3) Pile, face, profil

La narration de l’épisode intervient dans Fibrilles après une première partie du livre consacrée aux voyages et à son désir d’évasion, comme pour suivre strophe après strophe le grand poème baudelairien par une échappée au « cœur des ténèbres »3283. Leiris confie la barre au « vieux Capitaine »3284 pour une traversée à la suite de laquelle il pourra se dire qu’il « [revenait] de loin quand, à la manière d’un mort que des opérations magiques arrachent à sa plongée, [il est] sorti de la ténèbre où [il s’était] risqué »3285. De cette opération Giacometti est l’Anubis3286, et il est tentant de voir dans la gravure3287 qui constitue une exception à la série, parce qu’elle est la seule à ne pas faire partie du décor que Leiris pouvait voir de son lit à son retour chez lui, un autoportrait à la manière de ceux que les maîtres anciens glissaient dans un coin de leur tableau. Michel Leiris prévient en effet d’emblée, alors qu’il aborde l’épisode de sa tentative de suicide : « que je dispose ou non du recul qui me permettrait d’en relever le dessin avec rigueur (au moins dans les grandes lignes) et sans trop m’y brûler, il s’avère en tout cas que je ne puis parler de rien sans que cela sonne faux depuis ce qui aura été pour moi – presque littéralement – une descente aux enfers »3288.

Le cœur de cet événement, un autre a eu le recul suffisant pour en relever avec sang-froid le « dessin » dans ses gravures, et le lecteur se reportera vers ces traits rigoureux pour connaître la vérité profonde d’un épisode qui fait le reste sonner faux. Car ce dessin ne propose pas de cet épisode une « abstraction » qui prétendrait le « saisir une fois pour toutes dans sa vérité » et porte la marque de cette « hésitation », de cet « inachèvement » que rencontre également le projet autobiographique. Il y a grand intérêt à aborder Vivantes cendres, innommées en confrontant le livre avec ce que Michel Leiris dira quatorze ans plus tard du dessin d’Alberto Giacometti dans le seul texte, non repris en volume, qu’il lui ait consacré, un texte chargé de toute l’expérience du livre en commun :

‘Ce qui m’émeut par dessus tout dans les dessins d’Alberto Giacometti, c’est la façon hautement sensible dont les traits – sortes de griffures accumulées – y apparaissent comme ce que sont les touches d’où naîtra peu à peu un tableau. Série d’approximations, de tâtonnements, comme si la saisie ne pouvait s’opérer qu’au prix d’une quête patiente qui ne saurait se résoudre en la limpidité de lignes tracées d’un jet, mais se traduit visiblement par des à-coups, des abandons, des reculs, des progrès, ensemble d’autant plus vivant qu’il paraît demeurer toujours en suspens.
Jamais clos, un dessin de Giacometti offre l’image de ce que fut son art presque entier : une recherche visant à cerner quelques très simples réalités que, parviendrait-on à les prendre au piège, il est hors de question de fixer une fois pour toutes, car ces réalités – dans le compte rendu qu’un artiste peut en donner – doivent porter la marque d’une hésitation, d’un inachèvement, sous peine d’être des abstractions et non ces réalités à la fois proches et étrangères dont n’est pas séparable l’incertitude des rapports que nous entretenons avec elles 3289. ’

En « suspens », comme Michel Leiris un moment entre la vie et la mort, et qui reprend ce mot comme titre d’un poème du recueil où les cendres promettent renaissance et voient le poète sur l’instant « d’autant plus vivant » qu’il demeure dans ce « suspens »3290. Le « faire-défaire-refaire » et la force qui s’y déploie plus intense pour s’être tant reployée est donc bien le point-clef de cette expérience partagée.

