5) Retour amont

L’image du cheval est au cœur de « Célébrer Giacometti », puisque c’est à un « maréchal-ferrant »3655 que lui fait songer le « grand Giacometti » agenouillé à la recherche du tableau qu’il va dégager des décombres de l’atelier. Qu’a-t-il à ferrer, ce maître des forges dans son « nuage de feu »3656, si ce n’est le réel lui-même ? Parler, écrire « sur le vif » équivaut, comme le note André du Bouchet, à « ferrer un cheval au galop »3657 (Char se souvient-il en outre de « Ferrache », le pseudonyme employé par Giacometti pour ses dessins politiques pendant leurs années communes au sein du groupe surréaliste ?3658). Ce cheval au galop, il ne s’agit pourtant pas seulement de le ferrer, mais dans un même geste de le « fouetter »3659, en le harcelant de la voix3660, tout en espérant l’enfourcher. La cavalcade attendue, c’est Retour amont qui en 1965 la donne à voir dans l’image de ces « hommes à cheval au galop » qui font face au poème « Faction du muet » dans le livre édité par Guy Lévis Mano3661.

D’après Antoine Coron3662, René Char avait pensé un moment illustrer lui-même Retour amont, mais il « y renonça en mai 1965, jugeant que c’était là ‘trop de complaisance personnelle, ce double rapport à un livre’. Il se tourna alors vers Alberto Giacometti ‘pour une seule eau-forte, peut-être’ ». Ces gravures ne se limitèrent pas au frontispice mais furent quatre finalement, et Char, « qui les trouvait ‘exactement dans l’esprit’ des textes, veilla à ce que les frères Crommelynck obtiennent au tirage un fond nettement et uniment noir et non pas d’un ‘gris délavé’, comme il apparaissait aux premières épreuves […] ». Virage brutal, donc, de l’arc-en-ciel du Visage nuptial aux ténèbres de Retour amont deux ans plus tard, comme un passage du positif vers le négatif avec ces dessins dont les traits apparaissent comme de la craie sur un tableau noir. Négatif d’une approche de la mort qui semble retentir toute entière de ces quelques mots du poète, « vous traversiez la mort en son désordre »3663. Les « gravures en négatif de Giacometti – parmi les plus belles qu’il ait réalisées » furent en effet « ‘ses derniers mots avant qu’il ne parte conclure son destin dans son village des Grisons’, selon l’expression de Char à Marcelle Mathieu. Mort le 11 janvier 1966, Giacometti ne signa pas les exemplaires »3664.

Et certes ces quatre eaux-fortes semblent « tracées sur le gouffre »3665, et il n’est pas possible de contempler la dernière, l’homme sur le précipice, sans songer que cet homme est l’artiste, avec le vide béant face à lui de cette mort qu’il sent venir, sans rémission cette fois. Et ce noir qui se substitue à la blancheur accueillante du papier dans l’intuition fulgurante d’une inversion du « coup de dé », serait celui de la mort alors, une fois pour toutes ? La mort qui envahit l’espace du dessin, pour cette « angoisse existentielle » qu’on se plait encore trop souvent à reconnaître dans l’œuvre d’Alberto Giacometti ? Nous nous garderons de sombrer dans un symbolisme aussi plat et gageons qu’autant que le retour pour le poète n’est concevable qu’amont, autant pour l’artiste ces eaux sont moins noires que fortes.

« Retour amont », le poète s’en est expliqué, ne signifie pas « retour aux sources », mais, « plus haut que les sources »3666, au « pire lieu déshérité qui soit »3667 et le recueil est la « chronique d’une descente et d’une volonté de remonter »3668. Mais quelle force dans l’œuvre peut permettre de remonter, sinon cette « exaltante alliance des contraires » qui permet à Char de « s’établir dans l’héritage d’Héraclite […] et dans le même temps évoque un âge – celui que le poète reconquiert – où logos signifiait à la fois parole et raison, la pensée présente en son dire, non abstraite, non séparée. Travail de destruction et de création mêlées où l’accès à un Grand Réel n’est possible que par l’arrachement souverain qui ne s’attarde pas […] »3669. C’est, note Michel Jarrety, toute « l’exigence du fragment »3670 évoquée plus tard dans l’hommage à Rimbaud : « En poésie, on n’habite que le lieu que l’on quitte, on ne crée que l’œuvre dont on se détache, on n’obtient la durée qu’en détruisant le temps »3671. « De mon logis pierre après pierre / J’endure la démolition »3672, écrit le poète, mais cette « démolition » est la seule sente vers amont, s’il est « le pire lieu déshérité qui soit ».

