Ce visage de Caroline, « fruit de passion entre tous les objets d’amour », c’est encore lui qui répond aux poèmes manuscrits de René Char en 1963, mais dans une explosion de couleurs où cette fois la grâce l’emporte sur la rage3634. Si le livre avec Leiris et les portraits de Genet sont dans l’œuvre de Giacometti les lieux les plus intenses de son dialogue avec les écrivains, l’illustration du manuscrit du Visage nuptial en est sans conteste le troisième sommet, mais dans un registre très différent. Ici ce n’est pas la hantise de la mort qui transparaît, comme dans le visage cadavérique de Leiris, mais ces noces avec la vie que promet le poème, à travers la jubilation de la couleur, comme si le trait d’Alberto Giacometti lui-même, « las de défoncer », se décidait à boire, comme le poème y engage, au « débarcadère angélique »3635. Cette couleur n’est pas en soi l’indice de la valeur de l’œuvre, et comme le remarque Jacques Dupin, « l’abus de couleurs pures ou mélangées, leur exaspération, auxquels les peintres nous ont accoutumés, ont fini par émousser notre sensibilité et par étouffer la couleur dans son outrance même, ne nous laissant dans les yeux qu’une fade impression de grisaille »3636. Mais lorsqu’il s’agit de Giacometti, on sait par quels combats cette couleur est gagnée, et la liberté simple, l’espièglerie du jeu des crayons de couleur ici semble ravivée encore par tout le gris qui envahit le reste de l’œuvre, indice de sa profondeur. Ces dessins où Giacometti s’abandonne à ce plaisir de la couleur – preuve que s’il peignait « gris », ce n’était pas faute d’aimer la couleur au plus haut point, et de savoir l’employer avec justesse – sont parmi les œuvres les plus vives et délicates qu’il ait réalisées. Le manuscrit ainsi enluminé est également, « par le nombre des illustrations, leurs dimensions – outre le caractère tout à fait singulier de l’entreprise –, le plus important des livres réalisés en commun [avec René Char] »3637. Antoine Coron présente ainsi le projet :
‘Le choix des poèmes, comme toujours pour ces manuscrits, qu’il soit le fait du poète ou de son enlumineur, détermine de manière cruciale l’harmonie de l’accord recherché. Au-delà du titre que prolonge le magnifique visage […], ce poème d’amour, du premier vers […] au dernier, est sans doute celui qui donnait au peintre la plus grande latitude dans l’emploi naturel de ses thèmes constants. L’usage, rare chez Giacometti, de crayons de couleur, donne de plus à ses illustrations un éclat qui les situe à part de ses dessins et très haut dans son œuvre graphique3638.’L’initiative de cette collaboration semble être venue de René Char :
‘alors que Vieira da Silva et Georges Braque venaient d’illustrer pour lui deux grands livres, le nom de Giacometti s’imposa. À la fin de juin 1963, l’artiste, venu voir Char, le quitta avec le texte en poche. Durant l’été, tandis que le poète passe août et septembre aux Busclats, Jacques Dupin visite régulièrement Giacometti et veille à ce que la gestation aille à son terme. Rentré à Paris à la fin de septembre, Char choisit parmi la dizaine de dessins produits et compose le manuscrit, scandant l’ample poème amoureux de sept compositions aux crayons de couleur, certaines monochromes, comme le grand nu final, d’autres plus chatoyantes, comme le visage de Caroline par lequel il débute […].’Le poème éponyme date de 1938, et de la liaison du poète avec Greta Knutson, qui avait été la femme de leur ami commun Tristan Tzara. René Char le décrivait ainsi à Gilbert Lely : « Je travaille à un long poème, peu émondable, sorte de monologue de mise au point d’amants »3639. D’autres poèmes lui seront adjoints pour composer un cycle de cinq poèmes paru pour la première fois dans Seuls demeurent en 1945. C’est à nouveau à l’amour que René Char convoque ici Giacometti3640, pour ce « visage nuptial » que le sculpteur se plaît à faire coïncider avec celui d’un modèle connu sous le nom de Caroline, qui compta particulièrement dans sa vie3641 :
