1) Jacques Dupin et Alberto Giacometti : quelques points de repère

Dans un article récent, Jacques Dupin revient en détails sur sa relation d’amitié avec Alberto Giacometti et situe leur rencontre à l’époque de son premier article sur lui, en 1953 : « J’étais depuis quelques années le collaborateur de Christian Zervos, qui dirigeait, animait plutôt, la prestigieuse revue Cahiers d’art. Parmi divers travaux d’édition, je devais visiter des ateliers d’artistes pour en rapporter de quoi rédiger et illustrer un article »3702. Au cours de cette visite, le poète prend quelques notes et rassemble des photos pour cet article3703 qui ne fut jamais repris mais constitue une étape importante vers les Textes pour une approche. Giacometti fut « satisfait » de ce texte et invita le poète à « revenir », ce qu’il fit « environ une fois par semaine, jusqu’à sa mort », d’autant plus qu’il avait des raisons professionnelles de le rencontrer, étant « devenu collaborateur de la galerie Maeght, qui était sa galerie » : « Je participais à la préparation des expositions, la sélection des œuvres, l’édition du catalogue, de l’affiche, de l’invitation. Dans le travail en commun, sa gentillesse et son attention facilitaient ma tâche »3704. L’amitié naquit et se renforça dans ces heures de travail en commun, de telle sorte que lorsqu’il fut question d’éditer une monographie consacrée à Giacometti comme Aimé Maeght en avait le projet pour chacun des artistes qu’il défendait, Giacometti ne voulut pas que la réalisation en fût confiée à un autre que Jacques Dupin, leur ami commun Ernst Scheidegger étant responsable des photographies et de la mise en pages :

‘La préparation de ce livre m’a encore rapproché d’Alberto. Je devais recueillir de sa bouche d’innombrables informations et confirmations sur sa vie et ses œuvres, mais surtout des éclaircissements sur chaque étape de son travail, ses rencontres, ses voyages. Nos conversations se prolongeaient souvent très tard dans la nuit au restaurant et dans les boîtes de Montparnasse. Là, nous y retrouvions Caroline, une modèle et amie, ainsi que d’autres compagnes de ses soirées, qui venaient se pencher sur mes notes et mes photos. Je me souviens d’une nuit chez A., un lieu plutôt mal famé. Une fusillade éclata. Les bouteilles et les glaces derrière le bar volèrent en éclats. Nous nous sommes réfugiés sous les tables. Quand le calme fut revenu, nous sommes allés dans une autre boîte. Je me suis alors aperçu que j’avais oublié chez A. un carton contenant un assez grand nombre de dessins. Caroline s’est éclipsée, elle est revenue un quart d’heure plus tard en tenant le précieux carton3705.’

Jacques Dupin note que dans la conversation, Giacometti « abordait aussi bien la politique que l’art ancien et contemporain, et surtout la poésie ». Il n’est pas interdit de penser, même si l’intéressé reste discret à ce sujet, que Giacometti se soit penché sur la poésie qu’écrivait son ami, comme sur celle de leur ami commun René Char, puisque dès 1956 il grava une eau-forte pour accueillir le lecteur d’Art poétique chez PAB3706. En 1960, ce sont plusieurs eaux-fortes qui sont gravées pour L’Épervier 3707, qui paraît avec seulement un frontispice, les autres gravures étant par la suite utilisées pour la publication en 1999 sous le titre Textes pour une approche 3708 de plusieurs textes consacrés à l’artiste. Giacometti ne laisse pas non plus d’interroger à plusieurs reprises le visage de celui qui a si bien décrit la particularité de son trait. Ces portraits de 1961, 1962 et 1964 témoignent de ce que Jacques Dupin est devenu un modèle du type favori de Giacometti, c’est-à-dire un « familier »3709, dont son dessin révèle l’intime étrangeté.

rédaction de la monographie devient le lieu pour Jacques Dupin du partage d’une expérience fondamentale de l’art d’Alberto Giacometti, celle de l’échec, qui fonde le rapport de ces textes au fragmentaire :

‘J’étais bien incapable de tirer parti de tout ce qu’Alberto me livrait. J’ai écrit comme j’ai pu des pages maladroites avant de dire à Giacometti que je renonçais, qu’il fallait trouver un autre écrivain. Il se récria, il s’emporta. Il ne voulait pas d’un autre et il m’arracha des mains les feuillets de mes ébauches. Il les trouva très satisfaisantes et proposa de les publier telles quelles. Je me rappelais ce qu’il disait de l’échec qui le portait chaque jour à reprendre ce qu’il avait fait la veille. Jamais il n’était satisfait d’une sculpture ou d’un tableau, et il les reprenait inlassablement. Il se retrouvait dans mon aveu d’impuissance et il m’engagea à insister. Je me remis au travail pour aboutir, sur le mode fragmentaire, à ce que j’ai titré Textes pour une approche. La première monographie sur Alberto Giacometti paraîtra en 1962.’

