Conclusion : la question du langage comme sujet de l’art (2)

Si Michel Leiris est au plus près d’Alberto Giacometti lorsqu’il affirme écrire « avant tout pour mieux vivre »3419, jusqu’où le rapport à la réalité du processus créateur de chacun d’eux est-il comparable ? Il nous semble qu’Alberto Giacometti, n’accepterait pas le retournement de la précédente proposition, qui pourtant a sens pour Leiris dans Fibrilles : vivre pour mieux écrire. Et pourtant Giacometti est plus éloigné d’une certaine manière de la vie que Leiris puisque cette vie se confond entièrement avec son œuvre. Nous ne voulons pas dire qu’il n’a pas de vie à côté de son œuvre. Sortir chaque soir pour des rencontres, de longues heures d’errance la nuit, tout cela, bien sûr, c’est vivre. Mais Giacometti n’aurait pas pu regarder une cicatrice sur son corps et dire qu’elle est : « le seul risque majeur que j’aurai osé prendre »3420, tout simplement parce que le seul véritable risque pour lui est celui qu’il prend dans son œuvre, face au modèle, le risque de le perdre, que la tête de Yanaihara explose comme « une bombe »3421. Le seul suicide concevable pour lui serait alors de se tuer à la tâche. Lorsque Giacometti dit que l’art est un moyen de vivre, il ne veut pas dire : vivre une vie en dehors de l’art, avec des amours passionnelles, des voyages, tout ce qui constitue la matière d’une autobiographie. Il ne pose pas une vie à côté de l’art, mais il veut dire que par l’art il progresse dans la profondeur d’une expérience du réel. Ce qui veut dire que pour lui les deux pôles de l’art et de la vie sont à la fois radicalement séparés – si le vivant peut se résorber tout-à-fait en art, alors l’art n’a plus aucun sens – et strictement confondus, puisque la vie, c’est justement cette poursuite dont l’art est le moyen. Giacometti ne songerait pas à abandonner son art pour vivre, puisque vivre pour lui c’est progresser dans la connaissance de la réalité par le moyen de l’art. La vie pour lui coïncide donc forcément avec l’art, même si toujours elle le déborde. Le terme de « vie » d’ailleurs fausse le problème, car Giacometti ne vit jamais plus intensément que lorsqu’il travaille. Pour lui le point de partage se situe entre art et réalité extérieure, cette altérité que finit par rencontrer Michel Leiris dans Fibrilles.

Giacometti est donc très éloigné de ce que Leiris nomme poésie – qui est très différent de ce que par exemple Jacques Dupin ou André du Bouchet peuvent entendre dans ce mot – si le risque ne réside pas dans l’écriture du poème mais dans un événement extérieur dont l’œuvre serait simplement le mémorial. Il peut en revanche rencontrer par endroits la tentative autobiographique si, dans la poursuite d’un fragment de réel disparu qui à l’occasion peut prendre le visage d’une tentative de suicide, il devient possible, non pas de restituer l’acuité avec laquelle un instant les choses auront été perçues, mais d’aiguiser le tranchant de ces choses sur la meule de la distance qui sépare d’elles, dans l’intensité d’un effort pour les atteindre qui doit inventer d’autres moyens que ceux des significations acquises. Que la traversée des dessins d’Alberto Giacometti ait pu avoir pour effet de décupler l’intensité de cet effort en ce point précis de l’œuvre est ce qui nous intéresse ici.

En retour il nous semble que cette expérience commune peut nous aider à préciser un point essentiel de notre sujet. Nous avons souligné que la question du langage comme sujet de l’art était centrale dans le rapport des écrivains à Giacometti. Elle l’est non parce que le langage est le but de Giacometti, mais parce qu’il fait que « ça rate », cette approche du réel3422. On ne peut dès lors « rater mieux » qu’en approfondissant le pourquoi du ratage. Nous avons dit que l’œuvre de Giacometti pouvait être lue d’une certaine manière comme une « méditation sur le sens de la représentation de la réalité en art »3423 . Il en est ainsi car elle échoue à rendre le noyau de violence qu’elle vise, la « force qu’il y a dans une tête »3424. Mais elle échouera d’autant moins qu’elle se donnera à lire comme l’accumulation d’une série d’échecs successifs et de l’énergie nécessaire pour persister dans l’assaut. Il apparaît alors que cette force s’affirmera d’autant plus violemment que l’œuvre aura laissé voir le chemin parcouru jusqu’à elle.