Nous avons noté que ce rapport au « levier » de la contradiction était un trait commun aux poètes proches de Giacometti, et dès 1949, André du Bouchet note à propos de René Char dans l’article déjà cité : « Char tire sa force tourbillonnaire des pôles ennemis entre lesquels il se trouve et qu’il a toujours soin d’énoncer »3673. Le « retour amont » ne peut donc s’effectuer que par la « force tourbillonaire » qui naît du choc de ces « pôles ennemis », mais ce n’est pas alors pour promettre en cherchant refuge au sein de l’origine le « retour engluant de la nostalgie ». Il s’agit plutôt dans la proximité de Nietzsche d’un « retour régénérant du pessimisme lucide et de l’accueil d’amont »3674. Pas plus qu’un foyer en course ne laisse les cercles dessinés par André du Bouchet se refermer sur eux-mêmes3675, la répétition charienne ne renvoie au Même. Comme le note Patrick Née : « Ici, tout retour éternel est un tour novateur : [le] temps [de Char] n’est en rien celui du revenir ; il est, absolument, celui du venir – surrection, allégresse, matin »3676. Ce « retour amont » ne concerne dès lors pas seulement le recueil illustré par Giacometti, mais s’affirme comme l’a montré Patrick Née3677 comme le « mouvement organisateur » de l’ensemble de son œuvre qui dès Abondance viendra (1933) procède de la « TENSION D’AVAL/AMONT »3678. Le « site amont » est reconnu par Patrick Née « comme le site d’une temporalité ek-statique où s’ouvre le Temps – reprise depuis son origine et se déployant jusqu’à son aval, dans un présent-révélation »3679. Une telle « temporalité ek-statique », et c’est bien l’objet de cette dernière partie, est également à l’œuvre dans la sculpture, la peinture et le dessin d’Alberto Giacometti, dont le mouvement organisateur procède quant à lui d’une tension entre « faire » et « défaire » qui peut paraître dessiner comme un pôle « aval » et un pôle « amont ». Retour « amont » pour Giacometti, et non simplement au point de départ s’il y a la possibilité de « progresser un tout petit peu »… Ce « progrès » entrevu par Giacometti nous semble avoir sa tenue « plus haut que les sources »3680 qui par intermittence vivifient son œuvre et s’élancer de ce « port naturel de tous les départs », c’est-à-dire dans la « tension de l’oxymore, ce lieu de l’ancre et de la voile », qui « signe » également « l’Éternel retour charien »3681.

Il nous semble alors pour en venir plus précisément à l’illustration de Retour amont par Alberto Giacometti en 1965 qu’inverser le rapport du texte au dessin comme le fait pour la première fois l’artiste à cette occasion n’est pas se laisser fasciner par la mort prochaine et déposer les armes devant elle, mais se porter amont encore une fois par le vigoureux coup d’épaule d’un élan vital qui n’a de cesse. Et ce n’est pas « illustrer » ce texte alors, mais faire effort vers une pensée en commun qui ne s’abstrait pas de son « dire »3682 et concevoir dès lors l’ensemble poèmes-dessins par ce retournement du blanc au noir comme un vaste oxymore qui puisse propulser amont poète, artiste et lecteur par le choc de ces pôles opposés. Char est sensible à la « force tourbillonnaire »3683 ainsi acquise par le livre en commun, qui veille pour cette raison à ce que « les frères Crommelynck obtiennent au tirage un fond nettement et uniment noir et non pas d’un ‘gris délavé’, comme il apparaissait aux premières épreuves »3684. Voici en effet ce que lui écrivait Giacometti le 26 septembre 1965, peu avant ce départ pour l’hôpital de Coire d’où il ne devait pas revenir :

