5) Avec une acuité qui touche au malaise, le relief singulier de l’ellipse…

Cette initiation, traversée de la « mort suivie d’une nouvelle naissance »3371, quelle sorte de savoir promet-elle, dès lors que Leiris aura monté « d’une traite » les escaliers familiers pour retrouver son appartement tel qu’il l’avait laissé en avalant sa « fameuse gorgée de poison » ? Il gagne directement le bureau où se trouve la commode dont le dernier tiroir contenait les tubes de phénorbital et dont il a l’intention de faire un véritable « bureau » où se consacrer à son tour au « Livre ». Allongé sur le divan de cette pièce, il retrouve en effet Mallarmé à qui lui font songer les moulures du plafond de cette pièce.  :

‘Les moulures du plafond, et surtout ce que, dans leur exubérance figée, je pouvais voir des pâtisseries (tempêtes silencieuses et de vitesse nulle) qui masquaient les angles trièdres formés aux quatre coins de la pièce par la rencontre du plafond avec les murs,– ces stucs Napoléon III tels qu’il devait y en avoir rue de Rome chez l’ordonnateur des illustres mardis, c’était vers la poésie de Mallarmé qu’ils me guidaient et vers ce Livre qui, dès l’hôpital, m’avait été d’un grand secours en m’ouvrant, par son exemple, des perspectives de travail. Tout le luxe de l’érotisme y était également condensé : ces merveilles en chambre que crée le commerce amoureux et dont miroirs, consoles, flambeaux, crédences ou autres ingrédients des sonnets mallarméens sont, pour moi, la plus pure expression. La terrible fixité de la mort aussi, que dénonce la rhétorique pétrifiée de ces fioritures plus vieilles que nous (puisqu’elles datent de nos grands-parents) et à la fois plus jeunes (puisqu’elles nous survivront et seront peut-être les témoins de notre effondrement biologique)3372.’

C’est peut-être sur ce divan que le trouve Giacometti lorsqu’il vient rendre visite à son ami. L’allure cadavérique du « ressuscité » sur certains portraits non « retenus »3373 pour le livre incite à croire qu’il est effectivement venu très tôt après le retour de Leiris chez lui. Que ce soit lui qui ait pris l’initiative de dessiner Leiris dans un pareil état paraît également le plus vraisemblable. Il est difficile de penser que le premier geste de Leiris revenant chez lui ainsi diminué soit d’appeler Giacometti pour réaliser ces portraits qu’il ne pourra voir sans horreur.

Que Giacometti apprenant l’aventure de Leiris soit venu dans l’intention de le dessiner ou qu’il ait cédé à sa fascination de la lutte des visages avec la mort qui les hante et se soit précipité sur ses plaques de cuivre par réflexe, par curiosité ou comme une manière d’exorcisme, difficile de le dire. Mais on peut noter que ce recours au dessin comme un réflexe d’autodéfense face à la mort autant qu’un effort d’attaque, fer de lance d’une connaissance, n’est pas un cas particulier chez Giacometti. Nous avons pu voir sa hantise de la mort depuis celle de Van M. et nous avons vu que de façon plus générale toute son œuvre pouvait être lue comme la recherche du point où le vivant dépasse la mort qui œuvre en lui. D’où sa fascination pour les situations et les sujets-limite qui permettent d’approcher ce point au plus près, sur l’un ou l’autre de ses versants. En amont, l’agonisant, en aval, le cadavre encore frais. Passer tout un hiver à peindre un crâne, c’est se situer par-delà ce gué mortel. Toujours en aval, mais plus près du seuil, Giacometti dessine Georges Braque sur son lit de mort en 19633374. En amont, nous avons vu qu’il interroge le visage de Matisse à quelques semaines de sa mort. Mais ce qui l’intéresse dans la situation de Leiris n’est pas différent non plus de ce qui l’exalte dans son cancer, ou œuvre de la mort en soi face à laquelle lutter. Leiris offre donc à Giacometti l’occasion une nouvelle fois de s’aventurer au plus près de la mort à travers un visage, pour lutter pied à pied avec elle et s’approcher un peu plus de ce qui le passionne, c’est-à-dire dans un visage ce qui le fait vivant, la « force qu’il y a dans une tête »3375 et qui se manifeste d’autant mieux que celle-ci s’avère menacée.