Si Giacometti donne à voir une peinture d’atelier, où le modèle a conscience de poser, c’est, nous a-t-il semblé, qu’il cherche à recréer l’acte de voir. Il cristallise « pour une seule chose, des sentiments très complexes, spécialement le fait de regarder fixement quelqu’un qui en retour vous regarde fixement »3425. Giacometti cherche donc avant tout à approfondir l’articulation entre ce que Leibniz nomme les « petites perceptions » et la conscience3426. Le problème du rapport entre diamètre réel et diamètre apparent 3427 n’intéresse pas l’homme engagé dans l’action, puisqu’il est le fruit d’une adaptation du cerveau à notre usage du monde. Le fait de prêter attention à ses perceptions, comme le fait la vision du peintre qui veut se « rendre compte de ce qu’il voit », n’est donc pas sans effet de retour sur cette « vision » dont il s’agit de prendre conscience. Plus le peintre prêtera attention à ses perceptions, plus il en viendra à modifier ses perceptions par cette attention même. Il ne s’agit donc pas pour Giacometti de donner à voir le regard ordinaire3428. Si Giacometti exige une présence si attentive de son modèle, c’est qu’il cherche à savoir ce qui se produit quand un être humain a conscience d’être « vu par un autre qui a l’intention de représenter ce qu’il voit »3429. C’est aussi parce que ce qui fait en dernier recours dans un visage que quelqu’un est vivant, que son visage se différencie du visage d’un mort, c’est pour Giacometti son regard, et peut-être encore davantage sa capacité à regarder l’autre, à renvoyer le regard. Dès lors, saisir l’acte de voir n’est pas un but en soi, mais le moyen de faire passer le maximum de vie dans le dessin, le tableau ou la sculpture. Regarder comme le souhaite Giacometti : avoir conscience de regarder et avoir conscience de cette tension en soi qu’Yves Bonnefoy a proposé de nommer le numen 3430, ce noyau qui fait qu’il y a de la vie.

Dès lors, que se produit-il quand l’être vu par un autre qui a l’intention de représenter ce qu’il voit et s’attache à ce point qui différencie le mort du vivant a lui-même une longue expérience d’attention à soi et au réel ? Quand il sait la difficulté de toute entreprise de traduction, dans quelque medium que ce soit, et cherche à savoir lui-même à la fois ce qui le fait vivant et ce qui se produit quand il pose pour Giacometti. C’est le cas pour Genet ou pour Dupin, les seuls à avoir été peints, mais d’une manière générale pour tous les écrivains dessinés par Giacometti. Nombreux sont les modèles qui, comme Yanaihara3431 et James Lord, prenaient des notes sur leurs séances de pose devant Giacometti, et il ne semble pas que cela l’ait dérangé, au contraire. Avec Michel Leiris se présente une situation encore plus particulière. C’est la rencontre de cet artiste attentif à ce qui se passe dans la relation avec le modèle et d’un écrivain qui non seulement a conscience de voir Giacometti le dessiner, tout comme il a l’habitude de faire retour sur l’acte par lequel le réel se transforme en art, mais qui par surcroît vient tout juste de traverser une expérience qui a aiguisé comme jamais son attention à ce point de soi qui unifie les traits de son visage et fait qu’en lui il y a de la vie. Il faut ouvrir le catalogue qui donne la série complète des gravures pour voir cet être qui paraît une espèce d’insecte hagard aux yeux globuleux3432 mais dont les yeux paraissent vouloir s’éjecter hors du visage, justement car ils se cramponnent à la vie3433.

