie à ce sujet le confirment, « restera toujours extrêment sensible » pour lui. C’est Jean Hugues qui semble devoir prendre l’initiative pour faire exister le livre, comme Giacometti avait pris l’initiative de graver, d’après le témoignage de l’éditeur tel qu’Aliette Armel le rapporte : « Jean Hugues aura du mal à obtenir que Michel Leiris accepte de rendre public, sous forme de livre, cette traversée : le tirage de l’ouvrage sera limité à 100 exemplaires »3279. Une lettre de Michel Leiris à Charles Juliet confirme le « choc »3280 que représenta pour lui une telle parution : « comme [s’il avait] publié, de [son] vivant, un livre qui aurait dû être posthume »3281. Le type d’exécution d’un autre auquel se livre Giacometti, lorsque cet autre est écrivain et que sur cette exécution doublement cet autre revient, par un livre illustré qui peu ou prou l’intègre et une autobiographie qui l’élude, est évidemment du plus haut intérêt pour nous, aussi nous faut-il revenir plus précisément sur ce chant que borde et déborde le « contre-chant de la mort »3282.
Michel Leiris, Fibrilles, Paris, Gallimard, 1966, p. 165.
Idem. « Fibrilles est le premier volume pour lequel Leiris utilise son journal comme un terrain d’essai pour le livre en cours de rédaction », précise Denis Hollier, voir « Note sur le texte », in Michel Leiris, La Règle du jeu, sous la direction de Denis Hollier, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade, 2003, p. 1497.
Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 168. Pour le contenu du « gros cahier », voir Journal 1922-1989, op. cit., pp. 494-515. La fin de la rédaction de Fibrilles est datée par Louis Yvert [ibid., p. 197] du printemps 1966.
Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 174-175.
Véronique Wiesinger [« Giacometti, Leiris, Iliazd : ‘Qu’on vous regarde / ou qu’on vous pense / vous vivez, / vous existez’ », Giacometti, Leiris, Iliazd. Portraits gravés, op. cit., p. 6] écarte l’idée que les gravures aient été faites en deux temps, comme le suggère Ursula Perucchi-Petri d’après les témoignages de Jean Hugues, repris par Aliette Armel, biographe de Michel Leiris : « Il semble bien que toutes les eaux-fortes de Giacometti qui illustrent Vivantes cendres, innommées aient été conçues pendant les quelques mois de la convalescence et du rétablissement de Leiris, à l’époque où celui-ci écrit les poèmes qui les accompagnent (datés 1957-1958 dans le recueil), même si toutes les estampes ne furent pas retenues pour l’ouvrage, publié seulement en 1961. Ursula Perucchi Petri, qui étudia la suite complète donnée à la fondation de Zürich, note, d’après les souvenirs qu’elle a recueillis auprès de Jean Hugues en 1989, que ‘durant les préparatifs de l’impression, Giacometti, de temps à autre, apportait à l’éditeur une nouvelle plaque de cuivre qu’il avait gravée après-coup’, ajoutant que ‘cela concernait en particulier le plafond et la chambre’. Mais l’unité stylistique de l’ensemble des 52 plaques conduit à mettre en doute ces remarques faites vingt-huit ans après les faits, d’autant qu’Ursula Perucchi rapporte aussi d’autres propos de Jean Hugues selon lequel Giacometti s’allongeait sur le lit à côté de Leiris et demandait : ‘Que vois-tu ?’ Que Giacometti ait apporté ensuite des plaques à l’éditeur ne veut pas nécessairement dire qu’il venait de les faire : peut-être souhaita-t-il, au moment de l’édition, ajouter à l’ouvrage des plaques anciennes qu’il avait reconsidérées. L’observation de l’ensemble, dans les collections de la Fondation Annette et Alberto Giacometti, permet d’autre part de confirmer que toutes les images de l’intérieur de l’appartement sont du même format que celles de Leiris gisant sur son lit (25 x 17 cm) et lui sont probablement contemporaines ; tandis qu’une deuxième série, de plus petit format (20 x 14 cm) , ne montre que des portraits de Leiris guéri, qui ont été insérés dans le livre, les refusés et la suite complète, mélangés au reste. Il est peu vraisemblable que Giacometti ait souhaité, deux ou trois ans après les faits, retourner quai des Grands-Augustins pour se remettre dans la position alitée de Leiris, comme Ursula Perucchi le conclut, et il est bien plus probable que les cinquante-deux images sont le fruit de la proximité intense des deux hommes pendant ces mois de 1957-1958, de leurs échanges et de leurs conversations ». Voir également Thierry Dufrêne, Le Journal de Giacometti, op. cit., pp. 272-273.
Lettre de Michel Leiris à Pablo Picasso du 12 octobre 1962, voir pour la reproduction Ursula Peruccchi-Petri, Alberto Giacometti. Vivantes cendres, innommées : eine unbekannte Graphikfolge, catalogue de l’exposition à la Kunsthaus de Zürich, 30 mai-23 juillet 1989, Berne, Benteli Verlag, 1989, p. 7.
Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., p. 562.
En tout 100 exemplaires, dont 30 complets. Voir bibliographie.
Voir Véronique Wiesinger, ibid., p. 10.
Yves Peyré, Peinture et poésie, le dialogue par le livre, op. cit., p. 245 [contrepoints au numéro 78].
Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 95.
Yves Peyré, ibid., pp. 168-169.
Voir Ursula Perucchi-Petri, ibid. et Véronique Wiesinger, op. cit., pp. 8-9, qui écrit : « Jean Hugues [dans les souvenirs rapportés à Ursula Perucchi-Petri] ayant fait observer que Leiris semblait mort dans les images où Giacometti le représente alité, bouche ouverte, orbites creusées, l’artiste aurait dit : ‘Oui, il était bien mort’ – et Leiris protestant qu’il était vivant, Giacometti aurait insisté : ‘Pour moi, tu étais comme mort.’
De cette « vérité criante » des tableaux de Francis Bacon. Voir « Francis Bacon ou la vérité criante », op. cit.
Michel Leiris, Vivantes cendres, innommées, op. cit., p. 223.
Fibrilles, op. cit., p. 110.
Idem.
Ibid., p. 159.
James Lord, Un portrait par Giacometti, op. cit., p. 26.
Ibid., p. 26-27.
Michel Leiris, Journal 1922-1989 [10 juillet 1957], op. cit., p. 513.
« Fausse vaillance », Vivantes cendres, innommées, op. cit., p. 224.
« Alberto Giacometti en timbre-poste ou en médaillon », op. cit., p. 32.
Journal, 1922-1989, op. cit., p. 498.
Aliette Armel, ibid., p. 576.
Entretien d’Aliette Armel avec Jean Hugues, cité dans Aliette Armel, idem.
Ibid., p. 578.
Idem.
Lettre de Michel Leiris à Charles Juliet, 25 mai 1961, citée par Aliette Armel, idem. Il faut attendre 1969 pour que le recueil Vivantes cendres, innommées paraisse en édition courante, dans Haut mal, suivi de Autres lancers, Paris, Gallimard, 1969.
Jacques Dupin, Éclats d’un portrait, op. cit.,p. 93.