Il est difficile également de savoir comment l’idée du livre a germé3376, mais il est vraisemblable que Giacometti ait commencé par graver une série de portraits alors que le recueil n’était pas terminé et qu’à mesure que l’idée de ce recueil se précisait chez Leiris il en soit venu à songer à Giacometti pour l’illustrer. Dans ce but Giacometti a pu revenir quai des Grands-Augustins pour graver de nouveaux portraits qui montrent Leiris de plus en plus vivant. D’autres gravures montrent, non plus ce que Giacometti voit, le face-à-face avec le visage de Leiris, mais ce que voit Michel Leiris allongé sur le divan de son bureau. Il est difficile de savoir si cette idée vient de Leiris ou de Giacometti et à quel moment du projet elle est intervenue. L’artiste tente de voir la réalité par l’œil de celui qui revient à la vie, avec le souvenir en lui des événements récents. Il est peu vraisemblable que Giacometti ait dessiné couché, mais il restitue les sensations de celui qui, couché, se voit dominé par la commode dans laquelle il avait caché les tubes de phénorbital. Il tente alors d’en restituer le surplomb vertigineux et menaçant, surplomb double, puisqu’il s’accroît de cette mort qu’elle a enfermé dans l’un de ses tiroirs. Ursula Perucchi rapporte le témoignage de Jean Hugues selon lequel Giacometti s’allongeait sur le lit à côté de Leiris et demandait : « Que vois-tu ? »3377. Il restitue donc l’apparence du bureau tel qu’un vivant qui comme par inertie se tient encore dans la position du mort qu’il était dans un passé récent – c’est-à-dire non pas debout mais dans cette attitude de gisant fixée sur la plaque de cuivre par Giacometti – peut le voir. Dans ces gravures, on retrouve pourtant ce qui est une caractéristique générale de l’œuvre de Giacometti dont Jean Genet a noté qu’elle donne l’impression d’être juchée sur une « éminence » alors que le spectateur se trouve « en contrebas »3378. C’est qu’un tel surplomb des figures est lié au franchissement de la mort en elles de même que pour les éléments du décor qui domine Leiris c’est le souvenir de la mort qui leur insuffle ce vertige.

Pourtant il semble certain que si cette série de gravures où Giacometti se met à la place du rescapé pour voir par ses yeux a été réalisée après l’écriture, au moins pour le premier jet, de la plupart des poèmes, et en vue du livre avec Giacometti, contrairement aux premiers portraits spontanés, elle est en revanche antérieure aux pages de Fibrilles qui reviennent sur l’épisode du suicide manqué. Et il est alors assez étonnant de constater que si Giacometti s’efforce de rendre la réalité telle que la voit le convalescent alité, Leiris en retour lorsqu’il évoque la façon dont cette réalité lui apparaît à la suite de son épreuve initiatique, semble manifestement la voir par les yeux de Giacometti. Ces pages qui paraissent pour la première fois quelques mois après la mort de Giacometti – rien ne prouve même à notre connaissance qu’elles n’aient été écrites après cette mort, même si cela semble peu probable – semblent donc, bien davantage que l’écriture de souvenirs, la description de la série de gravures parue en 1961 avec les poèmes. Leiris s’est-il servi de cet « aide-mémoire » pour rédiger ce passage comme ailleurs il peut avoir recours aux coupures de presse et aux photographies ? Sans doute, mais il ne s’agit pas simplement de ça. Il nous semble en effet que par-delà cette explication pratique c’est le sens même de l’initiation reçue dans la « nuit du tombeau » qui se trouve ici engagé, pour une réponse alors à la question précédemment  posée: sur quoi débouche ce rituel initiatique ?

Est-ce là affirmer qu’Anubis enseigne à voir le réel par les yeux de Giacometti ? Nous ne saurions l’affirmer, mais il est certain que celui qui dans son dessin prolonge le sauvetage du « génie psychopompe »3379 a tant frayé avec la mort que sûrement son initiation personnelle l’a conduit au même point. Leiris affirme au terme de ce troisième volume de son autobiographie : « s’il n’est de grande poésie que totale (conjuguant vie et mort), comment pourrait-on faire coïncider vraiment la vie et la poésie sans poser, pour le moins, le bout d’un de ses souliers sur le seuil de la mort ? »3380 Étant campé solidement sur ce seuil qu’il ne fait pas qu’effleurer, et passé par ce stade où « tous les vivants étaient morts », nul doute que Giacometti atteint pour Leiris à la « grande poésie ». C’est alors l’initiation de Giacometti que Leiris semble revivre de manière consécutive à son suicide. Giacometti, sans se faire le meurtrier de lui-même, a en effet au plus fort de son vertige destructeur dû côtoyer de près Anubis, puisqu’en 1945 sa façon de voir se trouve radicalement changée. Et il n’est pas interdit de penser que Giacometti et Leiris aient échangé leurs vues sur leurs expériences respectives au cours des séances de gravure, puisque cet épisode qui n’apparaissait pas en 1951 dans « Pierres pour un Alberto Giacometti »3381 occupe un long passage d’« Alberto Giacometti en timbre-poste ou en médaillon », paru l’année d’après le livre chez Jean Hugues :