Lorsque Giacometti dessine Matisse à quelques semaines de sa mort ou Braque sur son lit de mort, il peint un artiste, c’est-à-dire une attention hors du commun à ce qui ce passe quand un homme tente de traduire la réalité en art, mais il dessine en plus un homme qui va mourir ou qui vient de mourir, c’est-à-dire chez qui ce « foyer fragile » autant que d’une force extrême est d’autant plus près de se montrer comme à nu qu’il se trouve violemment menacé, ou bien, pour Braque, sur la fraîcheur de sa disparition, ouvre la voie à une approche négative. Une telle dénudation a pu sembler effrayante à Leiris. Mais cette intensité de part et d’autre fait la valeur de Vivantes cendres, innommées. Surtout lorsqu’elle se trouve ressaisie dans un second temps de l’écriture (Fibrilles) qui, tout en laissant Giacometti « innommé », restitue son attention aux deux visages du problème – ce qui se passe quand Giacometti voit et ce qui se passe quand le modèle regarde, ce qu’exemplairement Vivantes cendres donne à voir par l’alternance entre les portraits et le bureau dessiné en cherchant par la vue en contre-plongée qui assigne au spectateur la place de l’auteur étendu sur son lit, à recréer le point de vue de Leiris – en les superposant dans un passage où Leiris se montre percevant comme Giacometti perçoit. C’est alors que se découvre l’aspect « psychopompe » que Leiris dans son journal attribue à La Règle du jeu : « comment déjouer les embûches tendues par les ‘dieux infernaux’ »3434. Au nombre des « embûches » en question, doit-on compter la tentation du repli de l’œuvre sur elle-même ?

Le 24 janvier 1966, deux semaines après la mort d’Alberto, Michel Leiris peut enfin écrire – comme si la pièce elle-même, « maintenant devenue », transformée par cette disparition, retombait côté face, Leiris survivant – dans son journal :

‘La pièce qui, 53 bis, quai des Grands-Augustins, est en principe considérée comme mon « bureau ». J’ai dit, dans Fibrilles, de quoi elle fut le décor au cours de l’épisode qui constitue la partie centrale de ce livre : décision d’absorber ma provision de phénorbital, puis pièce où j’allai me reposer sitôt rentré de l’hôpital Claude-Bernard. J’ajoute qu’elle est maintenant devenue celle où Alberto grava (à une exception près, la figure d’Anubis) les eaux-fortes qui illustrent Vivantes cendres innommées : divers détails de cette pièce (notamment le plafond dont, me reposant lors de mon retour, je regardai les moulures et le luminaire central), mes portraits assis et couché3435.’
Notes
3419.

Ibid., p. 68.

3420.

Michel Leiris, Fibrilles, op. cit., p. 292.

3421.

 Sachiko Natsume-Dubé, idem.

3422.

Tout comme il fait d’autre part que dans une certaine proportion ça réussit.

3423.

David Sylvester, ibid.,p. 34.

3424.

Jean Genet, AAG, p. 66.

3425.

Entretiens de Francis Bacon avec David Sylvester, Francis Bacon, l’art de l’impossible, Genève, Éditions d’Art Albert Skira, Genève, 1976, p. 165.

3426.

Nous sentons par exemple le bruit que fait chaque goutte d’eau de la vague (parce que si nous ne le sentions pas, nous n’entendrions pas la vague elle-même), mais nous n’en sommes pas conscients : ce que nous entendons, c’est la somme de toutes ces « petites perceptions » (Monadologie, § 21), dont chacune est insensible. Nous entendons la vague : « puisque réveillé de l’étourdissement on s’aperçoit de ses per­ceptions,
il faut bien qu’on en ait eu immédiatement auparavant, quoiqu’on ne s’en soit point aperçu » [Monadologie, § 23] (merci à Clément Layet pour ses précisions sur ce point).

3427.

Michel Leiris, « Pierres pour un Alberto Giacometti », op. cit., p. 17.

3428.

David Sylvester, idem.

3429.

Ibid., p. 34.

3430.

Voir Yves Bonnefoy, BO, p. 376.

3431.

Voir Sachiko Natsume-Dubé, « Je travaille comme une mouche » : Giacometti à Yanaihara, Paris, l’Échoppe, 2007.

3432.

Pour les portraits les plus « informes », voir Ursula Petri-Perucchi, ibid., pp. 21-35.

3433.

Voir l’ensemble de la série de portraits [Ursula Petri-Perucchi, ibid.].

3434.

Michel Leiris, Journal 1922-1989, op. cit., p. 502.

3435.

Ibid, p. 610 [24 janvier 1966]. Nous soulignons.