3) Célébrer Giacometti

Dix ans plus tard, c’est cette fois une visite du poète à l’atelier, et les peintures que lui découvre Giacometti, qui sont l’occasion d’un second poème :

‘CÉLÉBRER GIACOMETTI
En cette fin d’après-midi d’avril 1964 le vieil aigle despote, le maréchal-ferrant agenouillé, sous le nuage de feu de ses invectives (son travail, c’est-à-dire lui-même, il ne cessa de le fouetter d’offenses), me découvrit, à même le dallage de son atelier, la figure de Caroline – après combien de coups de griffes, de blessures, d’hématomes ? – fruit de passion entre tous les objets d’amour, victorieux du faux gigantisme des déchets additionnés de la mort, et aussi des parcelles lumineuses à peine séparées, de nous autres, ses témoins temporels. Hors de son alvéole de désir et de cruauté. Il se réfléchissait, ce beau visage sans antan qui allait tuer le sommeil, dans le miroir de notre regard, provisoire receveur universel pour tous les yeux futurs3622.’

Le despotisme que dans le recueil de 1955 le poète affrontait, celui de la mort – « esquiver l’abat de la hache sans cesse revenante du despote contre laquelle nous sommes sans moyens de protection »3623 – c’est désormais l’artiste, « aigle despote », qui s’en voit investi, et ce retournement du sens de l’adjectif de la passivité vers l’activité permet de mesurer le déplacement d’un texte à l’autre. Dans ce déplacement, l’artiste se trouve en voie d’assumer les deux faces de son ambition prométhéenne, puisqu’il devient moins l’audacieux voleur de feu que l’« aigle » qui le châtie. C’est alors de l’animal tout autant l’acuité de ses perceptions visuelles – cette « vue d’aigle solaire » que le poète reconnaît à Héraclite3624 – que la puissance menaçante de ses serres – qui appellent les « coups de griffes », un peu plus loin dans le texte – qui justifient la métaphore.

Le vertige destructeur qui l’anime, c’est d’abord contre lui-même que l’artiste le dirige, note le poète, témoin du « nuage de feu de ses invectives (son travail, c’est-à-dire lui-même, il ne cessa de le fouetter d’offenses ». Il s’agit là d’une allusion à la perpétuelle insatisfaction dont Giacometti faisait preuve à l’égard de son œuvre, et peut-être René Char a-t-il assisté en avril 1964 à une scène comparable à celles que rapporte par exemple James Lord. Butant sur la difficulté de « faire un nez réellement perpendiculaire par rapport au corps », Giacometti s’exclame, plein de dépit, lors d’une séance de pose : « le fait est que je ne sais rien faire, tout simplement. Quand je dis ça, les gens croient que c’est de l’affectation. Mais c’est simplement la vérité. »3625 Cette tendance à l’autodénigrement qui était l’un des moteurs de son travail, le poète montre le lien qui l’unit à une autre forme de violence, dirigée cette fois vers l’autre. Ce second poème consacré à l’artiste fait alors toute sa place à l’« instinct de cruauté »3626 analysé deux ans auparavant par Jacques Dupin dans sa monographie chez Maeght que René Char a probablement lue. Il est attentif aux marques qui traduisent la réalité du travail de peinture sur le « visage peint » de Caroline que Giacometti lui découvre. Il perçoit les traces visibles de la technique du « faire-défaire-refaire » que nous avons évoquée : ces lignes « rapides » et « discontinues »3627 comme autant de « coups de griffes » – une expression qu’il reprend à Jacques Dupin3628 – ces couleurs « en suspens dans le gris »3629 comme autant d’« hématomes ». Le mot « passion » employé par le poète résonne alors de toute la souffrance qui lui est étymologiquement liée.

L’amoncellement de matière que la technique de Giacometti a pour effet de créer dans le portrait à l’endroit du visage est également évoqué, et nettement perçu comme un pas gagné sur la mort : « victorieux du faux gigantisme des déchets additionnés de la mort ». Cette bosse, c’est alors un creux tout autant, une « alvéole de désir et de cruauté ». De cette croûte de peinture, cet amas de visages détruits, émerge en effet le visage « nuptial », ce visage instant 3630 si « le vivant doit ou disparaître ou s’apparaître dans la déchirure ou le bond »3631 et distancer alors ses « témoins temporels ». Un visage où l’origine – « sans antan » –  rejoint la fin se donne en effet dans le présent par l’impersonnalité à laquelle cette transfiguration voue notre regard, « provisoire receveur universel pour tous les yeux futurs ». Derrière ce regard « qui allait tuer le sommeil », c’est Hypnos, la figure de veilleur des années de guerre, « auquel la légende antique attribuait la faculté de dormir les yeux ouverts », qui reparaît. Loin de la guerre, mais toujours « au plus près de la mort »3632 – d’Hypnos, Thanatos est le « frère jumeau »3633 – les visages de Giacometti poursuivent leur inlassable veille.

Notes
3622.

« Célébrer Giacometti », Retour amont, Le Nu perdu, Œuvres complètes, op. cit., p. 431.

3623.

« Le Rempart de brindilles », op. cit., p. 360.

3624.

« Héraclite d’Éphèse », Recherche de la base et du sommet, op. cit., p. 720. Sur l’origine nietzschéenne de cette image, voir Patrick Née, « Char et Nietzsche ou de l’éternel retour », René Char 2, poètes et philosophes de la fraternité selon Char, Caen, Lettres Modernes Minard, 2007, p. 82.

3625.

James Lord, Un portrait par Giacometti, op. cit., p. 84.

3626.

Jacques Dupin, TPA, p. 21.

3627.

Ibid., p. 76.

3628.

Ibid., p. 36 : « […] la promptitude, le coup de griffe, de ses interventions répétées ».

3629.

Ibid., p. 75.

3630.

Ici le participe présent, c’est-à-dire « en départ perpétuel ». Voir Henri Maldiney, « Les ‘blancs’ d’André du Bouchet », op. cit., p. 219.

3631.

Henri Maldiney, idem.

3632.

Michel Jarrety, « René Char », Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, op. cit., p. 132.

3633.

Idem.