‘Toutefois, ce ne sont encore là que des tâtonnements, reconnaissances et escarmouches avant le corps à corps avec une vérité qui ne se dévoilera intégralement qu’en 1945, tout aussi atterrante qu’elle est éblouissante. De cet événement qu’il n’est pas excessif de qualifier d’illumination bien qu’il ne sorte pas du cadre de ce qu’il serait loisible à chacun de quotidiennement observer (mais n’en fut-il pas de même avec le cogito du philosophe ?) Giacometti a donné le récit dans deux entretiens destinés l’un à la radio, l’autre à un hebdomadaire parisien.
Dans un cinéma d’actualités, il lui advint de constater que les personnages projetés n’étaient que « de vagues taches noires qui bougeaient » et, regardant ses voisins, de découvrir qu’ils lui offraient un « spectacle totalement inconnu ». Au sortir de la salle, le boulevard lui apparut comme il ne l’avait jamais vu (« la beauté des Mille et une Nuits » dans « une espèce de silence incroyable » et à dater de ce jour il se prit à éprouver « une espèce d’émerveillement continuel de n’importe quoi ». Peu à peu, il y eut « transformation de la vision de tout… comme si le mouvement était devenu une suite de points d’immobilité ». Isolement et inertie des choses figées dans leur pure identité le touchaient jusqu’à l’angoisse. Désormais, ce sera sur la réalité la plus banale qu’il fixera exclusivement son attention : ce qu’il y trouve, c’est un « inconnu merveilleux », qui ne peut être pour l’artiste qu’un tonneau des Danaïdes car, dès l’instant qu’on y accède en regardant sans qu’entre l’œil et ce qu’il voit s’interposent les écrans de la culture, vouloir combler par le moyen de l’œil le vide laissé par cette sensation fugace revient à essayer d’emplir quelque chose qui n’a pas de fond. Aujourd’hui, Giacometti estimerait avoir partie gagnée s’il parvenait seulement à faire convenablement un nez : ce modeste miracle une fois accompli, nul doute que le reste viendrait par surcroît3382.’

Nous avons déjà analysé ce moment où la vision propre de Giacometti se détache de la vision photographique du réel3383, mais il est intéressant que Michel Leiris s’y attache ainsi en 1962 alors que le désordre traversé en 1957 l’a touché précisément dans ses perceptions visuelles.

L’initiation promise par les « maîtres infernaux » tient précisément en une « transformation de la vision de tout ». C’est le regard de Leiris qu’elle a touché au moment où, dans ce lieu qui avait été le « théâtre »3384 de sa crise, Giacometti vient le visiter et trace le pourtour brisé de ce décor où leurs deux « illuminations » successives semblent fusionner. Michel Leiris évoque indirectement le sortilège d’Anubis par la réminiscence de conversations d’hôpital :

‘[…] de curieuses choses dont on m’avait parlé à l’hôpital me revenaient en mémoire : l’espèce de décalage ou de désorientation dans leurs perceptions visuelles qu’éprouvent les tétanique qu’on a traités au curare et qui (telle cette convalescente anguleuse en même temps que bizarrement grâcieuse rencontrée quelquefois lors de mes flâneries dans les couloirs) restent un certain temps des automates aux gestes déréglés ou des démoniaques que leurs maîtres infernaux auraient déviés de la symétrie, sans forcément les enlaidir puisque – je l’avais constaté de mes propres yeux – un charme un tantinet simiesque peut s’attacher à leur allure de guingois.
Celle qui, me disant en substance : On croit regarder par ici et c’est par là qu’on voit, m’avait décrit ce trouble […] était une sorte de miraculée de vingt-trois ans […]3385.’

