4) L’épisode de la tentative de suicide de Michel Leiris dans Fibrilles

La nuit du mercredi 29 au jeudi 30 mai 1957, débute pour Michel Leiris l’« éclipse », une « immersion de trois jours et demi dans l’absolue ténèbre »3318 :

‘Ingestion, après boire, de 5 à 6 g de phénorbital, ce qui nécessite mon transfert à l’Hôtel-Dieu puis à l’hôpital Claude-Bernard. Je commencerai à reprendre un peu conscience le dimanche soir et c’est à l’hôpital même que je commencerai, d’abord de façon tout à fait informe et décousue, la rédaction d’un nouveau journal, sur un cahier scolaire qui porte la mention « Lutèce » au-dessus d’une vignette en couleurs représentant le square du Vert-Galant3319.’

Par ce geste de se donner la mort, c’est pourtant un surcroît de vie que s’offre le poète, pour un « moment de crise » dont il arborera la marque visible sur son corps sous la forme mémoriale d’une cicatrice de chair et de sang, celle consécutive à la trachéotomie à laquelle il a fallu recourir lorsqu’il était dans le coma pour « faciliter [sa] respiration »3320 :

‘Tels ces anciens combattants qui ressassent leur guerre parce qu’ils n’ont connu aucune autre grande aventure et qui aiment éventuellement à exhiber les traces de leurs blessures, je me reporte à mon suicide manqué comme au grand et aventureux moment qui représente, dans le cours de mon existence à peu près sans cahots, le seul risque majeur que j’aurai osé prendre. Et il me semble aussi que c’est à ce moment-là que, mariant vie et mort, ivresse et acuité de vue, ferveur et négation, j’ai embrassé le plus étroitement cette chose fascinante, et toujours à poursuivre parce que jamais tout à fait saisie, que l’on croirait désignée à dessein par un nom féminin : la poésie3321.’

Il nous semble ainsi que le repli mallarméen vers l’absolu de l’œuvre ne peut s’appréhender que comme le contrecoup de ce surcroît de vie et dans un dialogue avec lui qui recoupe par bien des aspects le dialogue entre poésie et autobiographie. Il faut alors préciser que l’endroit où le poète se sera porté l’injure la plus sérieuse par son geste autodestructeur est sa voix qu’il trouve par la suite « vieillie » et « démusicalisée », « jusqu’à se montrer inapte à passer (fût-ce en quelques secondes) de la simple parole au chant ou à la déclamation ». Cette mutilation, c’est comme une forme d’amputation du sacré que la vit Michel Leiris :

‘Être atteint dans ma voix, c’était me trouver blessé au plus profond, attaqué dans ce qui est le véhicule vivant du langage, – de ce langage qui me paraît toujours représenter le lot proprement sacré des bipèdes, sans doute parce qu’il est l’instrument de communication – et donc de communion – par excellence.’

Les poèmes de Vivantes cendres, innommées sont donc écrits dans ce moment de raucité où une perforation chirurgicale réduit l’amplitude de l’expression poétique à sa dimension écrite comme pour la placer sur un pied d’égalité avec le dessin, amas de traits en regard d’autres traits. Le convalescent se sent fortement estropié dans tout ce qui touche à la vocalité : « impression de gel et d’engourdissement dans le bout de la langue », « inflammation des gencives » ou encore « mucosités » qui le contraignent à « racler obstinément [sa] trachée »3322. Poèmes empêchés donc, dans leur profération, poèmes d’aphonie qui se soutiendront de la muette polyphonie du dessin, mais poèmes de chair et de sang qui se tiennent là où le langage analytique ne peut approcher. Plutôt que des « chants », ils sont des « fulgurations issues tantôt du cœur et tantôt du cerveau », et comme les œuvres d’Alberto Giacometti, des « caillots d’instants »3323 :

‘Comme ceux de quelques lignes qui jalonnaient depuis ses débuts le développement de mon aventure, ils tiraient leur chair et leur sang de cela même qu’ils vivifiaient à leur tour : cet état de tendresse et tristesse passionnées dont l’ambiguïté, avait eu mon enivrement presque mortel comme expression muette et abrupte. Sentiment rebelle à toute mise en lumière par les voies ordinaires du discours, mais que chacune de ces combinaisons lyriques de mots faisait briller devant moi comme un cristal arraché de vive force à ma nuit intérieure3324.’

