IV) Visage détruit, visage nuptial

Né en 1907, René Char a six ans de moins qu’Alberto Giacometti, et il est de tous les écrivains de notre corpus celui dont le parcours est le plus proche d’Alberto Giacometti. Venu à peu près en même temps que lui au surréalisme en 1929, il prend ses distances avec le mouvement à partir de 1935. Après la guerre traversée d’une manière très différente, le renouveau de leur œuvre dans la solitude et la distance impressionne une génération nouvelle de poètes, parmi lesquels Jacques Dupin et André du Bouchet, les « compagnons dans le jardin »3598 de René Char qui se tournent également vers Alberto Giacometti. Rien n’atteste que Char et Giacometti aient été très proches pendant la période surréaliste, mais dès 1946, Char sollicite le sculpteur pour illustrer une pièce du Poème pulvérisé : « Les Trois sœurs ». En 1955, une autre gravure accompagne dans le tirage de tête Poèmes des deux années, 1953-1954 3599. Giacometti illustre également un manuscrit de René Char en 1963 : Le Visage nuptial et fait du poète en 1964 un dessin à la mine de plomb. En 1965, c’est toute une série de gravures à l’eau-forte qui viennent se porter à la rencontre de Retour amont 3600 dans l’édition de Guy Levis Mano, pour l’un des plus beaux livres « de dialogue » d’Alberto Giacometti. La relation entre les deux hommes, loin de se distendre après la période surréaliste, ira donc s’intensifiant jusqu’à la mort d’Alberto Giacometti, avec des partages d’espace de plus en plus réguliers. Une intensification jusqu’à l’extrême fin du possible, puisque Giacometti déjà à l’hôpital, ne pourra pas signer les exemplaires de Retour amont au moment où ils sortiront de chez l’imprimeur. C’est sur le terrain du dialogue entre poèmes et dessins que se situe presque exclusivement cette relation, puisque René Char n’a guère été prolixe en évocations directes de l’œuvre de son ami, avec seulement deux courts poèmes en prose : « Alberto Giacometti », en 1955 dans Recherche de la base et du sommet et « Célébrer Giacometti » dans Retour amont. Ces deux textes concernent, l’un les sculptures, l’autre les peintures, mais tous deux reviennent, d’une façon qui semble avoir présidé au choix des textes à placer sous le regard du « grand Giacometti »3601, sur la destruction « avec des outils nuptiaux »3602 – et la thématique amoureuse apparaît au cœur de cette relation comme elle l’avait été seulement avec Breton – à laquelle celui-ci se livre dans son œuvre. C’est dans cette perspective que nous nous proposons d’aborder cette relation.

Notes
3598.

« Les Compagnons dans le jardin» [1957], La Parole en archipel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 381.

3599.

Poèmes des deux années, 1953-1954, Paris, GLM, 1955 ; 50 exemplaires sur vélin d’Arches, avec une eau-forte d’Alberto Giacometti (frontispice gravé), signés par l’auteur et l’artiste.

3600.

Retour Amont, Paris, GLM, décembre 1965, 34 f., paginés de 9 à 58 ; 24,5 x 18,4 cm, Éd. originale, illustrée de 4 gravures sur cuivre par Alberto Giacometti.

3601.

René Char, « Alberto Giacometti », Recherche de la base et du sommet [1955], Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 686.

3602.

 « Rougeur des matinaux », XXVII, Les Matinaux, Œuvres complètes, op. cit., p. 335.