‘Demain je mets à la poste les quatre gravures, résultat indirect (et assez direct en certaines choses) de la lecture des poèmes. Ces quatre images se sont fixées dans ma tête, dessinées en blanc sur le fond sombre (c’est le fond qui est mordu à l’acide et pas les traits). Je ne sais pas si le résultat est bon, je n’ai en ce cas aucun jugement objectif, mais je ne peux pas ne pas te les envoyer. Si elles ne te vont pas, je vais faire autre chose, mais j’aimerais mieux avoir des gravures qui ont pour moi un rapport avec les poèmes que des gravures simplement parallèles comme on en fait généralement.
Celles-ci seraient ordonnées dans une certaine suite. Devant le titre (frontispice) la montagne (la gravure avec le moins de traits que j’ai fait de ma vie), ensuite dans le livre : I – les hommes à cheval au galop (ils vont quelque part pour quelque massacre). II – l’homme dans les rochers. III – à la fin, l’homme sur le précipice qui regarde dans le vide avec le grand vide du paysage. J’ajoute une variante de l’homme dans les rochers, noire sur gris que je préfère en tant que gravure mais qui va moins bien devant un poème que le blanc sur noir3685.’

Il est intéressant de constater que Giacometti décrit ces images exactement comme il décrivait les sculptures surréalistes, par exemple Le Palais à quatre heures du matin 3686. Ces images apparaissent « fixées » une fois pour toutes dans son esprit à la lecture des poèmes, elles ne seront que peu modifiées par le travail de réalisation de la gravure qui ne donne pas lieu à cette « aventure » dans l’inconnu qu’est le travail devant modèle. L’« aventure » a eu lieu dans le temps de la lecture qui les a fait naître mais pas dans la réalisation.

Pourtant Giacometti insiste : ces gravures sont le résultat à la fois « direct » et « indirect » de la lecture et il conçoit la pratique du livre de dialogue comme un engagement véritable, il veut que les deux œuvres se regardent et ne cohabitent pas dans une pure et simple juxtaposition : « j’aimerais mieux avoir des gravures qui ont pour moi un rapport avec les poèmes que des gravures simplement parallèles comme on en fait généralement ». Or, ce rapport, s’il est également thématique, repose surtout sur l’écart du blanc au noir. Si Giacometti précise à la fin de la lettre que la gravure noire sur gris est meilleure en tant que gravure, c’est pour souligner d’autant plus que c’est cet écart qui importe : le noir sur gris « va moins bien devant un poème que le blanc sur noir ». Si le blanc sur noir « va » mieux, ce n’est pas seulement qu’il est mieux assorti, qu’il fait plus joli : il va mieux peut-être, mais surtout il va à ravir, de tout l’allant d’un « galop » non pas « éteint »3687 dans la deuxième gravure, mais ravivé par la contradiction. C’est alors dans le rapport des poèmes aux gravures que se déplace l’« aventure » dans la « lutte »3688 du noir et du blanc. Ces « hommes à cheval au galop », ils « vont quelque part pour quelque massacre » : ils vont « mordre », non pas sur les traits mais sur le « fond » – comme l’acide pour ces gravures – c’est-à-dire assaillir la mort qu’il s’agit d’affronter debout : « Bats-toi, souffrant ! Va-t’en, captif ! »3689. L’acide dans cette série de gravures où l’usage de l’aquatinte permet d’obtenir le noir désiré est un archer dont les traits sont décochés vers le fond, donnant au recueil toute sa présence (prae-sens), si « le présent n’est qu’un jeu ou massacre d’archers »3690. Pour « faire ma guerre »3691, dira Giacometti à ceux qui lui demandent pourquoi il peint, sculpte, dessine…

Dans le livre imprimé par Guy Lévis Mano, les gravures (toutes sur la page de droite) seront disposées ainsi : la « montagne » face à « Tracé sur le gouffre » ; les « hommes à cheval au galop » en face de « Faction du muet » ; « L’homme dans les rochers » répond au poème « Le Banc d’ocre » et enfin « L’homme sur le précipice qui regarde dans le vide avec le grand vide du paysage » face au dernier poème, « L’ouest derrière soi perdu ». Dans ce « pire lieu déshérité qui soit », Giacometti ne s’aventure que dans l’ascèse d’un dépouillement extrême et propose avec la montagne qu’il souhaite placer en frontispice « la gravure avec le moins de traits que j’ai fait de ma vie ». Gravure loin d’être éteinte pourtant, mais comme les trois autres une manière dans le frottement créé par le contact avec les poèmes d’« user la nuit noueuse » : « Porteront rameaux3692 ceux dont l’endurance sait user la nuit noueuse qui précède et suit l’éclair. Leur parole reçoit existence du fruit intermittent qui la propage en se dilacérant »3693. « Content de peu », comme le « pollen des aulnes », Giacometti abandonne à d’autres les fruits de ce « delta » qui « verdit »3694 : il meurt sans avoir signé le colophon du livre.

