3) Les portraits de Jean Genet

Mais poser pour un dessin est une expérience très différente de celle de se lancer dans un portrait. Genet peut écrire : « quand on a su que Giacometti faisait mon portrait […] »3466. L’emploi de l’imparfait souligne qu’il est engagé pour une durée dans un acte qui recouvre toute une période de sa vie, celle où Giacometti « faisait son portrait ». Un dessin peut prendre quelques minutes ou quelques heures. Cette expérience peut être plus poussée dans le cas d’une série de dessins ou de gravures. Nous l’avons vu pour Vivantes cendres, innommées, qui a nécessité que Giacometti retourne plusieurs fois quai des Grands-Augustins. Giacometti a effectué d’autres séries de portraits gravés, comme ceux de Georges Bataille ou d’André du Bouchet. Mais poser pour un portrait peint, c’est s’engager dans une expérience de plusieurs semaines au moins – pour le deuxième portrait, le plus travaillé, Genet posa plus de quarante jours3467 – vivre de l’intérieur les aléas de sa propre transfiguration dans le cadre de l’atelier. Les dessins sont souvent réalisés ailleurs, les portraits sont toujours réalisés dans l’atelier de la rue Hippolyte-Maindron ou parfois à Stampa. Poser implique de vivre de longues heures dans l’intimité de Giacometti une relation qu’il ne tolérait pas que des visites importunes viennent troubler. C’est s’enfermer avec lui à l’écart du monde, dialoguer longuement – « […] une conversation de sa part tellement belle ! », se souvient Genet3468 – et montrer à nu cette « blessure »  par laquelle un être peut se déclarer vivant. Cela, seul Jean Genet l’a fait, puisque les portraits de Jacques Dupin ont été réalisés sur une durée assez brève – Giacometti n’a pas pu les soumettre autant que peut-être il l’aurait voulu au feu de la destruction – et surtout sous l’œil indiscret d’une caméra, ce qui change tout3469. Patrick Waldberg écrit à propos de L’Atelier d’Alberto Giacometti que c’est « un portrait de l’artiste tel qu’il apparaît dans son humaine simplicité, tel aussi que l’animent les ressorts les plus complexes, comme si s’était produit entre l’esprit du modèle et celui du peintre un curieux phénomène d’osmose, par quoi l’un aurait eu le don de percevoir l’autre de l’intérieur »3470. Cette intimité et cette acuité résultent de la longue fréquentation de l’artiste travaillant d’après modèle, permise seulement à celui qui s’est engagé dans l’aventure d’un portrait. Seul Jacques Dupin, du fait de son activité professionnelle, a pu acquérir au fil des années une telle familiarité avec le travail de Giacometti. Genet note :

‘Je suis assis, bien droit, immobile, rigide (que je bouge, il me ramènera vite à l’ordre, au silence et au repos) sur une très inconfortable chaise de cuisine.
LUI. – (me regardant avec un air émerveillé) : « Comme vous êtes beau ! ». – Il donne deux ou trois coups de pinceaux à la toile sans, semble-t-il, cesser de me percer du regard. Il murmure encore comme pour lui-même : « Comme vous êtes beau. » Puis il ajoute cette constatation qui l’émerveille encore plus : « Comme tout le monde, hein ? Ni plus, ni moins. »3471

Ce passage installe le lecteur dans une durée, il montre la tension éprouvante pour le modèle, une conversation « merveilleuse » de la part de Giacometti, qui ne se dissocie pas de son effort pour saisir le visage de l’autre. Il donne à sentir le poids sur le modèle du regard de Giacometti – « percer » – et ménage le temps d’une respiration. Giacometti avance quelques coups de pinceaux, puis le déroulement de ce passage nous fait éprouver un second mouvement où Giacometti se reconcentre, rentre en lui-même avec la répétition sur le mode mineur de sa phrase, avant d’essayer un nouveau coup qui, nous le comprenons, est à la fois une avancée dans sa pensée et dans le tableau où la partie se joue avec le modèle : « comme tout le monde, hein ? »

La toile peu à peu boit le visage de Genet qui se montre conscient de la manière dont son visage se trouve ainsi « aspiré »3472. Les portraits qui en résultent, c’est l’intense effort de Giacometti pour saisir l’insaisissable, mais également l’offrande du modèle, ce que de sa propre énergie il aura pu livrer en sacrifice à Giacometti pour nourrir l’aigle du tableau. « Nourrir, fortifier ce qui est derrière, caché », écrit Genet à propos de la manière dont les lignes de Giacometti semblent « tirer en arrière […] la signification du visage ». Mais pour le modèle, ce qui est « caché », c’est le côté peint de la toile, qu’il doit « nourrir » en projetant ses ressources cachées en avant de lui-même. Genet peut alors écrire : « quand je sors le tableau de l’atelier pour regarder [la petite tête de moi], je suis gêné car je me sais autant dans la toile, qu’en face d’elle, la regardant […] »3473. Dans une lettre retrouvée récemment, Genet écrit à Giacometti : « plus je pense à mon portrait et à ses merveilleuses transformations quotidiennes, plus je suis bouleversé. Vous faites un travail magnifique »3474.

