5) Vers une poétique du jeu de massacre

Cette esthétique dans la voie de laquelle les séances de pose dans l’atelier d’Alberto Giacometti nous paraisent l’avoir confirmé, c’est au détour d’un article consacré aux Frères Karamazov qu’il faut aller en chercher la formulation : « Il me semble, après cette lecture, que tout roman, poème, tableau, musique, qui ne se détruit pas, je veux dire qui ne se construit pas comme un jeu de massacre dont il serait l’une des têtes, est une imposture »3537. Genet, remarque Albert Dichy dans ses annotations des textes de L’Ennemi déclaré, ébauche ici une « véritable théorie du roman »3538. Mais cette théorie dépasse le cadre du roman, elle est art poétique au sens large. Qu’une telle théorisation intervienne après la période d’épanouissement de l’esthétique qu’elle dégage n’a rien pour surprendre, elle en prépare aussi les derniers développements. Dès lors si la pulsion destructrice qui anime les œuvres de Genet est justiciable de toutes les catégories à la lumière desquelles Sartre a pu les lire, il nous semble qu’à partir du moment où la violence se retourne contre son auteur et contre l’œuvre elle-même, on touche à la conception même que Genet se fait de l’œuvre d’art et de la forme de rigueur qu’elle réclame. De cette rigueur, l’artiste est pour lui l’incarnation, et, outre la référence dans cette phrase à la « peinture », c’est plus profondément une œuvre de Giacometti qu’elle semble décrire, par l’expression « jeu de massacre » employée, nous l’avons vu, dès 1951 par Leiris3539 à propos de Giacometti, et bien sûr par la référence à la « tête » qui s’est trouvée un moment, sous la menace du « grand pinceau », être celle de Jean Genet.

Dans Journal du voleur, livre de l’élaboration d’une poétique au moment où retombe l’élan romanesque, la thématique du meurtre s’estompe au profit d’une omniprésence de la trahison. Pas d’Harcamone ni de Notre-Dame3540 dans ce livre dont les deux piliers virils se voient métamorphosés en dentellières. Non seulement tous les personnages du roman sont marqués par le sceau de la trahison qu’ils accomplissent ou dont ils sont victimes – souvent les deux à la fois – mais Genet la théorise plus longuement que dans aucun autre de ses livres. Or voici la formule de la trahison abjecte, la seule que Genet veuille revendiquer : « Il suffit pour cela que le traître ait conscience de sa trahison, qu’il la veuille et qu’il sache briser ces liens d’amour qui l’unissaient aux hommes. Indispensable pour obtenir la beauté : l’amour. Et la cruauté le brisant »3541. De même le créateur ne pourra prétendre à une beauté profonde de son œuvre s’il n’a su rompre les liens d’amour qui pouvaient l’attacher à elle, ayant inclus dans cette œuvre les ferments de sa destruction. Genet refuse le nom de poésie à une beauté qui ne puisse assumer son envers de fausseté, le laisser transparaître : « De la beauté même de cet endroit du monde je n’osais m’apercevoir. À moins que ce ne fût pour rechercher le secret de cette beauté, derrière elle l’imposture dont on sera victime si l’on s’y fie. En la refusant je découvrais la poésie »3542. Assumer jusqu’au bout cette violence dont son œuvre est porteuse, c’est donc, selon la morale du traître, la retourner contre soi, puisque les traîtres se caractérisent par le « retournement d’eux-mêmes contre eux-mêmes »3543. Le seul sacré que Genet puisse concevoir en art est un sacré inséparable de sa profanation répétée. De la Grèce il admirera avant tout qu’elle ait pu être « le seul pays au monde où le peuple a pu vénérer, honorer ses dieux et se foutre d’eux »3544. Genet lui aussi pouvait écrire dès Pompes funèbres : « ce livre est sincère et c’est une blague »3545. Une blague, comme encore les Frères Karamazov : « ai-je mal lu les Frères Karamazov ? Je l’ai lu comme une blague. Dostoïevski détruit ce que jusque là il considérait l’œuvre d’art avec affirmation, dignement »3546. Genet n’hésite pas à saper la dignité de son récit, sachant que s’il en réchappe, s’il passe outre cette violence retournée contre soi-même, tel le corps du manchot3547 il resplendira de la vigueur des membres sacrifiés.

