1) Recherche de la base et du sommet

En août 1954, René Char écrit :

ALBERTO GIACOMETTI

Du linge étendu, linge de corps et linge de maison, retenu par des pinces, pendait à une corde. Son insouciant propriétaire lui laissait volontiers passer la nuit dehors. Une fine rosée blanche s’étalait sur les pierres et sur les herbes. Malgré la promesse de chaleur, la campagne n’osait encore babiller. La beauté du matin, parmi les cultures désertes, était totale, car les paysans n’avaient pas ouvert leur porte, à large serrure et à grosse clé, pour éveiller seaux et outils. La basse-cour réclamait. Un couple de Giacometti abandonnant le sentier proche, parut sur l’aire. Nus ou non. Effilés et transparents, comme les vitraux des églises brûlées, gracieux, tels des décombres ayant beaucoup souffert en perdant leur poids et leur sang anciens. Cependant hautains de décision, à la manière de ceux qui se sont engagés sans trembler sous la lumière irréductible des sous-bois et des désastres. Ces passionnés de laurier-rose s’arrêtèrent devant l’arbuste du fermier et humèrent longuement son parfum. Le linge sur la corde s’effraya. Un chien stupide s’enfuit sans aboyer. L’homme toucha le ventre de la femme qui remercia d’un regard, tendrement. Mais seule l’eau du puits profond, sous son petit toit de granit, se réjouit de ce geste, parce qu’elle en percevait la lointaine signification. À l’intérieur de la maison, dans la chambre rustique des amis, le grand Giacometti dormait.

Voici un texte qui ne ressemble à aucun autre de ceux qui évoquent Giacometti. La voix du poète semble décrire le rêve qui s’échappe d’Alberto Giacometti endormi, sur la figure duquel la clausule referme le poème. Évocation inédite d’abord par son cadre campagnard et serein, qui semble tellement étranger aux paysages associés habituellement aux sculptures de Giacometti – l’exiguïté de l’atelier ou les montagnes abruptes de Stampa – que leur présence pourrait y paraître insolite. C’est que ce texte de génèse et d’apocalypse, en réalité écrit à Paris3603, semble suscité par une visite de Giacometti chez René Char aux Névons. Tout se passe comme si le poète profitait du sommeil du sculpteur et de ce moment rimbaldien de l’aube pour écrire et guetter ce qui de l’œuvre en cet instant propice se révèle. Deuxième trait singulier, il s’agit là d’une sorte de couple édénique comme Giacometti n’en a jamais représenté – sauf pendant la période surréaliste, mais pour quels déchirements… – avec des gestes et des regards de tendresse qui donnent le sentiment de leur proximité bien plus que de la distance qui les sépare. Enfin ce texte ne décrit ni le sculpteur au travail, ni les impressions de celui qui regarde ses œuvres, mais fait de ces sculptures qui s’animent les personnages d’un drame avec deux protagonistes – le couple – et trois témoins : le « linge sur la corde », le « chien stupide » et l’« eau du puits profond ».

Le poète déplace triplement l’œuvre de Giacometti, dans l’espace du poème, dans une campagne de commencement du monde et dans une gestuelle étrangère à son code hiératique. Mais c’est pour qu’elle apparaisse à la faveur de ce déplacement dans sa pleine « signification », qui pour René Char comme pour Jacques Dupin réside dans sa force d’« affirmation » et d’« éveil »3604. Le cadre décrit est celui de cette « aube » que promet l’œuvre, dans le silence de l’origine – « la campagne n’osait pas encore babiller » – antérieur à toute activité humaine – « les paysans n’avaient pas ouvert leur porte ». C’est pourtant, davantage que vers Aube, vers un autre poème des Illuminations que fait signe le texte : Après le déluge. La vision qu’offre Char de ce couple de Giacometti n’est en effet pas détachable de la catastrophe de la guerre, qui semble vêtir ces exilés, ou réfugiés, « nus ou non », davantage que le « linge de maison » de la « corde ». Le champ lexical employé est celui des ruines, évocateur de paysages de guerre, de villes bombardées : « vitraux des églises brûlées », « décombres », « désastres ». La comparaison des figures de Giacometti avec les « vitraux des églises brûlées » indique que c’est le sens même de la présence sur terre de l’homme qui dans cette destruction a été touché et repose la question du sacré. En effet, tout dans le texte va dans le sens d’une refondation, et d’abord le caractère « irréductible » de cette lumière qui par-delà les désastres, rejoint celle du soleil qui point. C’est ensuite le geste de l’homme, qui touche « le ventre de la femme » et caresse l’idée d’un enfant à naître pour goûter l’eau du « puits profond » qui tressaille en secret, source préservée malgré les ravages. La destruction et la souffrance endurées prennent alors le sens d’une purification, comme la mort du vieil homme seule permet la régénération et l’afflux de sang nouveau : « tels des décombres ayant beaucoup souffert en perdant leur poids et leur sang anciens ». L’homme et la femme peuvent alors renouer, par-delà ce retour cyclique du chaos, avec les joies simples des sens dans ce matin du monde : « Ces passionnés de laurier-rose s’arrêtèrent devant l’arbuste du fermier et humèrent longuement son parfum ». Le linge, l’enveloppe nouvelle, nettoyée, qui pend à la corde à l’orée du poème, c’est peut-être alors, avec cette « rosée blanche » qui l’humecte, celui dont Giacometti enveloppe ses sculptures en cours pour qu’il puisse continuer à les travailler, si bien qu’elles peuvent sembler un nourrisson dans ses langes, ou émerger de leur chrysalide lorsque Giacometti les démaillote.

Notes
3603.

Comme le prouve – sur le manuscrit reproduit dans René Char : manuscrits, éditions originales [catalogue de vente de la succession Jean Hugues], Paris, Librairie B. Loliée / T. Bodin, 1998, p. 144 – cette mention raturée : « Paris, 22 août 1954 ».

3604.

Jacques Dupin, « La Réalité impossible », TPA, p. 94.