Le premier portrait de 1954 fait apparaître comme les dessins la forme ovoïde du crâne de Genet qui, nous l’avons dit, a séduit Giacometti chez lui et lui a donné l’envie de le peindre. Les cheveux gênaient Giacometti qui essayait de convaincre Annette de se raser la tête3475. Ce premier portrait est un buste, Giacometti y utilise la technique du double cadre que nous avons déjà évoquée3476. Le corps est « coupé au-dessous de la poitrine, à la pliure du bras » :

‘Les avant-bras, les mains et les jambes de Genet sont hors champ. Ce dernier, qui fait face à Giacometti également assis, est surmonté par l’espace indistinct de l’atelier. Entièrement passé sous la médiane horizontale du tableau, Genet paraît tassé dans une étrange solitude au milieu de l’atelier. Le couvercle du poêle à gauche fait déjà écho à la tête de l’écrivain, comme sur le tableau de 1955, et il ne disparaîtra pas complètement comme élément de mise en profondeur ou de « mise à distance » dans le dernier portrait de 1957. Alors que le fond de ce premier portrait est bipartite (de part et d’autre d’une médiane verticale passant à gauche de la tête de Genet, les coups du grand pinceau ou de la brosse sont soit verticaux, soit obliques, comme s’ils esquissaient la présence de l’escalier), la figure a une structure triangulaire très marquée. Si l’on tient compte de la pénétrante qui va vers le poêle, on doit même parler de pyramide et de troisième dimension. Enfin, si l’on ajoute que ce sont de multiples visions au cours des longues séances de pose qui fusionnent, se détruisent en laissant une trace du travail, c’est le temps même de l’ajustement de la vision, jamais achevé, qui se matérialise sous nos yeux3477. ’

Le deuxième portrait, et d’après Thierry Dufrêne « le plus achevé des trois »3478, est commencé par Giacometti en 1954 et il y travaille jusqu’en 1955. Dans ce portrait Jean Genet est installé « dans le coin de l’atelier où se trouve le poêle qu’on aperçoit derrière lui sur la gauche du tableau, vu de face, assis, mains jointes, les bras posés sur les cuisses et les jambes écartées »3479. Il est assez étonnant de voir Thierry Dufrêne écrire que « rien, jamais, dans les trois tableaux, ne nous montre que Genet est un écrivain »3480, alors qu’il a noté lui-même que dans ce deuxième portrait, la pose prise par Genet est celle du Scribe accroupi, la fameuse sculpture égyptienne du musée du Louvre, pour laquelle Giacometti, qui la dessine en 19353481 a dit son « admiration »3482 à Georges Charbonnier, et qui était une de ses grandes références. Il n’est pas possible de savoir si Genet a naturellement adopté cette pose ou si elle a donné lieu à une concertation entre les deux hommes. Giacometti demandait une immobilité absolue et un regard droit, mais il semble qu’il ait toujours laissé le modèle à peu près libre de la position du reste du corps qui lui permettrait le mieux de supporter les longues heures d’immobilité3483. Néanmoins le dessin de 1957 qui montre Genet en train d’écrire mais les yeux face au spectateur comme la statue du Louvre semble traduire une connivence entre les deux hommes à propos de cette référence. La remarque de Thierry Dufrêne apparaît donc justifiée si l’on considère que Genet dans les portraits à l’huile ne possède aucun des attributs visibles de l’écrivain, comme le stylo, le livre ou la bibliothèque en arrière-plan, mais on peut aussi penser que Genet apparaît peut-être d’autant plus comme un écrivain qu’il se voit débarassé des oripeaux de cette profession pour, par le jeu de citation d’une autre œuvre d’art, dévoiler la profondeur de son rapport avec l’acte d’écriture. La tension profonde de Genet vers l’écriture se révèle d’autant mieux qu’elle n’est pas affirmée aussi grossièrement, mais suggérée par ce simple appel venu des profondeurs du temps, et tellement résorbée qu’elle peut se confondre avec la double nudité de l’acte d’être : regarder, saisir.