Si le « dessin » accompagne la remontée de Leiris hors du gouffre, une « statue » avait contribué à précipiter sa chute, celle de ses propres « Pierres pour un Michel Leiris » dont les coupures de presse à propos de Fourbis qui le consacraient comme écrivain lui renvoyaient l’image, et que l’écrivain accueillait comme autant de « notices nécrologiques » : « m’étant acharné comme je l’avais fait à ne parler que de moi, c’était de moi qu’on parlait quand on parlait du livre, et cette statue que j’avais pris tant de soin à sculpter je la voyais maintenant, avec horreur, se dresser comme une pierre funéraire dans la réalité extérieure qu’elle avait prise »3291. Une « horreur » analogue à celle éprouvée devant ces dessins qui lui renvoient l’image de son propre visage rongé par la mort, où l’effroi devant le périssable rejoindrait le sentiment d’écrasement par le durable ? Leiris qui remarque cette « obsession de la mort »3292 partagée avec Giacometti qui court comme un leitmotiv dans ses écrits a le sentiment d’être la Schéhérazade qui ne peut plus se taire sous peine de provoquer sa « mise à mort par le sultan »3293. Suicide « littéraire »3294 alors, puisque l’auteur a tant fait entrer sa vie dans son œuvre que son œuvre dévore sa vie, et qu’il ne peut sortir de l’une sans sortir de l’autre. Leiris revient également sur ce que son geste doit à la dramatique de l’aveu qui est la sienne, et à son rapport à la vérité : une liaison adultère qu’il ne pouvait révéler à sa femme sans trahir sa maîtresse que cette révélation aurait compromise.

Après la soirée mouvementée décrite dans Fibrilles, Leiris tente pour se sortir de l’impasse le « ‘coup du sonéryl’ »3295. Un « coup de dé », alors, plutôt qu’une intention délibérée de renverser la table de jeu et de quitter brutalement la partie ? Le spectre de Mallarmé, nous allons le voir, hante ces pages, mais le « dé » est simplifié, il n’a que deux faces. Leiris « thésaurisai[t] »3296 depuis quelques temps les lentérules de phénobarbital prescrits pour améliorer son système nerveux, et en avait un stock de six grammes la nuit en question, soit un peu moins que les « huit grammes de sonéryl »3297, la dose mortelle qui revenait comme le refrain de sa correspondance avec son amante. Leiris sait donc que la dose n’est pas suffisante pour mourir, ce qui, peut-être, provoque l’ironie de Giacometti. Il absorbe donc sa « provision suicidale […] non dans une intention délibérée de suicide »3298, mais comme la « dernière carte » qu’il aurait tenue en main, ou comme un « coup de pile ou face »3299.

Ce « pile ou face » fournit comme la structure du livre avec Giacometti, qui se dessine tout entier comme un trajet de face vers pile, à mesure que la tête de l’auteur pivote de sa face vers son profil. En regard du premier poème, « À qui l’on aime »3300, se trouve en effet reproduit un portrait de face de Michel Leiris3301, alors que le dernier poème, « Innommé : »3302 est escorté par un portrait de profil3303, assez rare chez Giacometti pour que ce choix ne soit pas significatif, et répondant à une volonté de Leiris. Une face semble se détourner de la mort pour de nouveau regarder, à l’écart l’ornière des mots, vers cette vie qui pourtant appelle les mots, étant réalité « innommée » où de vivantes cendres sont appelées à se « ramifier »3304. De profil, c’est ainsi qu’apparaît Anubis, le « génie psychopompe »3305. Mais ce profil n’est pas sans évoquer également ceux qu’un artiste peut réaliser, comme Giacometti avec Matisse, pour une médaille, dans un geste que Leiris retournera vers Giacometti en écrivant un an après la parution du livre chez Jean Hugues « Alberto Giacometti en timbre-poste ou en médaillon »3306. De cette médaille, la série de gravures montre l’avers comme le revers : avers scintillant, vivant, réversible en mort atroce, et suscitant l’aversion.