Un tel état reporte également Michel Leiris vers une expérience, personnelle cette fois, d’ingestion d’un philtre magique :

‘Au cours de la dernière guerre, j’eus une fois la chance de boire du vrai café et ce breuvage dont nous manquions depuis longtemps me fit presque le même effet, je pense, que si j’avais pris du haschisch ; dans le métro rempli de gens, tous (semblait-il) d’un pittoresque étonnant, j’admirai le modelé d’un nez des plus vulgaires comme un peintre en extase devant une pauvre bicoque sur quoi jouent les rayons du soleil ; un antiquaire que je connais me crut ivre, tant je marquais de joie à regarder lignes et couleurs doter d’une profondeur vivante et constamment changée les velours africains de sa collection ; le soir, dans une salle de concert, il me parut que les sons issus des instruments traversaient tout mon corps et, pendant l’entière durée de l’audition, cette musique devenue ma propre résonance me causa de fantastiques transports. Sans l’appui d’aucun excitant, c’est une sensation de l’ordre de celles-là que la vue du motif elliptique me donna, tandis que je reposais sur le divan3386.’

La référence au « modelé d’un nez » ne semble pas anodine au regard du fragment d’Alberto Giacometti en timbre-poste ou en médaillon cité précédemment, qui relie justement l’« illumination » de Giacometti et sa volonté de réussir un nez d’après nature. Quant à la comparaison avec la peinture, elle rappelle que c’est justement dans ce domaine que Giacometti était le plus obsédé par la racine du nez, qu’il voulait faire saillir hors du visage tout en restant strictement en face du modèle. Mais dans Pierres pour un Alberto Giacometti Leiris évoquait déjà pour la sculpture Le Nez de 1946 en ces termes : « un nez pointant comme l’ingérence énormement indiscrète d’une face », et l’on sait ce que cette impression d’une insurrection de cet appendice doit chez Giacometti à la hantise de la mort à l’œuvre dans le visage de l’agonisant3387. Quant à la « profondeur vivante » des velours africains, l’expression est celle-là même utilisée par Jacques Dupin3388 pour différencier la vision de Giacometti de la vision photographique du monde. C’est que Michel Leiris se voit à son retour chez lui l’objet d’un « décapage » du regard qui semble le faire accéder de manière brutale et immédiate à ce à quoi Giacometti n’avait pu accéder lui-même que par palliers successifs après le long et patient travail de nettoyage critique du regard entrepris à partir de 1935.

Venons-en dès lors aux passages de Fibrilles qui sont directement en rapport avec les dessins de Giacometti, en précisant que Leiris replace cette expérience juste après sa montée des escaliers, alors qu’allongé sur le divan il cherche à reprendre haleine, et donc forcément avant la première visite de Giacometti :

‘Couché sur le dos, j’avais en face et au-dessus de moi le plafond avec les pâtisseries d’angle et les autres moulures de sa décoration surannée, dont le motif central est une ellipse à peine moins longue et moins large que le rectangle tracé par le haut des corniches qui surmontent les quatre murs. Comme à l’accoutumée, la vasque d’éclairage – une coupe en verre dépoli maintenue par un disque d’acier vissé à l’extrémité inférieure d’un axe vertical qu’on ne voit pas – englobait le point médian du plafond dans cette protubérance en forme de sein bien rond et discrètement bombé que je me plais parfois à comparer à une sorte d’omphalos ou de nombril du monde. Mais ce n’est pas cela qui força mon attention. À peine étendu je perçus, avec une acuité qui touchait au malaise, le relief singulier de l’ellipse pourtant banale et intégrée si parfaitement à mes entours quotidiens qu’en temps ordinaire elle a, pour moi, presque cessé d’exister. Ainsi décapé par la vision toute neuve que j’en avais, ce modeste produit du style bourgeois Second Empire se gonfla d’un pouvoir tellement précis de fascination qu’il n’eût été sans doute nul chef d’œuvre qui eût été de taille à le lui disputer, pendant le long moment houleux que je passai là tandis qu’on préparait la petite chambre que j’ai abandonnée seulement quand mon retour à des nuits de sommeil normal eut marqué la fin de ma convalescence3389.’

Ce « relief » que donne à un objet banal l’acuité nouvelle d’une perception lavée des oripeaux de ses habitudes par la traversée lustrale de la destruction, et dont nul chef d’œuvre ne fournit l’égal, un coup d’œil vers l’édition illustrée de Vivantes cendres, innommées pourra sans doute le suggérer, tant il semble que ce passage soit un commentaire direct du dessin de Giacometti qui fait face au poème « insomnie »3390.