Dans ce retour sur l’élaboration de son texte, il est donc intéressant de constater que c’est à Giacometti lui-même que Jacques Dupin attribue la paternité de la forme même de son texte, non seulement par son exemple, mais plus précisément ici par son incitation à accepter le nécessaire inachèvement de ce que le poète avait d’abord envisagé comme un texte achevé.

Giacometti et Jacques Dupin n’ont pas tenté ensemble de livre illustré. L’occasion ne semble pas s’être présentée, probablement du fait du grand nombre de projets de ce genre pour lesquels Giacometti s’était engagé dans les dernières années. Il fait pourtant peu de doutes qu’une telle collaboration eût été appelée à voir le jour si Giacometti avait vécu un peu plus, étant donné l’intérêt de plus en plus grand qu’il a marqué pour cette pratique dans les dernières années, avec une audace de plus en plus grande. On ne peut que rêver au sommet qu’eût pu être une telle rencontre dans l’espace d’un livre. Pourtant la monographie, pour la réalisation de laquelle Giacometti s’est impliqué de la manière que relate Jacques Dupin, et pour laquelle il a fourni un nombre important de gravures inédites, peut apparaître comme un livre de cette sorte. Il est d’ailleurs extrêmement dommage qu’il ne soit pas réédité sous cette forme, le livre étant désormais introuvable, tant apparaît heureux le voisinage du texte et des reproductions, intense leur dialogue.

C’est un point d’orgue d’une autre nature qu’est appelée à connaître l’amitié entre Jacques Dupin et Alberto Giacometti, puisque Giacometti en 1965 accepte pour la première fois l’idée d’un film qui le saisirait en plein travail, d’un œil de caméra fixé sur lui alors que lui-même fixe le modèle. C’est que le cinéaste est Ernst Scheidegger, et le modèle Jacques Dupin, ce qui a pour effet de « désarmer sa méfiance »3710. Jacques Dupin connaît donc cette fois la grande expérience, dans des conditions qui ne sont pas optimales, et qui laissent la place au « faire » beaucoup plus qu’au « défaire », mais pour quelle splendide construction ! Le film qui montre la progression graduelle de cette construction, depuis les deux premiers traits en forme de « piolet »3711 jusqu’à l’intrusion de la couleur dans la partie, et les chutes du film récemment retrouvées et publiées dans Éclats d’un portrait , qui montrent l’avancée de manière beaucoup plus continue que celles de James Lord, qui ne prenait qu’une photographie par séance de pose, sont saisissants, et certainement l’un des documents les plus importants sur le travail d’Alberto Giacometti. Mais surtout, la manière dont Jacques Dupin décrit ce qu’il ressent est passionnante pour nous, puisque se fait jour dans son propos le sentiment d’être du mauvais côté de la toile. Il se sent coupé du devenir de son propre visage, qu’absorbe le peintre dont l’œil pointe vers lui, comme son pinceau – de cette manière si directe, le peintre le tenant très droit, que révèle la caméra braquée sur le tableau3712 – pointe vers la toile. Jacques Dupin retrouve alors l’expression chère à son ami Michel Leiris :

‘Je devais me soumettre à la règle du jeu. M’asseoir sur la chaise dont la place immuable était marquée à la peinture rouge sur le sol. Prendre la pose strictement imposée par le peintre, garder une immobilité absolue et le regarder dans les yeux. Ce qui exige une grande concentration, un extrême contrôle de soi. Mais j’avais de surcroît l’obligation de poser des questions, d’être attentif aux réponses et d’y répliquer. C’était comme livrer bataille sur deux fronts. J’ajoute que, pour Alberto, garder la pose n’est pas un état passif. Il considère que le modèle doit l’accompagner, se porter vers lui, participer sans le moindre mouvement à l’acte de peinture […].
Enfin, tant bien que mal, j’ai posé, j’ai conversé, pour le premier film de Giacometti au travail, en paroles et en couleurs. Dans la situation où j’étais, ma grande frustration fut de ne rien voir du tableau en train d’être peint. J’étais de l’autre côté de la toile, condamné à fixer les yeux du peintre sans percevoir la progression du trait et des touches de couleur qui interrogeait ma tête. J’étais un acteur aveugle qui fut très étonné, interloqué, quand il lui fut permis de voir ce qui lui était caché. C’était moi, et c’était un autre. Plus ressemblant mais d’une autre ressemblance que mon image dans le miroir. Une tête dépouillée de l’accidentel et de l’incongru. Une tête dont la banalité s’effaçait devant l’essentiel. Comme surgissant d’une mer grise ou d’une mort en sous-œuvre, elle laissait saillir les os, les orbites et le crâne, sans éteindre le bleu de l’œil et l’énergie de la vie3713.’

