2) Poèmes des deux années

Il se trouve pourtant une image de ce couple de « matinaux » susceptible d’être placée en regard de ce poème, c’est celle que grava l’année suivante Alberto Giacometti, peut-être autant à la lecture de ce texte qu’à celle du recueil, pour illustrer les Poèmes des deux années 3605. Dans un décor végétal, un homme de profil et une femme de face semblent se lancer le regard évoqué par René Char dans le poème sur Giacometti3606, ou évoquer encore ces êtres éphémères de l’aurore qui se rencontrent dans « Le Rempart de brindilles », première section de ce recueil :

‘Êtres que l’aurore semble laver de leurs tourments, semble doter d’une santé, d’une innocence neuve, et qui se fracassent ou se suppriment deux heures après… Êtres chers dont je sens la main3607.’

La mort et la destruction sont, comme dans ce fragment, au centre de ce recueil, tout entier tendu vers la nécessité de « franchir la clôture du pire »3608. À propos de Fureur et mystère, André du Bouchet rendait hommage à René Char d’avoir « voulu rompre avec une attitude traditionnelle à l’égard de la mort » et de « faire rentrer la mort dans le circuit de la vie »3609. Toutes ces forces gâchées par les poètes dans la déploration de l’irrémédiable, piétinant dans la révolte stérile ou les « lamentations inutiles »3610, il les redirige de manière constructive dans l’affrontement direct d’une paroi, celle du langage. Avec Char, le langage s’affirme comme un matériau résistant, et c’est vers lui que se reporte le combat face à la mort : « Ses paroles sont toujours gagnées sur un obstacle ; leur emportement lyrique, mesuré à la hauteur de l’obstacle qu’il a dû franchir. Toute cette force qui se perdait autrefois avec rage dans l’inaccessible est portée contre des barrières immédiates »3611. Les poèmes ne deviennent véritablement ces « bouts d’existence incorruptibles » que s’ils ont ricoché sur la « gueule répugnante de la mort » pour tomber dans le « monde nominateur de l’unité ». La question qu’André du Bouchet reprendra dans « Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti », Char lui donne une place centrale dans le recueil illustré par Giacomettti : « Toute la question sera, un moment, de savoir si la mort met le point final à tout. Mais peut-être notre cœur n’est-il formé que de la réponse qui n’est point donnée ? »3612 Le travail de la mort dans le recueil se confond avec celui du soleil qui coupe la tête de l’aimée et fait rouler celle-ci « dans la fosse du ciel »3613. Mais c’est à la terre que finit par nous lier la course du soleil, semblable à celle de l’horloge en regard, qui, s’étant mesurée à elle, retombe, « désemparée » : « Nous vivons collés à la poitrine d’une horloge qui, désemparée, regarde finir et commencer la course du soleil. Mais elle courbera le temps, liera la terre à nous ; et cela est notre succès »3614. C’est alors en prenant pied dans « l’infini impersonnel à l’extérieur de l’homme »3615 que le poète peut renouer avec les forces aurorales, dans la répétition : « La vie bousillée est à ressaisir, avec tout le doré du couchant et la promesse de l’éveil, successivement »3616. De part et d’autre du « mur d’os »3617, le poète qui « n’atten[d] rien de fini », accepte de « godiller entre deux dimensions inégales », comme un visage peint par Giacometti de part et d’autre de son seuil : « Ne cherche pas les limites de la mer. Tu les détiens. Elles te sont offertes en même temps que ta vie évaporée »3618. Le seul « levier » à la disposition du poète pour tirer une « force ascensionnelle de toutes les déchéances », c’est cette « densité inaliénable » que sa parole obtient par la voie du fragmentaire. « Durement arrachés au désordre et au mutisme », ces « fragments cristallins » se « resserrent et se contractent »3619 pour provoquer le renversement des forces de la destruction. Le poète peut alors se retourner vers les personnages boucanés que Giacometti place sous son regard et les voir surgir comme de « mortels partenaires » : « Certains êtres ont une signification qui nous manque. Qui sont-ils ? Leur secret tient au plus profond du secret même de la vie. Ils s’en approchent. Elle les tue. Mais l’avenir qu’ils ont ainsi éveillé d’un murmure, les devinant, les crée. Ô dédale de l’extrême amour ! »3620