L’artiste qui vise une expression authentique, et capable de faire pièce à la réalité, ne masque pas ce tournoiement en l’air du « coup de pile ou face », avant l’arrêt du sort sur la paume ou le revers de la main, comme le montre Michel Leiris à propos d’un autre artiste qu’il ne peut envisager que « face et profil » : « Si le gain le plus solide obtenu par tel artiste à travers son propos direct de représentation, est de rendre sensible aux spectateurs immédiatement fascinés la bizarrerie, si ce n’est l’absurdité de leur existence même (contingence sans réponse et tout au plus questionnante), cet artiste ne peut […] que leur en montrer le revers atroce conjoint à un avers scintillant »3307. Cette scission entre un côté pile et un côté face de l’existence rencontre en profondeur une autre dichotomie dont toute Le Règle du jeu n’est que la tentative de dépassement. Dans la dernière partie de Fibrilles Leiris reviendra en effet sur l’affrontement de deux « côtés » dans sa vie alors qu’il ne recherche pour sa part que la « vie plénière », totalisante : « unir les deux côtés entre lesquels je me sens partagé, formuler une règle d’or qui serait en même temps art poétique et savoir-vivre, découvrir un moyen de faire coïncider le là-bas et l’ici même, d’être dans le mythe sans tourner le dos au réel, de susciter des instants dont chacun serait éternité. »3308 L’écrivain rencontre alors le problème majeur affronté par Giacometti dans son art, celui de l’opposition entre le tout et les parties, entre le divisé et l’indivisible.

S’il s’agit en effet par la voie de l’autobiographie de « trouver dans la poésie un système total », cette tentative confronte son auteur à une contradiction : « tenter d’exposer en clair la vérité poétique, c’est chercher à circonscrire la poésie par les moyens du discours, énumérer ses aspects sous prétexte de la mieux saisir et, en fait, la laisser échapper, puisqu’elle est par essence de l’ordre du tout ou rien et ne peut donc évidemment pas se débiter au détail »3309. Or, ce que Leiris désire, et ce qu’une sculpture de Giacometti donne à voir, c’est « la chose qui surgit, d’autant plus évidente qu’elle a l’air d’avoir poussé tout d’un coup, sans histoire ni racine »3310. Mais ce « système total » qu’il est impossible de « circonscrire » par les « moyens du discours », il est possible de travailler négativement à son apparition en creux, et selon cette méthode de l’« athéologie négative » que nous avons déjà rencontrée avec Yves Bonnefoy3311. Il s’agira en effet au terme du parcours de Fibrilles non de définir la « démarche poétique » en tant que telle, mais plus modestement d’indiquer ce qu’elle « n’est pas » : « au lien de l’enfermer dans une définition, l’assujettir à la moindre limite et, avec cette minime restriction qui la protège plutôt qu’elle ne l’entrave, lui donner pratiquement carte blanche »3312. N’est-ce pas alors une manière, une fois reconnue l’idée qu’un échec absolu, une « défaite »3313 quant au Livre peut être convertie en progrès relatifs, de faire surgir la poésie à la manière d’une figure dessinée par Giacometti, c’est-à-dire par un trait interrogatif, qui « valorise tout ce qu’il ne dessine pas »3314 ?

Sur son lit de mort-vivant, Leiris se fait en effet apporter comme minimum vital, outre le cahier sur lequel il jettera les poèmes de Vivantes cendres et L’Afrique ambiguë de l’ethnologue Georges Balandier, les « notes prodigieuses et saugrenues de Mallarmé relatives à son fameux ‘Livre’, finalement jamais écrit, mais dont il avait fait le but même de sa vie et qu’il paraît avoir conçue comme l’œuvre totale en laquelle l’univers se résume et se justifie »3315. Œuvre totale, cette œuvre gorgée de vie à sembler pouvoir s’en refermer sur elle-même comme un tout autonome, absolu, et qui réconcilierait en un coup ultime toutes les faces du dé. Docile à la leçon de Mallarmé, le convalescent pense pouvoir se donner pour point de mire cette idée de « livre total » et décide de « tenter avec cet enchaînement de récits et de réflexions – déjà serpent qui se mord la queue puisque la recherche de sa propre justification en est, au fond, le principal moteur – d’aboutir à une œuvre existant comme un monde fermé, complet et irrécusable […] »3316. Face et profil : l’art et la vie. Le livre tient la balance entre ces deux absolus : celui de l’art, « livre total », et celui de la vie, ou poésie. Il nous faut replacer l’expérience en commun avec Giacometti dans ce trajet qui va du rêve de l’œuvre comme un tout refermé sur lui-même à la reconnaissance de son ouverture et de son incomplétude nécessaires. Il existe pourtant un moyen de suturer ces deux bords, il suffit d’un peu de fil, celui que Giacometti fait courir comme « cendre »3317 sur le « glacier » du papier. Mais plongeons dans le gouffre avant d’entrevoir par où il arrive que le réel à l’impossible cicatrise.