Les réflexions sur les Frères Karamazov  n’engagent donc pas seulement une lecture du Captif amoureux – il fut un moment question que les deux textes parussent simultanément – mais vaut comme art poétique de l’œuvre entier, comme le prouve l’élargissement à tout « poème, tableau, musique »… Une telle esthétique nous paraît atteindre la conscience d’elle-même nécessaire pour écrire ce texte et parvenir à la « violence contenue » d’un théâtre que Genet exige « plus hiératique »3548 – Genet parle d’un « délire jugulé et qui se cabre »3549 : le délire ne serait pas susceptible de se cabrer si violemment sans la force qui le jugule, une force équivalente à celle qui dans la tête tient les traits ensemble – au contact d’Alberto Giacometti et dans l’assentiment donné à sa technique du « faire-défaire-refaire ». Mais on peut avancer que c’est du fait de cette pulsion profonde qui leur était commune que Genet fut si troublé par le travail de l’artiste. C’est alors à la lumière de ce trouble qu’il a pu prendre conscience de la forme de rigueur artistique que représentait ce retournement de la violence contre son œuvre propre, et de la force particulière d’une œuvre capable de supporter un tel traitement.

Jamais Genet n’entreprend de nous masquer la mauvaise odeur des cadavres de saints, et c’est à partir de sa propre intuition de la forme romanesque qu’il peut être si touché par ce qu’il pense pouvoir lire dans les Frères Karamazov où « au lieu, comme dans ses autres romans, de donner une explication sérieuse des mobiles, [Dostoïevski] donnera encore l’explication inverse : résultat, à la lecture, personnages, événements, tout était ceci et son contraire, il ne reste que de la charpie. L’allégresse commence ».

Cette allégresse qui est aussi celle des romans de Genet, peut-être tient-elle dans le fait que ces contraires jamais ne se neutralisent. La force de ses livres tient dans ce mouvement vertigineux où chacun de ses éléments se projette dans son contraire au point où lui-même se retourne. Les romans de Genet peuvent alors revêtir le visage scintillant du Dieu de Notre-Dame-des-Fleurs, apparu comme « seulement un trou avec n’importe quoi autour »3550. Encore faut-il consentir à accorder autant d’importance qu’au trou, à ce « n’importe quoi » qui par intermittence l’aura voilé, car tout tient dans le dynamisme de sa déchirure. Il faut que se reforme à chaque instant l’écran du « n’importe quoi » – personnages, intrigues, jugements esthétiques et moraux – pour que cette force qui violemment le troue et qui sans lui dormirait inemployée puisse s’exercer. Que le contenu des romans de Genet un instant se dissipe et il ne restera qu’un rythme à nu, temps faible et temps fort. Cette pulsation, c’est le mouvement effréné d’une création qui sans cesse ressurgit à même son envers de destruction.

S’il y a une technique de romancier ou de dramaturge propre à Genet, c’est d’emplir son texte comme une tête peinte et repeinte de suffisamment de forces antagonistes pour que leur dynamisme puisse être sans fin relancé. Un déséquilibre empêche que ces forces s’abolissent ou se neutralisent, et peut-être est-ce dans l’élan initial du « cri d’un homme monstrueusement enlisé en lui-même »3551 que ce clinamen est à chercher. La répercussion de ce cri dans le jeu sans fin des miroirs est vol, « fête », « allégresse ». Il y a jeu, mais ce jeu engage au plus loin, il est jeu sacré, jeu rituel avec sa propre douleur.

Le rapport au lecteur de Genet ne peut être compris qu’au travers de cette instabilité scintillante, entre désir et dégoût, toujours déjà au-delà de la position qu’un instant il aura semblé assumer. Il nous impose ce qu’à son tour il reconnaîtra dans les sculptures de Giacometti, un « va-et-vient de la plus grande distance à la plus proche familiarité », puisque son émoi, c’est l’oscillation de l’une à l’autre, comme des fleurs aux bagnards3552.

Mais si Genet refuse toute synthèse des contraires, il peut paraître étonnant qu’il travaille tant à les rapprocher, presque jusqu’à les confondre, à tel point que parfois on pourrait le croire attardé à la recherche de ce « point de l’esprit » qui fascina les Surréalistes, « d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement »3553. Pourtant la recherche de ce point idéal qui désamorcerait les conflits comme conflits ne peut intéresser le réaliste impénitent qu’est Genet, peu enclin à se vouer à l’inconscient et au hasard. Là encore il s’agit d’une question de force, d’énergie, de ferveur peut-être. Genet rapproche les contraires comme on rapproche les pôles identiques, se repoussant l’un l’autre, de deux aimants, pour que le geste qui viendra les séparer puisse atteindre au paroxysme de violence d’une tête peinte par Giacometti. Une violence résultant, comme le remarque Jacques Dupin, d’un « conflit résolu qui se maintient conflit »3554.