Les poèmes entrent comme l’autobiographie dans la liste des moyens personnels et médicaux envisagés alors par Michel Leiris pour se remettre « en selle » en se purifiant. Il s’agit de s’extraire « du ventre quelques vérités / comme de mauvais cailloux qui s’y seraient formés »3325. Ces poèmes qui sont autant de cailloux ou de fragments mélancoliques, le poète les compare tour à tour au « polyèdre » de Dürer – sujet peut-être de conversations avec Giacometti lors de ses visites quai des Grands-Augustins, et dont Leiris devait connaître l’importance pour l’artiste – et à des morceaux du « soleil noir »3326 de Nerval. C’est sa propre kaaba multipliée qu’il rapporte de son étrange pèlerinage dans une Mecque d’outre-tombe, dit le poème « de quel lointain ! » :

‘Égal au hadj
comme aux autres faiseurs d’embarras et de pèlerinages,
quand on a su plonger où j’ai plongé
et qu’on est revenu d’où je suis revenu
soustrait à l’encre grasse du fait divers,
on a bien droit
– qu’on porte ou non sur son chapeau
le polyèdre ou la plus belle rose –
à un petit morceau de soleil noir3327.’

Le décalage entre ces petits caillots de ténèbres et cette autre écriture de soi qu’est La Règle du jeu semble à Michel Leiris avec le recul, au moment de la parution de Vivantes cendres, innommées, le même qu’entre présent et passé :

‘Noté il y a quelques jours : « Fibrilles, autobiographie in vitro ; Vivantes cendres…, autobiographie in vivo. » En somme, la différence entre la prose (toujours plus ou moins rétrospective) et la poésie (nécessairement au présent). Si corne de taureau il y a, c’est dans la poésie qu’on l’affronte3328.’

La poésie pour Leiris est comme la déhiscence d’un « moment de crise », autobiographie instantanée, sur le vif, alors que l’autobiographie différée de la prose, travail « de mémoire », ne peut s’écrire qu’au passé, en course vers une vie refroidie, l’art gagne alors et la vie cède du terrain.

Le diptyque Vivantes cendres-Fibrilles constitue donc comme un ensemble autobiographique en deux temps, celui de l’ouverture pratiquée par un intense moment de vie dont seuls des poèmes qui sont des « notations pures »3329 peuvent rendre compte, et celui de la cicatrisation où ce qui était « décousu » est recousu dans la perspective d’une forme de totalité qui se révèle inaccessible. « […] je découvris que j’avais au-dessous de la pomme d’Adam une ouverture dont il me faudrait attendre assez longtemps la cicatrisation […]»3330 : ressaisir par la prose l’épisode du suicide ne peut se tenter que par-delà cette cicatrisation qui est le temps du poème. De mémoire et sur le vif, il s’agit pourtant, avons-nous vu, du même « oubli sur le champ validé »3331, et il n’est pas davantage de notations « pures » que de cristaux poétiques, même noirs. C’est alors peut-être dans la résurgence de cette tentation bretonienne du cristal que les poèmes de Vivantes cendres, innommées trouvent leur limite et s’avèrent décevants au regard de l’expérience qui les suscite, puisqu’ils ne sont pas exposés à la même contestation que les œuvres « sur le vif » de Giacometti, à la durée de questionnement qui fait en revanche la valeur, nous semble-t-il, de la reprise autobiographique.

