2) Dessins de Genet écrivant L’Atelier d’Alberto Giacometti

Dans les dessins de 1957, Genet apparaît en train d’écrire L’Atelier d’Alberto Giacometti. Il ne prend pas des notes à la sauvette comme James Lord mais, privilège réservé à lui seul, il travaille sous l’œil bienveillant de Giacometti et dans l’espace même de l’atelier, devenu l’atelier du poète autant que de l’artiste : on voit derrière lui l’escalier, une grande figure féminine. Les quatre premiers dessins quant à eux sont tous datés du 1er septembre 1954, en guise de première approche au moment où Giacometti et Genet se lancent dans le premier portrait. Les dessins de 1957 ont eux quelque chose d’un épilogue. Dans ceux de 1954 la tête de Genet apparaît inclinée, alors qu’il insiste sur la rigidité de sa pose, il semble donc que Giacometti ait « volontairement tourné sa feuille à dessin »3460. Giacometti a recours à ce décalage dans d’autres dessins pour une raison qu’analyse Thierry Dufrêne :

‘Cette inclinaison crée dans le visage pourtant vu de face une aspiration diagonale. Le visage s’en va […]. Il est migrant. Ce qui frappe d’entrée dans ces dessins, c’est l’extraordinaire unité qu’ils présentent : il ne s’agit pas d’une énumération de traits juxtaposés, le nez de Genet plus son arcade sourcilière plus une forme de tête assez ronde mais bien la vision concordante et simultanée d’un arc presque continu qui se déploie d’une seule ligne au-dessus du point de fixation du regard, le haut du nez et rejoint l’ovale du visage. Seul le dessin I présente le buste. Dans le dessin III, une forme elliptique marquant le cou et l’échancrure de la chemise recoupe l’ovale du visage au niveau de la bouche par ce moyen suggérée […]. Recoupant les trois ou quatre ovales emboîtés (qui sont eux-mêmes faits de traits concordants) – celui de la forme extérieure de la tête, celui dédoublé du front et de l’arcade sourcilière et le plus petit qui relie la courbe du nez et le menton –, un axe vertical favorise la mise en avant du regard de Genet, regard très présent alors même que les yeux ne sont pas dessinés3461.’

Ce regard mis en avant dans les dessins de 1954 n’apparaît que dans le premier dessin de 1957, où Genet lève les yeux de ses notes, alors que dans le deuxième il regarde sa page. De telle sorte que si l’on superpose les dessins de 1954 où Genet regarde directement l’artiste et ce deuxième dessin de 1957 où il le regarde indirectement, le parallélisme entre les deux séries montre une stricte équivalence entre ces deux formes de regard. La succession des deux dessins de 1957 évoque même l’attitude du peintre qui regarde son modèle avant de se reporter vers sa toile. Deux actes créateurs simultanés se valorisent ainsi l’un par l’autre. Giacometti valorise par son dessin un travail d’écriture qui valorise son dessin. C’est suggérer qu’il ne voit bien qu’en travaillant un poète qui lui-même ne peut démêler un peu le trop-plein de sensations véhiculé par l’espace de l’atelier qu’en travaillant. C’est confirmer également le surcroît d’attention qu’il est possible d’attendre d’un écrivain, pour aller le plus loin possible avec lui dans une expérience qui ne se nourrit que de cet acte de voir qu’elle cherche à recréer.

Dessiner Genet écrivant dans la chaise même sur laquelle il vient de poser pour lui, c’est pour Giacometti montrer que l’intensité du regard du poète s’augmente de ce que par ailleurs il écrit. Non que le premier venu puisse regarder tout aussi bien, et Giacometti a toujours insisté sur le fait que cette « force » qu’il cherche à saisir et à rendre est présente dans n’importe quelle tête, mais, Genet le note, il « s’éprend de ses modèles »3462. C’est-à-dire, comme le confirme Jacques Dupin, qu’il sollicite une participation active qui peut être harassante, car Giacometti exige également une immobilité absolue. Le mouvement par lequel un être fait l’effort de surgir hors de l’oubli pour advenir à lui-même ne doit pas être pollué par d’autres formes d’agitation. Lorsque Giacometti lance « montre », « fais voir »3463, il attend un dépassement de soi auquel des écrivains, tendus dans leur œuvre vers ce dépassement de soi qui leur permettra avec leurs moyens propres de « faire voir », apparaissent particulièrement à même de pouvoir répondre. Giacometti le confirme lorsqu’il dit au professeur Yanaihara qu’il a accompli un progrès décisif grâce à son implication particulière dans ce voyage commun3464. Cette attention qu’un être est capable de porter vers le point de soi qui le fait vivant en allant le chercher à l’intérieur de l’œil de l’autre qui le scrute, ce libre dévoilement de soi sous le regard de l’autre qu’est par excellence l’acte d’écriture pour se donner à voir comme un « noyau de violence » dont l’autre est la cible apparaît primordial dans la relation d’Alberto Giacometti avec les écrivains. L’artiste peut alors lire un texte sur lui de la même manière qu’il dessine ou peint son atelier : pour évaluer la force qu’à ce stade il a pu faire passer dans ses œuvres, situer sa progression et retourner dans la partie pour tout reperdre à nouveau. Il peut également, comme dans le deuxième dessin de 1957 où Genet replonge son regard vers ses notes3465 donner à voir cette oscillation perpétuelle où le regard que Giacometti lancé vers Genet se trouve redirigé par l’œil baissé du poète vers des notes tournées pour leur part vers la sculpture en arrière de Genet, sculpture qui finit par renvoyer comme une balle de ping-pong ce réel qui « fulgure » vers l’œil de l’artiste ou du spectateur.

Notes
3460.

Thierry Dufrêne, ibid., p. 13.

3461.

Ibid., p. 13-14.

3462.

Jean Genet, idem.

3463.

 James Lord, Un portrait par Giacometti, op. cit., p. 113.

3464.

 Voir Sachiko Natsume-Dubé, Giacometti et Yanaihara, la catastrophe de novembre 1956, op. cit., p. 10.

3465.

Voir Thierry Dufrêne, Giacometti-Genet : Masques et portraits modernes, op. cit., p. 28, dessin de droite.