Genet propose donc à son lecteur une rencontre, mais il exige qu’elle advienne au « point de rupture » entre d’inattaquables singularités. Car la poésie, pouvait-il affirmer dès Notre-Dame-des-Fleurs, se définit comme la « rupture », ou plutôt, précise-t-il, la « rencontre au point de rupture […] entre le visible et l’invisible »3555. C’est sur l’affirmation d’un tel rapport à celui qui l’envisage que Genet referme son évocation d’une œuvre qui a elle-même cherché avec obstination à se tenir en équilibre sur ce « point de rupture […] entre le visible et l’invisible ». Dans le dernier paragraphe de L’Atelier d’Alberto Giacometti, Genet conclut en effet :

‘L’art de Giacometti n’est donc pas un art social parce qu’il établirait entre les objets un lien social – l’homme et ses sécrétions – il serait plutôt un art de clochards supérieurs, à ce point purs que ce qui pourrait les unir serait une reconnaissance de la solitude de tout être et de tout objet. « Je suis seul, semble dire l’objet, donc pris dans une nécessité contre laquelle vous ne pouvez rien. Si je ne suis que ce que je suis, je suis indestructible, ma solitude connaît la vôtre. »3556

Quant à la violence du théâtre, elle est atteinte par une façon de mettre en cause le spectateur qui est là encore très proche de Giacometti, pour qui dès l’époque de Documents, nous l’avons vu, la seule pièce de théâtre envisageable « serait celle-ci : le rideau se lève, un pompier entre en scène et crie : Au feu ! Le rideau tombe, c’est la panique, et toute la salle se vide dans un féroce désordre3557. » Cette vision du théâtre rencontre de manière étonnante celle de Genet qui, en 1942-43, rêve quant à lui d’une pièce « où les spectateurs entendraient en s’asseyant que l’on tire derrière eux les verrous : incarcérés avec les personnages »3558. Deux situations s’opposent : celle de l’évacuation et celle de la réclusion, mais dans les deux cas s’affirme la nécessité de faire peser une menace réelle sur le spectateur. Un même sentiment d’enfermement préside au rapport des deux hommes à la communication, et leurs deux œuvres peuvent se lire comme la volonté d’« ouvrir une brèche dans un mur » qui provoque la nécessité d’ériger « la destruction en méthode »3559.

Notes
3537.

« Les Frères Karamazov », L’Ennemi déclaré, Paris, Gallimard, 1991, p. 215.

3538.

 L’Ennemi Déclaré, op. cit., p. 395.

3539.

Michel Leiris, « Pierres pour un Alberto Giacometti », op. cit., p. 10.

3540.

Les assassins de Notre-Dame-des-Fleurs et Miracle de la rose.

3541.

Journal du voleur, op. cit., p. 276. Nous avons vu que Genet avait peut-être été tenté dans une telle perspective de trahir Giacometti en lui dérobant un dessin de Matisse.

3542.

Ibid., p. 84.

3543.

Ibid., p. 169.

3544.

« Entretien de Jean Genet avec Antoine Bourseiller », L’Ennemi déclaré, op. cit., p. 218.

3545.

Pompes funèbres, op. cit., p. 194.

3546.

« Les Frères Karamazov », op. cit., p. 215.

3547.

Stilitano dans Journal du voleur.

3548.

Lettres à Roger Blin, Théâtre complet, op. cit., p. 860.

3549.

Lettre 91 à Bernard Frechtman (Archives IMEC). Citée par Edmund White, ibid., p. 419.

3550.

Notre-Dame des Fleurs, op. cit., p. 184 : « [Lou-Culafroy] laissa échapper le ciboire, qui, tombant sur la laine, donna un son creux. Et le miracle eut lieu. Il n’y eut pas de miracle. Dieu s’était dégonflé. Dieu était creux. Seulement un trou avec n’importe quoi autour. »

3551.

Journal du voleur, op. cit., p. 235.

3552.

Voir Journal du voleur, op. cit., p. 9.

3553.

André Breton, « Second Manifeste du Surréalisme », OC II, p. 781.

3554.

Jacques Dupin, TPA, p. 19.

3555.

Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 342.

3556.

L’Atelier d’Alberto Giacometti, op. cit., p. 73.

3557.

Michel Leiris, « Civilisation », op. cit., p. 221.

3558.

François Sentein, Nouvelles minutes d’un libertin (1942-1943), Le Promeneur, 2000, p. 262.

3559.

Jacques Dupin, TPA, p. 23.