Notes
3283.

Le titre de Conrad apparaît dans les pages de transition au hasard de quelques « réflexions sur l’esprit dans lequel [Leiris se préparait] à traverser l’Afrique ». Voir Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 84.

3284.

 Charles Baudelaire, « Le Voyage », op. cit.

3285.

Michel Leiris, idem.

3286.

Voir pour la reproduction Ursula Perucchi-Petri, ibid., pp. 58-63 et Giacometti, Leiris, Iliazd. Portraits gravés, op. cit., p. 56. Cette copie a été « gravée au Louvre, devant la sculpture qui [l’avait] inspirée », précise Aliette Armel [ibid., p. 577], d’après Jean Hugues, mais Véronique Wiesinger [ibid., n. 23, p. 11] pense qu’elle peut tout aussi bien provenir de la bibliothèque de Giacometti lui-même, en tout cas elle ne figure pas aux murs de la chambre.

3287.

Elle fait face au poème intitulé « réanimé » [Vivantes cendres, innommées, op. cit., p. 221].

3288.

Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 85. Nous soulignons.

3289.

Michel Leiris [Sans titre, septembre 1975], in Alberto Giacometti. Dessins, Paris, Galerie Claude Bernard, 1975 [s. n. p.]. Ouvrage édité à l’occasion de l’exposition Alberto Giacometti, dessins, 18 nov. 1975 – 31 janv. 1976.

3290.

 « Suspens », Vivantes cendres, innommées, op. cit., p. 224.

3291.

Fibrilles, op. cit., p. 87.

3292.

Ibid., p. 89.

3293.

Ibid., p. 88.

3294.

Voir ibid., p. 106.

3295.

Ibid., p. 97.

3296.

Ibid., p. 105.

3297.

Ibid., p. 92.

3298.

Ibid., p. 149.

3299.

Ibid., p. 106.

3300.

Vivantes cendres, innommées, op. cit., p. 217.

3301.

Giacometti, Leiris, Iliazd. Portraits gravés, op. cit., p. 39.

3302.

Michel Leiris, Vivantes cendres, innommées, op. cit., p. 230.

3303.

Giacometti, Leiris, Iliazd. Portraits gravés, op. cit., p. 71.

3304.

Michel Leiris, Vivantes cendres, innommées, op. cit., p. 229.

3305.

Fibrilles, op. cit., p. 108.

3306.

PA, pp. 29-38.

3307.

« Francis Bacon, face et profil », Francis Bacon ou la brutalité du fait, op. cit., pp. 128-129.

3308.

Fibrilles, op. cit., p. 234.

3309.

Ibid., pp. 253-254.

3310.

« Pierres pour un Alberto Giacometti », op. cit., p. 24.

3311.

Voir chapitre XIII.

3312.

Fibrilles, op. cit., p. 254.

3313.

Ibid., p. 256.

3314.

André du Bouchet, « … qui n’est pas tourné vers nous », op. cit., p. 40.

3315.

Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 165.

3316.

Ibid., p. 168.

3317.

André du Bouchet, « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », op. cit., p. 13.