1) Genet et Giacometti

En 1957, Genet écrit en effet dans Le Funambule : « Après une période brillante, tout artiste aura traversé une désespérante contrée, risquant de perdre sa raison et sa maîtrise »3439. Cette remarque vaut d’abord pour lui-même, qui après l’intense période de créativité du cycle romanesque traverse une crise qui se trouve coïncider, mais ne lui est pas uniquement liée, avec la publication par Sartre de Saint Genet, comédien et martyre (1952)3440. Entre Journal du voleur (1949) et Le Balcon (1956), Jean Genet ne publie que Fragments…, dans Les Temps modernes en 1954. C’est le « seul vestige des tentatives littéraires des cinq dernières années »3441, quelque chose comme le contenu de la boîte d’allumettes rapportée par Giacometti de Genève en 1945.Il est en effet vraisemblable que Genet dans cette phrase, élargissant son expérience personnelle à celle de « tout artiste », pense d’abord à Giacometti pour qui il pose encore en 1957, à la « période brillante » du surréalisme et à la perte de toute « maîtrise » par laquelle seule il a pu aboutir à l’œuvre d’après-guerre. C’est encore en termes très giacomettiens qu’il évoque cette période dans un entretien de 1964 : « J’ai vécu dans un état épouvantable pendant six ans (de 1950 à 1956), dans cette imbécillité qui fait le fond de la vie, ouvrir une porte, allumer une cigarette, il n’y a que quelques lueurs dans la vie d’un homme. Tout le reste est grisaille. »3442 « Lueurs » donc, comme ce feu qui pour Jacques Dupin couve sous la cendre dans la tête que Giacometti noie de gris. C’est alors déjà un mort-vivant dont Giacometti fait le portrait, trois ans avant Leiris, et qui a été comme lui tenté d’abandonner la partie3443. En 1953, Genet s’abîme dans un vaste projet qu’il intitule La Mort, une « synthèse de tous les genres littéraires » où « chaque chapitre ou strophe doit être ramassé dans la minute, réunir ce qui précède »3444. Le rapport à la mort, une frénésie de destruction retournée contre soi-même et contre son œuvre sont donc autant d’affinités qui peuvent pousser Genet à vouloir poser pour Giacometti en 1954. Giacometti joue-t-il là encore quelque chose comme un rôle de psychopompe pour rendre Genet à la vie et à la créativité ? Toujours est-il que dès janvier 1955, après six ans de silence, celui-ci se lance dans la rédaction simultanée du Balcon et des Nègres 3445. La fréquentation du sculpteur a également pour effet de faire disparaître « les aspects dandy de son caractère »3446.

Thierry Dufrêne situe en 1954 la rencontre de Genet avec Giacometti3447 par l’entremise de Sartre3448 qui reconnaîtra plus tard que c’est avec eux qu’il avait eu les relations les plus étroites après la guerre. Il les place surtout sur un pied d’égalité sur le terrain de la création : « En tout cas, il y a une chose commune aux deux ; ils étaient excellents, l’un dans la sculpture, la peinture, l’autre dans la littérature ; certainement c’était parmi les gens les plus importants de ce point de vue que j’ai connus »3449. Si Genet n’a peut-être pas franchi la porte de l’atelier avant cette date, il est peu probable que les deux hommes ne se soient pas croisés plus tôt autour de Sartre et du Castor. Sartre a publié son article sur les peintures de Giacometti dans Les Temps modernes en juin 1954. Genet y publie Fragments en août. A-t-il déjà vu Giacometti au travail et échangé avec lui ? Toujours est-il que dans ce texte que Giacometti a lu3450, il formule déjà le projet d’une œuvre « se défaisant à mesure qu’elle se poursuivrait »3451. À l’automne3452, il commence à poser régulièrement pour Alberto Giacometti.

Trois portraits et six dessins3453 seront réalisés entre 1954 et 1957. Genet est donc celui qui aura mené le plus loin cette double expérience : poser pour Giacometti et chercher à traduire cette expérience à mesure qu’elle se donne à vivre. André Lamarre insiste dans le chapitre de sa thèse consacré à Genet sur le fait que celui-ci écrit l’atelier au présent 3454 : « cette après-midi nous sommes dans l’atelier »3455 ; « je pose. Il dessine […] »3456. Les deux dessins de 1957 sont particulièrement intéressants car ils sont les seuls où Giacometti aura représenté un écrivain qui non seulement est occupé à écrire, mais surtout écrit sur lui. Genet non seulement ne cache pas qu’il prend des notes pendant les séances de pose, mais il lui arrive même de lire des extraits de son texte à Giacometti, de sorte que le texte publié livre par endroits les méandres d’une réflexion élaborée en commun : « Giacometti, à qui je lis ce texte, me demande pourquoi, à mon avis, cette différence d’intensité entre les statues de femmes et les bustes de Diego […] » ; « Ce soir, que j’écris cette note, je suis moins convaincu par ce qu’il m’a dit […] »3457. Le texte se donne donc à lire comme un dessin de Giacometti où un trait se trouve contredit par le suivant pour une « contestation incessante »3458 qui en fait non pas l’espace d’une affirmation, mais celui d’une vivante question. Genet intègre la leçon de l’artiste en refusant d’arrêter les contours de son Giacometti. Par sa valorisation des blancs entre chaque fragment et son recours aux ressources de la typographie – italiques, tirets – et de la syntaxe – phrases nominales – Genet oriente sa recherche d’une écriture au présent dans une direction à laquelle sera attentif André du Bouchet : « Joie très connue et sans cesse nouvelle de mes doigts quand je les promène – mes yeux fermés – sur une statue. »3459

Notes
3439.