Ce « motif central » du plafond est en effet également le motif central du livre avec Giacometti, la clef de voûte autant que le point de fuite de son architecture. D’Anubis, nous avons vu qu’il est le prolongement comme la main à l’avant du visage, puisque c’est une « vasque d’éclairage » que représente ce dessin qu’il faut donc dire « lampadophore ». « Nombril » du monde comme du livre, il est comme la figuration de ce point d’origine auquel, nous l’avons vu, se ressource chaque figure dessinée par Alberto Giacometti. Ce point qui dans les autres dessins est le blanc, véhicule d’un vide « médian » autant que ce que Leiris désigne comme l’omphalos est le « « point médian du plafond ». Plafond, ou ciel. Point mort du vide, œil du cyclone, point de la destruction dans laquelle son geste a plongé Leiris, motif de l’ellipse qui semble l’aspirer comme l’aspira la béance du tombeau. Mais point de pivot où cette destruction se retourne en naissance, point excessif qui ressurgit vers l’œil, s’enfle, se « gonfle », et « touche » par son « acuité » au malaise, pointe à l’œil. Naissance, car ce point d’origine est un lieu de germination, par sa rondeur qui évoque un « sein » et le fait nourricier comme par sa forme ombilicale. Rêverie régressive donc, mais où le rêveur se trouve par un retournement brutal, qui « touch[e] au malaise », projeté vers l’avant, où les « cendres » peuvent redevenir « vivantes », et à « nommer ». « Innommées », elles sont sans nom malgré tous les noms donnés, à jamais vierges et vivaces car en avance sur toute tentative de nomination, comme la mer pour Giacometti à la veille de sa mort : « […] la mer envahit tout, elle est pour moi sans nom bien qu’on l’appelle aujourd’hui l’Atlantique. »3391

Si Giacometti non plus n’est pas nommé ici, non seulement le thème du propos de Leiris, mais également la façon dont ce motif est donné à voir tissent des liens avec lui. Outre le caractère merveilleux et « fascinant » revêtu par « la réalité la plus banale »3392, c’est surtout le « relief » pris par cette réalité qui caractérise la manière de dessiner de Giacometti. Le mot revient dans plusieurs textes à propos de Giacometti. Il apparaît notamment dans L’Atelier d’Alberto Giacometti de Jean Genet, paru pour la première fois l’année de la tentative de suicide de Leiris, et où on peut lire à propos de la peinture : « quand il n’a cherché le relief par les ombres ni les tons, […] voici qu’il obtient le plus extraordinaire relief »3393. Mais le mot est si caractéristique également du dessin de Giacometti qu’André du Bouchet en fera le titre de la première version de « … qui n’est pas tourné vers nous » parue dans le catalogue de l’exposition à galerie Claude Bernard en 1968 : « … en relief »3394. Relief d’existence alors pour des objets qui dans le quotidien ont « presque cessé d’exister ». Ce relief est ce que Michel Leiris à propos de Giacometti nomme dès 1948 la « présence réelle »3395, et c’est bien vers cette notion de « présence » que s’achemine sa description du « théâtre » de sa « crise » :

‘Telle que je la voyais, la pièce où je me trouvais était d’une implacable objectivité qui, vers le fond, s’imposait lourdement avec l’avancée de la commode et, en haut, s’affirmait de manière plus abstraite dans les ombres et lumières des moulures dont l’ensemble paraissait dessiner la carte d’un univers simplifié et réduit à l’extrême3396.’

« Simplifié » et « réduit à l’extrême », tel apparaît bien le réel « égoutté » par le dessin d’Alberto Giacometti, dont la minceur apparente n’est que l’indice d’une énorme compression. C’est le « resserrement démesuré »3397 noté par André du Bouchet, car « la profondeur qui se dérobe […] est en avant – vers nous »3398. Vers nous, cibles de « l’avancée » de cette « commode » pesante comme peut peser dans son élan la bille de plomb d’une tête de Giacometti, pesante car grosse encore de son contenu englouti.

Ce contenu délétère de la « provision suicidale » annulée dans l’accomplissement du geste prémédité donne son « volume » à cette commode, et c’est ainsi, parallélépipède agressif, corne en avant, que la fait apparaître Giacometti3399 dans la « série complète » de gravures offerte par Michel Leiris à Picasso. C’est en effet dans une mort rentrée, nous l’avons vu, que Giacometti va chercher le volume de ses dessins3400 : « de tout son cubage menaçant la commode m’oppressait, et son volume était la traduction spatiale de la grosse bouffée de passion et de désespoir dont s’étaient enflés mes poumons la dernière fois que je l’avais considérée »3401. « Cubage » auquel Leiris s’envisage selon la dialectique déjà évoquée du cube et du visage 3402, c’est-à-dire de l’avancée mortelle autant que vivace de l’informe au sein de la forme. Avancée comme praes-ens, être à l’avant de soi :

