Revenons maintenant au point qui nous intéresse le plus à ce stade de notre cheminement dans la réflexion de Jacques Dupin, c’est-à-dire l’analyse du retournement qui rend l’échec à une forme de positivité. Nous avons vu que pour le poète il apparaît en définitive que « la touche qui déconstruit prévaut, qu’elle est la seule à imposer une avancée irréversible » et que la « pensée négative enclenche et gouverne le processus créateur »3733. Nous avons alors pu mettre l’accent sur la fonction essentielle de la perte de l’objet dans la création qui accorde un statut d’interlocuteur au monde extérieur. À cette perte répond le travail de destruction qui ouvre la voie à la construction : « Antériorité de la destruction qui ouvre un espace vierge. Le champ de bataille précède le champ de fouilles qui précède à son tour le chantier du bâtisseur »3734. Mais, remarque Jacques Dupin, les « trois champs que je viens d’évoquer se compénètrent et jaillissent du même geste. Une dialectique haletant entre le positif et le négatif détermine la nécessité de leur enchaînement et de leur quasi-coexistence »3735.
Ce « désoeuvrement », il gouverne également le processus créateur chez le poète. Pourtant, avant de penser la proximité de son travail sur la langue avec celui de Giacometti, c’est une différence que pose Dupin dans le fragment liminaire des Textes pour une approche. Dupin commence par reprendre et retravailler le passage qui ouvrait son texte dans les Cahiers d’art, puis il lui adjointaprès un blanc typographique un passage métapoétique fondamental pour penser la relation entre Alberto Giacometti et les poètes :
‘La parole, en effet, condamnée aux détours, tente désespérément de retrouver l’accès abrupt dont la nostalgie la ronge. De susciter l’espace singulièrement actif de cette œuvre en la poursuivant de plusieurs côtés à la fois, comme on reconstitue illusoirement l’unité d’une sculpture en multipliant les points d’observation. Dans sa poursuite morcelée, elle passe dix fois par le même chemin tandis que certains lieux inexplicablement lui sont interdits. Trop proche de son objet, il la pétrifie et la consume ; trop éloigné, elle se perd et se désagrège dans le dédale d’une attente sans commencement. Embarassée dans ses contradictions, ses lacunes, son ressassement, elle ne laisse que les traces emmêlées d’une approche, les fragments épars, les débris les moins signifiants, épargnés par les flammes, d’un édifice imaginaire auquel il a fallu renoncer3736.’D’emblée, ce texte se distingue de celui de Sartre et s’affirme comme un texte de poète en se lançant le défi d’un but double et contradictoire : non seulement parler de l’œuvre de Giacometti, l’éclairer pour les lecteurs de son texte, les guider vers sa compréhension, mais également, et c’est là où il s’éloigne de la critique d’art, retrouver « l’accès abrupt » qui est celui de cette œuvre. Il ne s’agit pas simplement pour Jacques Dupin d’expliquer comment Giacometti « suscit[e] l’espace singulièrement actif »3737 de ses œuvres, il pense qu’il ne pourra en parler convenablement que si lui-même par sa parole suscite le même espace, ce qui est une exigence de poète, pour lequel fond et forme sont indissociables. Pourtant Jacques Dupin ne peut d’emblée que constater son échec, qui n’est pas de la même nature que celui de Giacometti, puisqu’il tient d’abord à sa méthode. Il ne peut tenir la frontalité et doit multiplier les angles d’attaque3738, alors que Giacometti s’acharne à tenir le face-à-face. Il tombe donc dans l’ornière décrite par Sartre, car multiplier les « points d’observation » c’est faire comme le sculpteur de « La Recherche de l’absolu » qui construit son Ganymède à partir de « conventions assez contradictoires »3739 en faisant la synthèse de ses points de vue. Mais c’est surtout se soustraire à l’injonction de Giacometti selon laquelle ses œuvres doivent être vues de face. Il perd alors une dimension fondamentale de l’art de Giacometti qui est l’unité de ses figures3740. Pourtant ces rapprochements sont hasardeux et il n’est pas possible d’évoquer la poursuite de cette œuvre comme on évoque la poursuite d’un modèle. Le véritable problème soulevé par Dupin à travers l’expression d’« accès abrupt » tient en réalité à la différence de leur medium. C’est cette différence qui paraît insupportable à Giacometti lorsque tentant de faire le point sur ses impressions dans Le Rêve, le Sphinx et la mort de T., il s’embourbe dans la « forme-tuyau du récit » qui lui est « désagréable »3741, alors que ce qu’il recherche, c’est que le temps devienne « horizontal et circulaire », que tout existe « simultanément autour de [lui] ».