Le conflit entre l’art et la vie est à l’œuvre dans ce que l’écrivain croit pouvoir déceler du sens de l’ensemble de songes qui se partagèrent les nuits de son « retour à la vie »3332. De retour du service de « réanimation », Leiris occupe une chambre où son attention est polarisée par un « malade privé de parole et presque de mouvement ». Ce malade, « plongé dans le coma », « menait près de moi une existence larvaire qu’on entretenait au moyen des artifices les plus variés »3333. La partie de la pièce que ne hante pas ce mort-vivant devient le lieu des rêveries du convalescent. Il y retrouve son cousin dont l’image se confond avec celle le père de ce dernier, époux de la cantatrice belge Claire Friché, de même que cette cantatrice elle-même. On peut remarquer dans ces rêveries dont le théâtre est « un lieu que ses cadavres en instance de réanimation, ses modernes poumons d’acier et autres appareils de survie », l’apparition du motif de la boîterie – l’oncle apparaît comme un « béquillard affligé d’un pied bot » – que nous avons vu lié à Giacometti par la canne qui hante les rêves de 19333334. Ce motif réapparaît dans la suite de « Pierres pour un Alberto Giacometti » avec une allusion à la période où, après l’accident de 1938 « l’on ne vit jamais Giacometti marcher que s’aidant d’une canne »3335. Leiris a-t-il inconsciemment pensé dans ce lazaret moderne à celui dont l’atelier aux statues emmaillotées de bandelettes pouvait sembler la réplique surannée de ce lieu, alors que ses pratiques se seraient davantage rapprochées des rituels d’embaumement égyptiens auxquels font allusion les poèmes ? Giacometti vient-il par sa pratique spécifique de la « réanimation » nourrir la ridicule figure de cet « aimable peinturlureur manqué » à la « jambe de Cour des Miracles » ? Il serait hasardeux de l’affirmer. Attardons-nous plutôt sur les deux « masques » de cette « danse macabre » des songes du suicidé, les deux figures qui tour à tour les peuplent : « une actrice retirée, au talent comme à la beauté devenus purs ; un grotesque dépensant naïvement pour de vains buts de gloriole littéraire, le peu qu’il avait d’existence ». Ces deux figures apparaissent comme la matérialisation des deux désirs inconciliables entre lesquels l’auteur se trouve partagé : « lustre adamantin de l’art et nudité houleuse de la vie, fiction et réalité, là-bas et ici même dont la conjugaison – « pour de vrai » et non en allégorie ou le temps d’un éclair – est peut-être mon gros problème, la seule quadrature sur laquelle me fonder pour me réconcilier… »3336

Deux figures qui représentent donc l’art et la vie.La figure du cousin, même pitoyablement comique – c’est l’artiste « manqué et quémandeur »3337 – représente le sacrifice de l’ensemble d’une vie pour l’art. Dans les mêmes pages, Leiris revient à travers le récit de son voyage avec ses parents, à l’âge de huit ou neuf ans, pour voir La Ronde de nuit, sur la découverte de « l’espèce d’autre monde que l’œuvre d’art a pour fonction d’instaurer »3338. Quant à l’actrice, Leiris découvre dans un vieux numéro du magazine Musica qu’elle a été entre autres rôles la fille de marin Vita, de L’Étranger, un médiocre opéra de Vincent d’Indy. Trois photographies la représentent dans ce rôle, dont l’une, « la tête, de profil »3339 était restée en mémoire à Michel Leiris. Vita : l’autobiographe mord « à l’hameçon de ce prénom symbolique » qui lui indique en langage clair ce qu’il chercher à « retrouver derrière l’image de [sa] tante »3340. Il s’attarde surtout sur le « signe spécial » par lequel un tel « mot clef devrait être représenté », et ce signe serait « un petit triangle équilatéral noir reposant soit sur l’une de ses pointes (pour résumer le mot en rappelant son V initial) soit sur l’un de ses côtés (pour exprimer ce qu’il a de fondamental en lui donnant la ferme assise d’une pyramide) »3341. Ce V qui revient dans un grand nombre des titres des poèmes recueillis dans Vivantes cendres, innommées doit donc être relié à cette vie qu’il dissémine dans tout le recueil à partir du prénom Vita, tout comme il faut y lire ce qu’il représente graphiquement pour le poète : une pyramide sur sa pointe, à relier alors avec la thématique des rituels funéraires égyptiens centrée dans le texte comme dans les dessins autour de la figure d’Anubis. Ce signequi répond dans le texte à un autre signe, celui-là dessiné « sur [la] chair »3342 du poète, sa cicatrice, en forme d’« insecte à six pattes », éclaire particulièrement, par l’insistance de l’allitération en [v] le premier panneau du diptyque éponyme qui clôt le recueil :

‘Vivantes cendres…
… que vainqueur du vertige
ou vaincu par ses vagues
je voue à un avenir de vif-argent,
vu qu’en moi – fines épaves –
je veux les voir se ramifier,
fusées,
givre vivace !3343

De la poésie mallarméenne qui imprègne quasiment chaque mot de ce texte, il semble alors que le poème s’écarte par ce [v] qui ne fait pas signe vers une abolition de tout dans l’espace refermé du Livre, mais vers une volonté de vivre qui fait que sur le « givre » l’ultime adjectif postposé l’emporte : « vivace »3344.