‘Alors que c’étaient de vastes surfaces (plaine s’étendant à l’infini ou haute et large paroi verticalement dressée) qui captaient mon regard dans ces rêves de plein air dont une falaise abrupte était l’élément commun, ce qui maintenant s’incrustait dans mes yeux et m’obligeait à une sorte de rêve éveillé, c’était le rectangle bien délimité d’un plafond dans une pièce, étroitement confinée, d’appartement bourgeois. Avec la dureté géométrique de son dessin et la cruelle précision de ses reliefs, l’ellipse m’apparaissait, non comme le signe lancinant d’une vérité qu’un peu d’ingéniosité et de patience m’aurait permis de découvrir, mais comme une présence si extraordinairement accusée que son intensité semblait hors de proportion tant avec le témoignage de ma vue qu’avec celui que mes mains auraient pu me fournir si ces minimes renflements de plâtre avaient été à leur portée. Plus que réelle, dans la mesure où elle tenait de l’hallucination, cette présence rien que présence était sentie jusqu’au vertige […]3403.’

Nous avons vu le rapport qu’il pouvait y avoir dans l’œuvre de Giacometti entre le franchissement d’une haute « paroi »3404 et le « relief » que ce franchissement permet de gagner. Leiris semble retrouver d’une certaine manière ces deux temps de la quête de l’illimité, et le premier temps pour lui implique la Suisse, à laquelle fait référence le début de ce passage. Les « rêves de plein air » auxquels il fait allusion font en effet référence à ce voyage en Suisse où Leiris découvre « quel orgueilleux sentiment on éprouve en face des hautes cimes »3405. Il songe à ce voyage lors de son séjour à l’hôpital. Cette découverte est en effet vécue comme « un premier degré d’initiation avant celui qui, l’an suivant, consisterait à prendre un avant-goût des beautés que peuvent produire des mains humaines ». Découverte de la nature, avant la découverte des beautés de l’art. Mais le second degré d’initiation vécu ici par Leiris, dans le condensé de l’univers de ce « logis abandonné du monde »3406 où chaque élément du décor évoque si intensément Mallarmé, est-ce celui qui doit conduire à ce « Livre » où chaque élément de la réalité serait appelé à revêtir cette « présence rien que présence », absolue ? De l’art alors, comme pouvait en faire Giacometti qui d’après Annette constatait à la veille de sa mort que « son œuvre était réussie, à l’inverse de sa vie qui ne l’était pas »3407. Mais ce propos noté par Leiris dans son Journal nous paraît bien peu compréhensible en regard de l’art tel que le conçoit Giacometti, car peut-on sans réussir sa vie réussir un art qui n’est qu’un moyen de rejoindre la vie ? Et penser qu’un tant soit peu on a réussi son art dans cette perspective n’est-ce pas proclamer que d’une certaine manière on a réussi sa vie ? Car ce qui ici est nommé « art », n’est-ce pas l’innommé qui ailleurs dans le Journal de Leiris, apparaît sous le nom de « réalité nue » ? Qu’est-ce que le merveilleux, se demande en effet Leiris dans son journal sous la forme d’un questionnaire surréaliste. L’une des réponses est :

‘– l’ordinaire tout simplement goûté dans sa réalité nue (goûter sans penser à rien). { Cf. extase de Giacometti devant un torchon posé sur une chaise […].
Au terme de l’acheminement, il n’y a pas à parler de « merveilleux » ni même d’« émotion poétique ». Si cela vient à l’esprit, c’est une régression, car c’est ajouter quelque chose à la « réalité nue », se montrer incapable de l’accepter comme telle, diluer, au lieu de la préserver) la sensation dans la réflexion3408.’

Cette « présence rien que présence », n’est-ce pas alors plutôt la « réalité nue » de la commode, des chandeliers, de la « vasque d’éclairage »… ? Nous touchons là au nœud de la question posée par Vivantes cendres, innommées autant que par Fibrilles, où les songeries qui hantent Leiris sur son lit d’hôpital ont bien trait à l’art, « mais illustré par ces divers fantômes en tant que mode de vie plutôt que pris en lui-même, comme si son insertion dans l’existence avait été le centre [des] préoccupations [de Leiris] »3409.