Notes
3655.

« Célébrer Giacometti », op. cit., p. 431.

3656.

Ibid.

3657.

André du Bouchet, carnet inédit.

3658.

Voir chapitre II.

3659.

René Char, « Célébrer Giacometti », idem.

3660.

« fouetter d’offenses »

3661.

Retour Amont, Paris, GLM, décembre 1965, 34 f., paginés de 9 à 58 ; 24,5 x 18,4 cm, Éd. originale, illustrée de 4 gravures sur cuivre par Alberto Giacometti.

3662.

Antoine Coron, René Char, [catalogue de l’exposition « René Char », présentée à la Bibliothèque nationale de France sur le site François-Mitterrand du 4 mai au 29 juillet 2007], sous la direction d’Antoine Coron, Paris, Bibliothèque nationale de France / Gallimard, 2007, p. 170, cat. 274.

3663.

René Char, « Tracé sur le gouffre », Retour amont, Œuvres complètes, op. cit., p. 423.

3664.

Antoine Coron, idem.

3665.

Voir René Char, « Tracé sur le gouffre », Retour amont, op. cit., p. 423.

3666.

Paul Veyne, René Char en ses poèmes, Paris, Gallimard, 1990, p. 445.

3667.

René Char, « Bandeau de ‘Retour amont’ », Recherche de la base et du sommet, op. cit., p. 656.

3668.

Paul Veyne, ibid., p. 444.

3669.

Michel Jarrety, « René Char », op. cit., p. 131.

3670.

Idem.

3671.

René Char, « Arthur Rimbaud », Recherche de la base et du sommet, op. cit., p. 733.

3672.

« Sept parcelles du Lubéron, I », Retour amont, op. cit., p. 422.

3673.

André du Bouchet, « ‘Note’ sur Fureur et mystère de René Char », op. cit., p. 748.

3674.

Patrick Née, « Char et Nietzsche ou de l’éternel retour », op. cit., p. 83.

3675.

Voir chapitre précédent.

3676.

Patrick Née, ibid., p. 92.

3677.

Patrick Née, René Char. Une poétique du retour, Paris, Hermann Éditeurs, 2007.

3678.

Ibid., pp. 101-102.

3679.

Patrick Née, « Amont, un mythe de compromis », René Char, 10 ans après, textes réunis par Paule Plouvier, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 155.

3680.

Paul Veyne, ibid., p. 445.

3681.

Patrick Née, « Char et Nietzsche ou de l’éternel retour », op. cit., p. 95.

3682.

Voir Michel Jarrety, ibid.

3683.

André du Bouchet, idem.

3684.

Antoine Coron, idem.

3685.

Lettre d’Alberto Giacometti à René Char, 26 septembre 1965, reproduite en fac-similé dans René Char, paysages premiers [catalogue de l’exposition présentée à l’Hôtel de Campredon / Maison René Char de L’Isle-sur-la-Sorgue du 6 juillet au 30 septembre 2007], coordonné par Chloé Jarry, Paris, Hazan, 2007, pp. 90-91.

3686.

Voir chapitre VIII.

3687.

René Char, « Sept parcelles du Lubéron, II, Traversée », Retour amont, op. cit., p. 422.

3688.

Voir « Lutteurs », Retour amont, op. cit., p. 437.

3689.

« Sept parcelles du Lubéron, II, Traversée », op. cit., p. 422.

3690.

« Mirage des aiguilles », Retour amont, op. cit., p. 425.

3691.

 Alberto Giacometti, « Ma réalité », op. cit., p. 77.

3692.

Voir l’analyse du « Lied du figuier » par Patrick Née, ibid., p. 96.

3693.

René Char, « Le Nu perdu », op. cit., p. 431.

3694.

« L’ouest derrière soi perdu », op. cit., p. 439.