C’est encore la référence à celui qui victorieusement aura « fui le suicide beau »3345 qui éclaire le texte consacré, un an après le livre chez Jean Hugues, à Giacometti. Le « médaillon » repris par Leiris dans « Giacometti en timbre-poste ou en médaillon » est un genre mallarméen, celui des « Quelques médaillons et portraits en pied »3346. Quant au V, « infime signe noir »3347, s’il chiffre la vie, c’est encore par sa ressemblance, lorsqu’il pointe vers le bas, avec « l’origine du monde »3348 puisqu’il évoque une « femme au moment où rien n’existe en dehors de son triangle touffu »3349. Retourné de nouveau, pour être disposé pointe en haut, ce « monogramme » fait encore signe pour Leiris vers la vie, autant que vers le souvenir de sa maîtresse. Il évoque en effet à Leiris ce « motif oriental en forme de cœur renversé, l’‘arbre de vie’ selon ce que [lui] avait dit, au temps de [leur] intimité, l’amie dont [il était] encore occupé bien après [sa] sortie de l’hôpital Claude Bernard et de qui [il avait] voulu savoir ce qu’était l’ornement [qu’il voyait], au niveau de son épaule, sur la blancheur damassée de l’étoffe dont, ce matin-là, elle était revêtue »3350.

Cette figure de la tante actrice symbolise donc « le grand art en chair et en os. Vita. L’arbre de vie ». L’actrice qui chaque soir joue son « coup de pile ou face » devant le public, pour des réactions immédiates, est bien la figure par laquelle l’art peut sembler coïncider avec la vie. Elle est « art et vie, voix et chair »3351, comme le toréador en « prise directe sur une foule affrontée dans une sorte de champ clos » alors que les « autres professionnels de l’art » travaillent en silence dans leur chambre ou leur atelier3352.Pourtant, s’il est un moment où Leiris – qui dans le même instant a manqué de perdre voix et vie – a pu penser s’approcher de cette vie tant convoitée, c’est bien dans cette aventure qu’il regarde a posteriori comme le « seul risque majeur » qu’il aura « osé prendre »3353. Pendant une brève période il a été non pas l’écrivain retranché du monde, mais l’acteur principal d’un « vivant duo d’amour »3354, qui a introduit dans sa vie un peu d’opéra italien.

Ainsi que le dit d’une autre manière le poème « De quel lointain ! », Leiris tire « une certaine fierté » de s’être jeté « à corps perdu dans des vicissitudes qui [le] mettaient hors du commun ». Comme une vivante incarnation du desdichado, il a « deux fois vainqueur traversé l’Achéron »3355.Comme sa tante actrice au terme d’une représentation de la Traviata, à laquelle fait allusion le poème « Qui me hante… »3356, il peut se dire dans son lit d’hôpital :

‘J’avais joué le grand jeu. J’étais le ténébreux, le veuf, l’inconsolé qui traite de pair à compagnon avec la mort et la folie. Toutefois, couché sur un lit de malade entre les quatre murs d’une chambre inconnue […], je n’étais pas moins accablé que grisé par ce malheur tout spécial dont je m’enorgueillissais3357.’

La passion et les trois jours passés dans le tombeau prennent alors explicitement le sens d’une épreuve initiatique, comme ceux qui marquent le passage à l’âge adulte ou l’acquisition du statut de prêtre par exemple chez certains peuples africains connus de l’ethnologue3358, et en mémoire duquel sa cicatrice lui serait restée comme une scarification rituelle.

Leiris insiste bien sur le chiffre symbolique des « trois jours »3359 de coma après lesquels le mot « Maccheroni… » lui reste comme le « vocable mystérieux qu’un génie psychopompe [lui] aurait enseigné de bouche à oreille à des fins de résurrection »3360. Écrivant qu’il « mime Lazare », le « ressuscité »3361 trace cette ligne diaphane où théâtre et vie se rejoignent dans la superposition d’un événement réel et du cortège mythologique qu’il évoque. « Mimer », c’est s’éprouver dans la distance acteur, mais acteur du drame de sa propre vie. Face à ce poème, dans la version illustrée de Vivantes cendres, innommées, la lampe du « bureau » de Leiris3362, sur la table de chevet, qui évoque celle de la maison de Stampa dont nous avons vu avec André du Bouchet le « foyer fragile » et le « suspens » que ce motif représente dans l’œuvre :

‘Je mime Lazare
Pieds et poings ligotés aux quatre orients du lit,
l’œil fumeux,
le verbe rocailleux
et la gorge trouée,
que suis-je :
cheval de picador
ou mannequin de Prométhée ?’