‘À présent disparais, mon escorte, debout dans la distance ;L’amitié doit céder la place à la solitude de ce couple par lequel tout est appelé à renaître dans cette ouverture du poème à laquelle répond le visage en huit couleurs de Caroline. La suite du manuscrit enluminé est disposée de la manière suivante, d’après la description qu’en donne Antoine Coron dans le catalogue de l’exposition qui précéda celle où nous avons pu le voir3643 :
‘La disposition des poèmes et des dessins est la suivante : (le verso des feuillets est toujours blanc)Cet ensemble, étudié par Edmond Nogacki dans sa thèse3645, décrit, comme l’a noté Jacques Dupin « l’accomplissement de l’amour jusqu’au plateau spacieux où la femme respire, où l’homme se tient debout »3646. Cette femme qui « respire », cet homme « debout »3647, Giacometti choisit cette fois de les représenter non pas réunis, mais chacun pris isolément, en alternance. L’homme relevé (F. [14]) peut fixer le soleil (F. [5]) sans frémir, grisé de ce « parfum d’insolation » qui « protège ce qui va éclore »3648, alors que la femme, elle-même debout « au bord du ciel criant [son] nom »3649 dans l’un des dessins de Giacometti (F. [11]), apparaît dans la fraîcheur de sa nudité (F. [18]). L’omniprésence du soleil et du ciel dans les dessins et ces fêtes de la couleur évoquent la grande saison nuptiale décrite dans le vers liminaire du poème « Évadné » : « L’été et notre vie étions d’un seul tenant »3650. Pourtant au cœur de cette ivresse subsiste le serpent qui surprend l’une des figures féminines dessinées par Giacometti (F. [8]). Serpent qui semble figurer ces « micas du deuil »3651 sur le visage de l’aimée congédiés par le poète. La présence des « micas du deuil » dans ce temps où le « sable », l’arène du temps, est « mort »3652, Jacques Dupin la rapproche de la vitre qui dans Dehors la nuit est gouvernée marque la « précarité de la rencontre » : « comme si le commencement de la métamorphose s’accompagnait de la transformation du sable, emblème stérile, en cet élément propice à la vision de l’autre mais non à son contact : le verre »3653. Serpent, marque dans le temps de la fusion amoureuse de l’impossibilité de la « communication absolue » qui obsède Giacometti, ou prémices d’une retombée future :
‘Dans la stupeur de l’air où s’ouvrent mes allées,Les cinq poèmes réunis sous le titre Le Visage nuptial furent publiés pour la première fois dans la revue Cahiers d’Art (1940-1944, pp. 27-28). Repris dans Seuls demeurent [Paris, Gallimard, 1945], ils font partie, avec ce recueil, de Fureur et mystère, Paris, Gallimard, 1948. Le poème « Le visage nuptial », qui donna son titre à cette réunion, fut publié en édition originale séparée en 1938 (Paris, s. n.), à 115 exemplaires.
« Le Visage nuptial », op. cit., p. 153.
Jacques Dupin, ibid., p. 75.
Antoine Coron, René Char, manuscrits enluminés par des peintres du XX e siècle [catalogue de l’exposition présentée à la Bibliothèque Nationale, Galerie Mansart, du 16 janvier au 30 mars 1980], sous la direction d’Antoine Coron, Paris, Bibliothèque Nationale, 1980, p. 61.
Ibid., pp. 61-62,
René Char, Dans l’atelier du poète, op. cit., p. 311.
Pour l’analyse de ces poèmes, sur lesquels nous ne pouvons revenir en détails, voir Paul Veyne, René Char en ses poèmes, Paris, Gallimard, 1990.
Voir James Lord, Giacometti, op. cit., p. 391 et suivantes, avec toutes les précautions d’usage que nécessite cette biographie controversée.
René Char, « Le Visage nuptial », Seuls demeurent, Fureur et mystère, Œuvres complètes, op. cit., p. 151.
L’original, conservé au département des manuscrits de la BNF sous la cote NAF 25713, n’est en effet pas consultable, étant donné qu’il existe également sous la forme d’un microfilm en noir et blanc !
Voir Antoine Coron, ibid., pp. 137-139.
Voir Edmond Nogacki, ibid., pp. 370-382. Nous émettons pour cette interprétation les mêmes réserves que pour les Poèmes des deux années.
Jacques Dupin, « Dehors la nuit est gouvernée », L’Arc, n°22, été 1963, p. 67.
René Char, « Le Visage nuptial », op. cit., p. 153.
Le Visage nuptial, op. cit., p. 150.
« Le Visage nuptial », op. cit., p. 151.
« Évadné », Le Visage nuptial, op. cit., p. 153.
« Le Visage nuptial », op. cit., p. 152.
« Voici le sable mort, voici le corps sauvé » : ibid., p. 153.
Jacques Dupin, ibid., p. 68.
René Char, « post-scriptum », Le Visage nuptial, op. cit., p. 154.