Sous l’omphalos vu tel que le dessine Giacometti, Leiris n’atteint-il pas en effet d’une certaine manière son but qui est de se « sentir planté en pleine poésie »3410 ? Une telle « poésie » impose de résoudre le problème de la réconciliation entre objectivité et subjectivité qui apparaît à la fin de Fibrilles : « Dedans, dehors. Ma vie telle qu’en détails elle se déroule en moi et telle qu’en gros elle apparaît aux autres »3411. C’est là chercher le point de rencontre entre l’avers et le revers du langage, une quête qui porte le sens même de toute l’entreprise autobiographique : « montrant que par l’exercice de la poésie on pose autrui en égal, je retourne à la vérité que j’avais dégagée d’abord : apprendre qu’on ne dit pas …reusement mais heureusement, c’était apprendre que le langage est à deux faces, l’une tournée vers le dedans, l’autre vers le dehors, et quand – découvrant l’altruisme au bout de deux ou trois volumes consacrés à ma propre personne – j’assure qu’un poète ne peut pas se désintéresser du sort de son prochain3412, c’est de cette nature double que je tire argument, comme si l’essentiel avait été déjà inclus dans ma trouvaille ancienne »3413. Or, voici que l’un de ses livres a mis l’autobiographe sur le chemin de cette conjonction des deux faces du langage en donnant à voir la conjonction des deux faces du regard. D’un côté, des portraits du visage de Leiris tel qu’il peut apparaître à un autre, des regards dirigés vers l’intérieur de lui-même par le travers des traits de son visage, de l’autre, des dessins qui se coulent dans le moule du regard « halluciné » qui est le sien à la suite de son initiation pour se promener dans la pièce, dirigé vers les objets tels qu’ils se découvraient à lui à la suite de son expérience. Le retour dans Fibrilles sur une telle expérience fait approcher un peu plus la poésie à Michel Leiris, qui peut la définir alors comme cette volonté :

‘me projeter dans la zone off limits où le langage écrit sera ma pensée devenue chose et moi-même arraché aux vicissitudes de la vie par une mort qui m’en donnerait l’intelligence la plus haute, un pont lancé dans le vide qui m’enferme comme dans une île, le lieu aussi où mon temps s’abolit (toutes cloisons abattues entre le temps de l’écrit, celui où je l’écris et celui de qui me lit). ’

N’est-ce pas là, dans cette volonté de jeter un pont par-dessus le vide et la solitude pour atteindre une forme de « communication absolue »3414, retrouver le projet de Giacometti tel que le définit en 1962 Jacques Dupin ? Un tel type d’abolition de toutes les cloisons est bien sûr, comme le dit encore Jacques Dupin, « impossible »3415, mais le seul fait de relier à la lumière de son suicide l’ensemble de sa poétique à cet autre, son « semblable », dont Giacometti a montré qu’il était l’inconnu par excellence, repose la question de l’innommé et du lien avec Mallarmé. N’est-ce pas alors pour opérer un retournement similaire à celui d’André du Bouchet lorsqu’il se différencie de Mallarmé sur ce point : « Le livre est le signe de notre présence au monde puisque nous ne pouvons pas nous défaire de la parole. Mais le monde n’est pas fait pour aboutir à un livre. Le livre, au contraire, est fait pour donner accès au monde et lui être rendu »3416.

Michel Leiris a donc reposé dans Fibrilles, à partir de l’expérience de Vivantes cendres, innommées, la question de la « fin » d’une œuvre, c’est-à-dire à la fois son « terme » et son « but »3417. C’est alors pour aboutir à ce dilemme mis au jour par Michel Jarrety à propos de Langage tangage, dilemme entre « le besoin d’affirmer et l’hésitation à avouer que son auteur sacrifierait jusqu’à son œuvre, s’il avait chance par là de se soustraire à l’accomplissement de sa propre existence. Question d’autant plus lourde que son œuvre est sa vie, que l’anéantissement volontaire de l’une serait la négation de l’autre, et qu’un surplus de vie, par ailleurs, vaut toujours pour celui qui écrit un surplus d’écriture »3418. Alors que l’expérience fascinante de la mort vaut paradoxalement un « surplus » de vie, et de connaissance, Fibrilles montre le retournement de ce surplus vital en surplus d’écriture. Est-ce alors parce qu’au point de retournement auront « coïncid[é] vraiment la vie et la poésie » ?

Notes
3371.

Ibid., p. 120.

3372.

Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., pp. 176-177.

3373.

Voir lettre de Michel Leiris à Pablo Picasso du 12 octobre 1962, op. cit.

3374.

Voir la photographie de Mariette Lachaud, « Alberto Giacometti dessinant le visage de Braque mort », reproduite dans René Char, [catalogue de l’exposition « René Char », présentée à la Bibliothèque nationale de France sur le site François-Mitterrand du 4 mai au 29 juillet 2007], sous la direction d’Antoine Coron, Paris, Bibliothèque nationale de France / Gallimard, 2007, p. 134 [cat. 200]. Dans ce catalogue, Antoine Coron note : « Georges Braque mourut le 31 août 1963. Le dessin de Giacometti fut publié face à « Avec Braque peut-être on s’était dit… », dernier texte de René Char sur le peintre, dans l’Hommage à Georges Braque édité chez Maeght en mai 1964 ».