Il nous semble que ce passage montre qu’un poète comme Jacques Dupin apporte au plus haut point à Alberto Giacometti ce qu’il recherche dans la relation avec le modèle, c’est-à-dire une curiosité, un don de soi, une capacité d’attention à l’acte de transbordement qu’il est en train d’accomplir auxquels ne peuvent atteindre également que des êtres liés à lui par l’amour (sa femme, Caroline) et/ou le sang (sa mère ; cet autre lui-même – Yves Bonnefoy a remarqué combien certains portraits de lui tiraient sur l’autoportrait3714 – qu’est son frère). Il faut que Giacometti lui arrache ses feuilles pour voir ce qu’il a inscrit dessus, et Giacometti en retour le fait patienter longuement, attendre la barque dans laquelle ce passeur enfin lui fait traverser la « mer grise », pour passer de l’autre côté du miroir. Textes pour une approche, Portrait de Jacques Dupin : tours de passe-passe où chacun apparaît comme le nocher de l’autre.

Familier de l’artiste, Jacques Dupin est invité à Stampa, où il se rendra à trois reprises. Accueilli par Annetta, il voit et décrit3715 l’autre versant de la vie d’Alberto. La troisième fois sera la dernière, puisque c’est pour les obsèques d’Alberto, le 15 janvier 1966, où sont également Michel Leiris, Yves Bonnefoy et André du Bouchet :

‘Le catafalque était dressé dans l’atelier près de la table où il avait si souvent modelé et dessiné. Sur la table intouchée, les tubes, les bouteilles, des armatures de figurines, des sculptures inachevées, un bloc de terre, un canif couvert de plâtre. Aucune interruption entre les instruments de travail et le corps étendu dans le cercueil3716.’

Après la mort d’Alberto, Jacques Dupin continue encore à revenir régulièrement vers lui. Il y a l’aventure de L’Éphémère, revue pour laquelle il réunit des textes inédits, d’autres expositions auxquelles il participe, notamment celle de 1978 à la fondation Maeght, pour laquelle il rédige le texte « La Réalité impossible »3717, et surtout le patient travail de la publication des Écrits de l’artiste, avec Michel Leiris :

‘Tout en déclarant qu’il n’était pas écrivain, Alberto accepta à la fin de sa vie de rassembler et d’éditer l’ensemble de ses écrits. Il m’en confia le soin et accepta l’offre de Pierre Bérès d’en être l’éditeur. Une lettre de 1962 atteste que ce projet est engagé. Abandonné par la maladie et la mort de Giacometti, il fut repris en 1980. [Annette] avait retrouvé un grand nombre de carnets couverts de textes et de dessins, les textes hâtivement crayonnés étant souvent difficilement déchiffrables. Les collaborateurs d’Annette, Mary Lisa Palmer et François Chaussende, furent chargés d’établir le texte avec « l’aide constante de Michel Leiris et de Jacques Dupin », avait-elle précisé. S’il était aisé de réunir les écrits publiés dans les revues, journaux ou catalogues d’exposition, les carnets en mauvais état de conservation et couverts d’un griffonnage négligent posèrent de sérieux problèmes. Je me souviens de longues et nombreuses séances pour rétablir les mots et les phrases que Giacometti avait jetés sur les pages de carnets sans souci de publication et même de lisibilité. Nous avons dû parfois nous résoudre à laisser un blanc à la place d’un mot indéchiffrable3718.’

L’ouvrage est publié en 1990, avec une préface rédigée par Jacques Dupin pour cette occasion, c’est-à-dire le texte prévu pour le premier numéro de L’Éphémère, mais auquel Dupin avait renoncé à l’époque.