Par ces mains jointes à l’avant du corps, que Giacometti attaché à rendre la juste distance de chaque élément par rapport à lui peint « comme il les voit », c’est-à-dire plus près de nous que le buste en retrait, par ce regard projeté vers nous, et qui entraîne à sa suite la « balle de plomb »3484 de la tête, par le vivant foyerdu poêle, c’est un écrivain qui se donne à voir à ce point d’invisibilité de l’écriture où l’écrivain rejoint tout homme, n’importe lequel d’entre eux, dans sa réalité absolue, et beau, « comme tout le monde » : ni plus ni moins ! Giacometti réalise en 1955 un « portrait intense où le hiératisme d’icône imposé par la frontalité s’efface devant la ‘réalité vivante’ du regard et de la tête, devant le réalisme discret de l’évocation de l’atelier »3485. Le visage de Genet y a « une forme aiguë parce que toute l’attention de l’artiste s’y concentre. C’est un regard avide qui s’enfonce dans la profondeur du regard de Genet. Ce dernier est presque un regard sans yeux […] : les yeux sont là dans l’unité du regard, liés à l’ensemble du visage, de la tête même, l’exprimant dans son indestructible unité »3486. C’est tout l’espace de l’atelier, enfin, que rend ce tableau de 1955, justifiant le titre de Genet :

‘Les éléments de l’atelier et l’entrée de la lumière par la fenêtre déterminent un cloisonnement subtil de l’espace. Dans la partie gauche, l’ocre laisse deviner la clarté extérieure qui vient baigner furtivement l’intérieur de la pièce. En sombre s’inscrivent le poêle et son tuyau, des lignes du revêtement mural. Un rappel de la teinte ocre s’individualise sur la chemise de Genet. Au contraire, la partie droite est plus sombre. Les coups de pinceau gris ou noirs y sont tracés en diagonale et non plus selon l’axe vertical, ce qui contribue à créer un angle, une triangulation même à l’arrière de la tête qui la détache encore. Ces diagonales, suggestives peut-être de l’escalier, sont reprises par l’inclinaison des jambes de Genet et celle, à droite, d’un élément incomplet et donc difficile à identifier (tableau posé de biais ou pieds de la sellette du sculpteur ?). De ces deux parties dans un tableau plus haut que large et où dominent les verticales, celle de droite, la sombre, empiète sur l’autre plus claire car le mur est éclairé par la verrière de l’atelier. C’est en elle que se creuse l’aura foncée en forme de mandorle qu’incisent les marques faites par Giacometti dans l’épaisseur du tissu pictural pour retailler et dégager la tête de Genet3487. ’

En 1956, Genet ne pose pas pour Giacometti, mais c’est l’année où Giacometti réalise des dessins pour la couverture du Balcon. Giacometti propose plusieurs projets, et c’est ensemble qu’ils choisissent le meilleur : « une grande et digne madame Irma (la tenancière du bordel), l’évêque mitré (qui ressemble à Genet) et le général (brandissant son fouet) »3488. C’est en 1957 que Genet reviendra de nouveau dans l’atelier pour un dernier portrait où il est peint

‘de face encore, à mi-corps, la chemise largement ouverte. L’ouverture en éventail du col blanc aux reflets jaunes et de la veste marron aux revers marqués atténue en la contredisant l’impression générale de monolithe surmonté par la tête lointaine. Les épaules bien marquées sont cependant estompées par une sorte de nimbe qui nappe la consistance. La chute d’épaule est réalisée par une fluxion de la couleur3489.’

Nous avons vu que de 1956 on pouvait dater la crise à la suite de laquelle Giacometti abandonne le souci de faire une œuvre d’art équilibrée pour se concentrer de plus en plus violemment sur la tête et se livrer tout entier à son obsession de saisir le regard3490. Il laisse alors de plus en plus souvent une partie de la toile complètement vide alors que la tête est peinte et repeinte. L’espace de l’atelier qui fait une grande partie du charme du portrait de 1955 disparaît donc peu à peu, alors que Giacometti se rapproche de son modèle. Par rapport à ce portrait, Genet en 1957 « perd sur deux aspects presque opposés et qui – c’est la force du tableau – voisinaient : en monumentalité et en rayonnement avec l’évocation poétique de l’environnement de l’atelier »3491. Mais en 1957 Genet acquiert une

‘présence immédiate, une manière de surgissement qu’il n’avait pas dans le premier où il était davantage tassé, si l’on peut dire, dans le bas du tableau. Ce surgissement, Giacometti l’obtient en travaillant la perspective raccourcie qu’offrait le motif du poêle en arrière-plan. Par le rapprochement opéré, le poêle est hors champ. En fait il est là, indistinct à gauche, qui sert de base de départ pour un bloc diagramme resté presque uniquement virtuel et qui inscrirait Genet dans une perspective dont le poêle constitue le point de fuite3492.’