Jean Genet, Le Funambule, Œuvres complètes, t. V, op. cit., p. 26.

3440.

Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Œuvres complètes de Jean Genet, t. 1, Paris, Gallimard, 1952.

3441.

Albert Dichy, « Chronologie », in Jean Genet, Théâtre complet, édition présentée, établie et annotée par Michel Corvin et Albert Dichy, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. LXXXVI.

3442.

Ces « six ans » font bien sûr partie de la « légende », comme le note Jean-Bernard Moraly [Jean Genet, la vie écrite, Paris, La Différence, 1988, pp. 109-110] : « lorsque le livre [de Sartre] paraît, Genet, déjà engagé dans un voyage esthétique vers le rien, vit l’impossibilité d’écrire. Le livre de Sartre lui a fourni un prétexte facile pour expliquer une période de stérilité aux causes plus complexes. Mais, lorsqu’il aura lu le manuscrit, il tentera de se libérer de Sartre. […] Cette libération est relative, puisqu’elle s’effectue dans les termes mêmes du projet sartrien et souvent […] dans son langage même. Si Fragments n’a pas été repris dans les Œuvres Complètes, c’est que le ton sartrien y est trop évident. Genet a médité l’ouvrage de Sartre et le théâtre qu’il va écrire prolonge, vérifie, ce que Sartre a écrit de son œuvre et des rapports qu’il entretient avec celle-ci ».

3443.

Genet tentera de se suicider en 1964.

3444.

Cité par Albert Dichy, ibid, p. LXXXVI.

3445.

Ibid, pp. LXXXVI-LXXXVII.

3446.

Edmund White, Jean Genet, Paris, Gallimard 1993, p. 278. Edmund White note également (p. 404) que « Genet imitera aussi la tenue négligée, l’humour désabusé et l’indifférence au confort de Giacometti ».

3447.

Thierry Dufrêne, ibid., p. 7.

3448.

Sur l’influence du texte de Sartre sur Genet, voir Thierry Dufrêne, ibid., ainsi que « ‘Je ne peux dire la vérité qu’en art’ : Jean Genet ou écrire pour voir », contenu dans Genet, [catalogue de l’exposition présentée du 8 avril au 3 juillet 2006 au Musée des Beaux-Arts de Tours], Tours, Éditions Farrago / Musée des Beaux-Arts de Tours, 2006, p. 92.

3449.

Simone de Beauvoir, La Cérémonie des adieux et Entretiens avec Jean-paul Sartre, op. cit., p. 346.

3450.

Voir Thierry Dufrêne, ibid., p. 7 (qui rapporte le témoignage de Mme Annette Giacometti et Mme Palmer).

3451.

Jean Genet, Fragments…et autres textes, Paris, Gallimard, 1990.

3452.

D’après Albert Dichy, ibid, p. LXXXVI.

3453.

Nous reprenons ici les précisions transmises à la fois par Albert Dichy (idem) et Thierry Dufrêne, mais elles nous semblent contradictoires avec un passage du livre de Genet. Dans ce passage que nous avons déjà cité, Giacometti demande à Genet de choisir une œuvre, et celui-ci se décide pour une « petite tête » de lui : « seule dans la toile elle ne mesure pas plus de sept centimètres de haut sur trois et demi ou quatre de large ». Cette description d’une tête ainsi isolée correspond aux dessins de 1954, mais à aucun des trois tableaux décrits et reproduits par Thierry Dufrêne. Or, Genet emploie bien les mots « toile » et « tableau », et non pas « dessin ». Et dans les propos qu’il rapporte Giacometti dit : « il faut que je rajoute un morceau de toile au-dessus » [Jean Genet, AAG, p. 71. Nous soulignons). De plus, le texte indique également que Giacometti voulait au départ faire un buste : « le buste en terre n’est pas encore fait » [Jean Genet, AAG, p. 65]. De toute évidence il n’a pas été achevé, mais a-t-il été commencé ? Pour la reproduction des deux premiers portraits et des six dessins, voir Thierry Dufrêne, ibid., p. 8, p. 12, p. 16 et p. 28. Quant au tableau donné par Giacometti à Genet, il fut vendu en 1962 par celui-ci qui donna l’argent à Abdallah pour faire un tour du monde. Voir Edmund White, ibid., p. 463.

3454.

André Lamarre (ibid., p. 331) évoque une « saveur de travail incessant, en commun, tendant tout le texte ».

3455.

Jean Genet, AAG, p. 46.

3456.

Ibid., p. 62.

3457.

Ibid., p. 49.

3458.

Jacques Dupin, TPA, p. 37.

3459.

Jean Genet, ibid., p. 67.