Il est difficile de faire le recensement complet des nombreuses interventions radiophoniques ou dans les journaux de Jacques Dupin à propos de Giacometti. Notons simplement que lors de la publication en français du livre de David Sylvester, le critique anglais ami de Michel Leiris et de lui-même, Jacques Dupin relit la traduction. Il y apporte des corrections, et rédige un « post-scriptum ». Il participe également au film de Michel Van Zele : Qu’est-ce qu’une tête ? 3719 Enfin, dernière date marquante de la relation entre Giacometti et Dupin, la publication en 2007 du livre Éclats d’un portrait. Le « flair d’un éditeur avisé » ayant « permis de retrouver à Zürich, dans le studio de Scheidegger, une caisse remplie de photos du film, rushes et clichés perdus de vue »3720, Jacques Dupin a accepté d’écrire le texte du livre où sont présentés ces documents. Le poète revient alors vers l’œuvre en retrouvant des formulations très proches de celles des Textes pour une approche. Mais le grand apport de ce livre est de nous livrer le témoignage de modèle de Jacques Dupin, absent de la monographie puisque cette expérience lui est postérieure. C’est cette place donnée à la relation personnelle entre Jacques Dupin et Alberto Giacometti, aux « traces d’une amitié »3721 qui n’avaient pas leur place dans une monographie dont l’auteur, bien que profondément impliqué, devait pourtant s’effacer, qui constitue l’apport principal de ce livre. Jacques Dupin peut davantage évoquer l’homme tel qu’il l’a connu, avec cette distance poignante que revêt un portrait exécuté « de mémoire », alors que son modèle a depuis longtemps disparu : « La tête d’Alberto, pour moi la seule de tous les êtres rencontrés et perdus qui ne se soit ni effacée, ni embrumée, ni transfigurée »3722.

Notes
3702.

Jacques Dupin, « De l’autre côté de la toile », Télérama hors série n° 148 H, 2007, p. 20.

3703.

« Giacometti, sculpteur et peintre », Cahiers d’Art, n° 1, Paris, oct. 1954, p. 41-54.

3704.

« De l’autre côté de la toile », idem.

3705.

Ibid., p. 22.

3706.

Art Poétique, avec en frontispice le fac-similé d’un dessin de Giacometti, Alès, PAB, 1956.

3707.

L’Épervier, Paris, GLM, 1960. Les 75 exemplaires de tête sont illustrés d’une eau-forte de Giacometti en frontipice. Voir Damien Bril, « Alberto Giacometti illustrateur de livres », Giacometti, Leiris, Iliazd. Portraits gravés, op. cit., p. 18 : « Ces petites illustrations synthétisent en une seule image l’impression laissée par le texte après qu’il est passé au filtre du regard que Giacometti pose sur le monde : les thèmes présents dans son œuvre sculpté transparaissent à travers le sujet même des recueils, dans les petites natures mortes, saisies dans une frontalité immobile et atemporelle, amincies à l’extrême par le trait vif et synthétique de Giacometti sur la plaque ».

3708.

Jacques Dupin, Textes pour une approche, Tours, Farrago, 1999.

3709.

« De l’autre côté de la toile », idem.

3710.

Idem.

3711.

 Éclats d’un portrait, op. cit., p. 21 (p. 23 pour la reproduction correspondante).

3712.

Voir Éclats d’un portrait, op. cit., p. 24.

3713.

Jacques Dupin, « De l’autre côté de la toile », op. cit., p. 22.

3714.

Yves Bonnefoy, ibid., p. 442.

3715.

Jacques Dupin, « De l’autre côté de la toile », op. cit., p. 24.

3716.

Idem. Voir également Jacques Dupin, Éclats d’un portrait, op. cit., p. 163.

3717.

« La réalité impossible », préface au catalogue de l’exposition rétrospective d’Alberto Giacometti, fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence, juillet-septembre 1978. Repris dans L’espace autrement dit, Paris, Galilée, 1982. et dans Textes pour une approche, Tours, Farrago, 1999.

3718.

« De l’autre côté de la toile », op. cit., p. 23.

3719.

Michel Van Zele, Qu’est-ce qu’une tête ?, Paris, Réunion des musées nationaux ; Issy-les-Moulineaux : Arte France développement [éd., distrib.], cop. 2001.

3720.

Jacques Dupin, Éclats d’un portrait, op. cit., p. 8.

3721.

Titre du livre d’Ernst Scheidegger sur Alberto Giacometti, op. cit.

3722.

Jacques Dupin, ibid., p. 71.