Pour en revenir au texte consacré en 1954 au sculpteur, notons qu’il est assez proche par certains aspects de celui de Francis Ponge trois ans auparavant, textes du début des années cinquante fortement imprégnés du contexte historique dans leur lecture de l’œuvre. Comme Francis Ponge, c’est un homme dont les « graisses » dégouttent autour de lui, et qui a « maigri au bûcher »3621, que perçoit René Char. Il donne dans ce poème une interprétation symbolique des sculptures et en propose une lecture détachée des problèmes de perception qui se sont posés au sculpteur au moment de leur donner naissance. « Alberto Giacometti » se différencie sur ce plan du deuxième texte consacré par Char à l’artiste, toujours centré sur le problème de la destruction, mais pour placer davantage l’accent sur ce qui est en jeu en elle d’un travail créateur et du rapport de l’artiste à sa création.

Notes
3605.

Dans René Char, [catalogue de l’exposition « René Char », présentée à la Bibliothèque nationale de France sur le site François-Mitterrand du 4 mai au 29 juillet 2007], sous la direction d’Antoine Coron, Paris, Bibliothèque nationale de France / Gallimard, 2007, p. 126, Antoine Coron note à propos des Poèmes de deux années : 1953-1954 : « Ce recueil ajoute au ‘Rempart de brindilles’ dix-huit poèmes, tous inédits. Alberto Giacometti venait de faire l’objet, dans Cahiers d’art (vol. XXIX, 1954) d’un article de Jacques Dupin, et René Char avait écrit sur lui, en août 1954 un texte publié en janvier 1955 dans Recherche de la base et du sommet. L’eau-forte elle-même fait partie d’un groupe de cinq sujets, dont trois proches, gravés sur la même planche, entre lesquels Char, probablement, choisit ». Pour la reproduction des gravures non retenues, voir « René Char », L’Arc, n°22, été 1963, p. 36. La planche d’essai reproduite dans la revue montre que Giacometti a hésité pour illustrer ce poème entre un couple – dont il donne trois versions – ou une femme seule (figure complète ou portrait limité à la tête).

3606.

Voir à propos de cette illustration Edmond Nogacki, René Char : de l'écriture à la peinture, illustrations, enluminures, poèmes, objets, thèse de doctorat, Université de Lille III, 1988, (INHA, cote MF 223/46), pp. 637-638. Nous ne souscrivons pas du tout aux clichés de cette lecture qui présente ainsi la gravure : « Le frontispice de Giacometti […] enferme dans un cadre rigide deux personnages filiformes écrasés, avec la végétation qui les entoure, par le vide de l’espace restant ». Pour le critique, « la fermeture de leur domaine accentue le sentiment tragique de l’existence. Œuvre misérabiliste qui souligne le caractère universel du terme en refusant toute particularisation […]. Giacometti ramène l’œuvre de Char à une dimension existentielle à laquelle la fragilité des silhouettes donne quelque chose de pathétique ».

3607.

René Char, « Le Rempart de brindilles », Poèmes des deux années [1955], La Parole en archipel, Œuvres complètes, op. cit., p. 361.

3608.

Ibid., p. 360.

3609.

André du Bouchet, « ‘Note’ sur Fureur et mystère de René Char », Paris, Les Temps modernes, n° 42, avril 1949, p. 745.

3610.

 Idem.

3611.

Ibid., p. 746.

3612.

René Char, « Le Rempart de brindilles », Poèmes des deux années, op. cit., p. 362.

3613.

« L’Inoffensif », idem.

3614.

« Le Rempart de brindilles », op. cit., p. 360.

3615.

Ibid., p. 361.

3616.

Idem.

3617.

Jacques Dupin, TPA, p. 53.

3618.

René Char, idem.

3619.

André du Bouchet, ibid., p. 747.

3620.

René Char, « Le Mortel partenaire », Poèmes des deux années, op. cit., p. 363.

3621.

 Francis Ponge, RSAG, p. 580.