3375.

Jean Genet, AAG, p. 66.

3376.

Pour Véronique Wiesinger, ibid., p. 7, « Le caractère délibéré de la documentation de la crise de Leiris de 1957 ne fait guère de doute, Giacometti accompagnant son ami dans son retour à la vie, dont l’évolution du titre du recueil rend compte : De cendres (innommées) devient Vivantes cendres, innommées. Il est impossible en revanche que Giacometti ait sorti à l’improviste devant son ami alité ‘une des plaques de cuivre qu’il transporte en permanence dans ses poches’ et se soit mis à graver, comme l’écrit Aliette Armel. Le poids et la taille des plaques (25 x 17 cm pour les premières) ainsi que la présence de bords coupants (avant biseautage) rendent peu crédible l’hypothèse de la présence de plusieurs plaques en permanence dans les poches de Giacometti (pleines en revanche de carnets et de livres). Que l’artiste ait eu l’initiative de ce projet commun, est en revanche une hypothèse plausible ».

3377.

Voir la préface d’Ursula Perucchi-Petri, ibid.

3378.

Jean Genet, ibid., p. 64.

3379.

Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 108.

3380.

Ibid., p. 291.

3381.

Les entretiens dans lesquels Giacometti détaille cette expérience sont postérieurs.

3382.

« Alberto Giacometti en timbre-poste ou en médaillon », op. cit., pp. 33-35.

3383.

Voir chapitre X.

3384.

Fibrilles, op. cit., p. 175.

3385.

Ibid., p. 177.

3386.

Ibid., p. 176. Nous soulignons.

3387.

Voir Jean Clair, Le Nez de Giacometti, op. cit.

3388.

Jacques Dupin, TPA, p. 53.

3389.

Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 175.

3390.

Vivantes cendres, innommées, Paris, Jean Hugues, 1961, p. 45.

3391.

 Alberto Giacometti, « Notes sur les copies », Écrits, op. cit., p. 96.

3392.

Michel Leiris, « Alberto Giacometti en timbre-poste ou en médaillon », op. cit., p. 34.

3393.

Jean Genet, ibid., p. 57.

3394.

André du Bouchet, « … en relief » – [Préface du catalogue :] Alberto Giacometti – Dessins. – Paris, Galerie Claude Bernard, 1968.

3395.

Michel Leiris, « Pierres pour un Alberto Giacometti », op. cit., p. 25.

3396.

Fibrilles, op. cit., p. 176. Nous soulignons

3397.

André du Bouchet, QPTVN, p. 14.

3398.

Ibid., p. 12.

3399.

Voir pour la reproduction Ursula Perucchi-Petri, ibid., p. 120.

3400.

Voir chapitre XIV.

3401.

Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 176.

3402.

Voir chapitre XIV. Nous faisons allusion ici au titre de Georges Didi-Huberman : Le Cube et le visage, op. cit.

3403.

Michel Leiris, ibid., p. 177.

3404.

Voir André du Bouchet, ibid., p. 12.

3405.

Michel Leiris, ibid., p. 128.

3406.

Stéphane Mallarmé, lettre à Cazalis de juillet 1868, ibid., p. 1490.

3407.

Michel Leiris, Journal, 1922-1989, op. cit., p. 609.

3408.

Ibid., p. 658 [13 août 1972].

3409.

Fibrilles, op. cit., p. 150.

3410.

Ibid., p. 254.

3411.

Ibid., p. 290.

3412.

Car le langage « legs d’hommes plus anciens qui me permets d’être entendu d’hommes de maintenant et peut-être aussi de plus tard, est une opération dont je ne suis pas l’unique acteur, de sorte qu’elle m’oblige à tenir compte d’autrui », ibid., p. 264. Là encore, on mesure l’apport de l’œuvre si tournée vers autrui de Giacometti sur ce point pour Leiris.

3413.

Ibid., p. 266.

3414.

Jacques Dupin, TPA, p. 55.

3415.

Ibid., p. 11.

3416.

André du Bouchet, in Monique Pétillon, « Poète de l’abrupt (Entretien avec André du Bouchet) », op. cit., p. 128.

3417.

Voir Michel Jarrety, « Michel Leiris ou La Métaphysique du langage », N.R.F., n° 394, novembre 1985, p. 68.

3418.

Michel Jarrety, ibid., p. 69.