À la fois joueur et joué, « cadavre en sursis » qui sert passivement de prétexte aux exploits de la science ou acteur pleinement actif du spectacle de corrida qui se serait porté au-devant de la corne de taureau et agonise bravement, Leiris a surtout le sentiment de manifester par son corps la « leçon d’anatomie » de Rembrandt telle que la lui avait explicitée son père : « un cadavre qu’on dissèque sembl[e] éclairer la pièce où le tableau [est] accroché »3363. Un cadavre épargné manifeste-t-il le même pouvoir ? Et, mangeur de ténèbres autant que lotophage, où aurait-il volé son feu ? Le texte là encore le précise, à un Anubis moderne et à sa suivante, la « jolie kinésithérapeute ». Dans l’autre face du « pavillon où s’effectuaient les réanimations », celle-ci lui enseignait la « précieuse technique » pour que sa voix « cessât d’être rauque et saccadée : presser de la main, quand [il parlait], le pansement [qu’il portait] à la gorge »3364. Ces deux figures paraissent s’ordonner dans la reconstruction au sein de la mémoire de son sauvetage sous forme de rituel :

‘C’est, toutefois, à la lumière du seul souvenir que m’est apparue cette analogie, très ultérieure contrepartie à une impression ressentie lors d’un examen de ma plaie – pas entièrement cicatrisée – chez les médecins oto-rhino qui m’avaient opéré : la suite de salles souterraines où ils officiaient, leur front bardé d’une grosse lampe éléctrique comme d’une visière en forme de museau de chien ne les changeaient-ils pas en jumeaux infernaux devant qui j’aurais comparu, dans une Égypte aux hypogées curieusement modernisés plutôt que dans un hôpital ?
Sciemment, j’ai transformé en génie bienfaisant qui m’eût aidé à franchir certains caps d’un voyage outre-tombe la jeune femme à qui je devais une double initiation : mieux respirer quand je parlais, prendre l’air dans la cour-jardin3365.’

Médecins psychopompes et infirmières médiatrices forment donc le cortège moderne de cette initiation vécue symboliquement en référence à une Égypte éclairée par Mallarmé, et dont Vivantes cendres, innommées présenterait quelque chose comme le Livre des morts : un ensemble de prières et de formules à proférer pour chaque station d’un périple ténébreux. Livre des morts, ou Livre pour sortir le jour, viatique de quelques mots pour calmer l’angoisse de la disparition du soleil et attendre avec fébrilité que, « le jour ayant gagné, déjà, l’autre côté de la montagne », la lumière reparaisse.

Mallarméenne autant qu’égyptienne, cette descente au tombeau, car c’est à un autre sonnet de Mallarmé qui hante le recueil autant que Fibrilles – qui consacre un long passage aux « bords du Styx »3366 – que Leiris emprunte l’adjectif qui transfigure le médecin oto-rhino en « moderne Anubis ». Le « sonnet en –ix » pose la question de la « cinéraire amphore », c’est-à-dire de l’enfermement ou pas dans une urne de ces cendres que le dernier poème tient à réaffirmer « innommées ». Se réappropriant l’adjectif « lampadophore »3367, Michel Leiris dans la perspective d’un Livre des morts se souvient peut-être que Mallarmé disait de son sonnet à Cazalis qu’en « se laissant aller à le murmurer plusieurs fois on éprouve une sensation assez cabalistique »3368. Quant aux gravures, on peut remarquer qu’elles dissocient le motif de la lampe de la gravure centrale d’Anubis, lampes qui deviennent dès lors comme la manifestation du dieu, la trace de son initiation dans le « logis abandonné du monde »3369 que devient le bureau de Leiris à son retour. Le poème « réanimé » qui trouve sa place face à la gravure d’Anubis, apparaît alors comme le foyer central du recueil, appelé à se réfracter dans l’ensemble des gravures où, pour les portraits, Giacometti « fore » dans l’ensemble de son visage avec des outils guère moins tranchants que ceux de la chirurgie :