Après ce dernier portrait, Genet et Giacometti se verront moins souvent3493, mais l’admiration de Genet pour l’artiste ne faiblira pas3494. Giacometti est, déclare-t-il en 1981, « le seul » homme qu’il ait « admiré »3495. Face au corps mort d’Abdallah qui vient de se suicider en 1964, c’est encore, d’après un témoignage tardif, aux sculptures de Giacometti qu’il songe : « […] en regardant ce visage d’Abdallah mort, je reconnus le très proche et l’incalculablement, scandaleusement lointain des sculptures de Giacometti. »3496

Notes
3466.

Jean Genet, ibid., p. 65.

3467.

Jean Genet, « Entretien avec Antoine Bourseiller », L’Ennemi déclaré, édition établie et annotée par Albert Dichy, Paris, Gallimard, 1991, p. 219.

3468.

Idem.

3469.

Voir Jacques Dupin, Éclats d’un portrait, op. cit., pp. 14-15 : « Il faut un temps assez long aux cinéastes pour se préparer, disposer les projecteurs, les câbles, la perche de prise de son, régler la caméra, échanger à voix basse, les ultimes consignes. Nous feignons, Alberto et moi, de ne rien voir, en devisant comme à l’ordinaire de choses et d’autres, de tout et de rien. Mais nous ne pouvions pas ne pas être troublés par l’intrusion de la technique dans un atelier de sculpteur. Elle provoque malgré les précautions des cinéastes une sorte de bousculade, une rivalité dans l’occupation de l’espace qui perturbe la mise en route mais finit par favoriser le déroulement du tournage. Après les préparatifs, l’atelier redevient silencieux. Il faut entrer en scène et jouer le jeu. […] Et l’on entend la caméra ronronner… »

3470.

Patrick Waldberg, ibid., p. 66.

3471.

Jean Genet, AAG, p. 71.

3472.

Ibid., p. 62.

3473.

Ibid., p. 70.

3474.

Lettre de Jean Genet à Giacometti, vers 1954, Paris, Fondation Alberto et Annette Giacometti. Reproduite dans Genet, [catalogue de l’exposition présentée du 8 avril au 3 juillet 2006 au Musée des Beaux-Arts de Tours], Tours, Éditions Farrago / Musée des Beaux-Arts de Tours, 2006, p. 110.

3475.

 Voir Edmund White, ibid., p. 404.

3476.

Voir chapitre XIV.

3477.

Thierry Dufrêne, ibid., p. 14-15.

3478.

Ibid., p. 5.

3479.

Idem.

3480.

Ibid., p. 40.

3481.

Étude d’après le scribe accroupi, 1935, encre. Voir Alberto Giacometti – Retour à la figuration, 1933-1947, op. cit., p. 49.

3482.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 247.

3483.

Voir par exemple le témoignage de James Lord, ibid., p. 17.

3484.

 Jean Genet, AAG, p. 70.

3485.

Thierry Dufrêne, ibid., p. 5.

3486.

Ibid., p. 25.

3487.

Ibid., pp. 32-33.

3488.

Edmund White, ibid., p. 405. Genet exigea que « sur la couverture le nom de Giacometti fût imprimé en aussi gros caractères que le sien, mais sans succès ».

3489.

Thierry Dufrêne, ibid., pp. 29-30.

3490.

Voir Sachiko Natsume-Dubé, Giacometti et Yanaihara, la catastrophe de novembre 1956, op. cit.

3491.

Thierry Dufrêne, ibid., p. 30.

3492.

Idem.

3493.

Giacometti figure – avec Breton – parmi les personnes « à inviter » pour la première des Nègres, dans lamise en scène de Roger Blin, le 28 octobre 1959. Voir Edmund White, ibid., p. 430.

3494.

Un second texte sur Giacometti était annoncé dans Partisan review, 31, n°1, mars 1964, 7. Il ne parut jamais. Voir Richard C. Webb, Jean Genet and his critics, The Scarecrow Press, Inc. / Metuchen, N. J., and London, 1982, p. 567 (référence n° 1766). Sur l’influence de Giacometti sur la manière de Genet de percevoir les oeuvres d’art, voir également Thierry Dufrêne, « ‘Je ne peux dire la vérité qu’en art’ : Jean Genet ou écrire pour voir », op. cit., pp. 91-95.

3495.

Jean Genet, « Entretien avec Antoine Bourseiller », op. cit., pp. 219-220.

3496.

Texte inédit de Jean Genet, collection de Pierre Constant. Cité par Edmund White, ibid., p. 467.