‘Est-ce pour mesurer le juste poids de mon âme,
me la voler
ou simplement la restaurer
cet huis
qu’un moderne Anubis en blouse scintillante,
au front lampadophore,
tint à forer verticalement dans mon cou
de ses outils aussi précieux qu’une balance de changeur ?3370

Lumière portée vers le fond d’un trou (phore/fore) où la rejoint Giacometti qui par des incisions pratiquées dans quelques plaques de cuivre aspire le visage de Leiris vers la lumière, celle de la page blanche, fond sur lequel les traits seront reportés, après morsure du cuivre par l’acide.

Notes
3318.

Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 109.

3319.

Journal 1922-1989, op. cit., p. 494.

3320.

Fibrilles, op. cit., p. 111.

3321.

Ibid., p. 292.

3322.

Ibid., p. 180-181.

3323.

« Autres « Pierres… », op. cit., p. 51.

3324.

Fibrilles, op. cit., p. 168.

3325.

« Cœur ouvert », Vivantes cendres, innommées, op. cit., p. 219.

3326.

Voir Gérard de Nerval, « El desdichado », Les Chimères, Œuvres, t. I, Paris Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p.3.

3327.

Michel Leiris, « De quel lointain ! », Vivantes cendres, innommées, op. cit., p. 221.

3328.

Journal 1922-1989 [12 juin 1961], op. cit., p. 494.

3329.

Fibrilles, op. cit, p. 168.

3330.

Ibid., p. 111.

3331.

André du Bouchet, D’un trait qui figure et qui défigure, Montpellier, Fata Morgana, 1997, p. 11.

3332.

Michel Leiris, ibid., p. 109.

3333.

Ibid., p. 119.

3334.

Voir « Pierres pour un Alberto Giacometti », op. cit., p. 12.

3335.

Ibid., p. 19.

3336.

Fibrilles, op. cit., p. 148.

3337.

Ibid., p. 121.

3338.

Ibid., p. 131.

3339.

Ibid., p. 145. Nous soulignons.

3340.

Ibid., p. 146.

3341.

Idem.

3342.

Ibid., p. 292.

3343.

Vivantes cendres, innommées, op. cit., p. 229.

3344.

Voir Stéphane Mallarmé, Poésies, œuvres complètes, Paris, Gallimard coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, et en particulier Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui (pp. 67-68).

3345.

Ibid., p. 68.

3346.

Ibid., p. 481.

3347.

Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 146.

3348.

Et il faut alors se souvenir que la figure féminine Baoulé qui apparaît en surplomb dans l’une des gravures de Giacometti, étant au bord de la commode qui domine le lit de Leiris quai des Grands-Augustins, représente une épouse avant la naissance. Voir Véronique Wiesinger, ibid., p. 9.

3349.

Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 146.

3350.

Idem.

3351.

Ibid., p. 148.

3352.

Ibid., p. 152-153.

3353.

Ibid., p. 292.

3354.

Ibid., p. 148.

3355.

Gérard de Nerval, Les Chimères, op. cit., p.3.

3356.

Michel Leiris, Vivantes cendres, innommées, op. cit., p. 223.

3357.

Ibid., p. 111.

3358.

Voir Miroir de l’Afrique, op. cit.

3359.

Ibid., p. 109.

3360.

Ibid., p. 108.

3361.

Ibid., p. 113.

3362.

Vivantes cendres, innommées, Paris, Jean Hugues, 1961, p. 28. Voir également pour ce motif Giacometti, Leiris, Iliazd. Portraits gravés, op. cit., pp. 64-65.

3363.

Michel Leiris, ibid., p. 128.

3364.

Ibid., pp. 162-163.

3365.

Ibid., p. 163.

3366.

Ibid., p. 157.

3367.

Stéphane Mallarmé, ibid., pp. 68-69.

3368.

Lettre de juillet 1868 citée dans Stéphane Mallarmé, ibid., p. 1489.

3369.

Stéphane Mallarmé, lettre à Cazalis de juillet 1868, ibid., p. 1490.

3370.

Michel Leiris, Vivantes cendres, innommées, op. cit., p. 222.