Mais une telle spatialisation du temps apparaît inaccessible à celui qui veut se maintenir dans l’espace de la parole (sans avoir recours, comme le fait Giacometti dans son texte, au dessin). Si Giacometti convertit en espace une approche qui se déroule dans la durée du temps, une telle opération est impossible pour le poète, puisque le temps nécessaire à la lecture brise la simultanéité de la page et qu’il est impossible de parvenir à un ensemble de mots qui jaillisse aussi subitement que l’agrégat de traits de l’artiste. La peinture, la sculpture, le dessin, arts de l’espace, s’opposent à la poésie comme art indissolublement lié au temps, et si chacun des deux dépasse cette dichotomie en créant, nous l’avons vu, leur propre espace-temps, leur rythme, le poète dans sa quête d’un surgissement part néanmoins avec un temps de retard sur le créateur d’images qui existent dans l’espace, hors des mots. Le seul moyen de conjurer cette différence entre les modes d’expression choisis est alors d’assumer jusqu’au bout cette condamnation aux détours de la parole, et d’en faire le levier du retournement. Et c’est bien ce que Jacques Dupin annonce comme son intention à travers cette tentative de « susciter l’espace singulièrement actif » d’une œuvre de Giacometti par une « poursuite morcelée » qui consent à la répétition, repassant « dix fois par le même chemin » et revendique sa discontinuité, abandonnant à la blancheur du papier « certains lieux » qui « inexplicablement lui sont interdits »3742.
Mais l’œuvre de Jacques Dupin perd alors ce caractère premier d’une œuvre de Giacometti, qui est de s’affirmer comme une « totalité »3743. Contraint de ne pouvoir donner à lire que les « traces emmêlées d’une approche », c’est alors non pas sur le terrain du tableau ou de la sculpture « achevés », ou épargnés, c’est-à-dire tels qu’ils existent séparément de l’artiste, que le poète peut se situer. C’est tout le parcours qui va du premier trait ou du bloc de plâtre intact vers la figure qui a accumulé assez de force pour « vivre »3744 de manière autonome que le poète doit imposer à son lecteur, s’il veut, au terme de cette approche répétitive, contradictoire, lacunaire, que son texte puisse finir par se manifester en lui comme une « totalité ». Lire les Textes pour une approche de Jacques Dupin ne peut pas être comme s’arrêter devant une sculpture ou un tableau de Giacometti. Cette expérience apparaît bien davantage analogue à celle de suivre l’élaboration d’une œuvre de l’artiste dans son travail de construction et de destruction mêlées, jusqu’au moment où l’œuvre est abandonnée, le résultat de ces échecs successifs étant livré au publics comme un tout. Ce sont alors des textes, fragmentaires, mais une approche, qui se donne au terme du parcours, sur le lit de ces échecs accumulés dans le for intérieur du lecteur, comme une totalité, avec cette énorme force de « surgissement » d’une œuvre de Giacometti. Jacques Dupin peut ainsi retrouver pour évoquer les peintures de Giacometti les mots qui sont les siens dans le texte d’ouverture pour décrire sa tentative :
Les peintures, et surtout les portraits, sont encore des dessins où la relative solidité du support permet de prolonger au-delà de toute mesure le débat du peintre avec son modèle. D’entrée de jeu, l’image est apparue, le portrait ressemblant, l’espace signifié. Ce n’est que le préambule d’une poursuite de plus en plus serrée au cours de laquelle le visage connaîtra de nombreuses éclipses et de soudaines résurgences. Des milliers de touches et de lignes, lancées, reprises, chevauchées, effacées, reviendront avec insistance, rapides, violentes, précises, hallucinées, et n’abandonneront à leur interruption arbitraire que les traces brûlantes d’une approche […]. Peindre, pour Giacometti, c’est jeter des lignes de sonde innombrables de façon qu’aucune ne puisse immobiliser l’image, c’est encore ajouter à chaque trait le suivant, qui le détruit, pour obtenir de leur unanime annulation le seul surgissement du visage de l’autre3745.
Ce qui était « emmêlé »3746 lorsque le poète évoquait ses propres essais devient « brûlant » lorsqu’il évoque ceux de l’artiste, mais pour nous, lecteurs de Jacques Dupin, en qui se produit cette « unanime annulation » au moment de refermer le livre, c’est bien la « brûlure » de cet « espace singulièrement actif »3747 que nous ressentons, pour le « seul surgissement »3748 de l’œuvre de Giacometti, et à travers elle de ce qu’elle poursuit.
L’« instinct de cruauté » de l’artiste comme celui du poète, dès lors, ne s’exercent pas seulement sur le modèle. L’œuvre n’est réellement complétée que si un spectateur ou un lecteur se prête au jeu. Souvenons-nous de Pointe à l’œil : cette sculpture attend un spectateur qui se place derrière la « tête-crâne » et ressente la menace directe de cette pointe sur son propre organe oculaire (gauche ou droit). Le Nez veut que nous nous placions face à lui. De même dans tout le reste de l’œuvre, Jacques Dupin est extrêmement réceptif à un autre aspect de la destruction : l’œuvre ne pourra réellement « surgir » que si nous consentons à ce qu’elle détruise en nous ce que l’artiste a détruit dans son modèle. De telle sorte que les œuvres de Giacometti se comportent face à celui qui les envisage comme le sculpteur face à son modèle. C’est donc nous qui devenons en dernier recours la cible de ce jeu cruel. L’objet invisible, et l’espace de l’ouverture créée par l’art de Giacometti, dans un mouvement que nous avons déjà analysé à propos d’André du Bouchet, sont en nous également. Il faut donc que les forces de la destruction nous atteignent, car la « totalité » que toute œuvre de Giacometti « exige » nécessite notre « acquiescement pour être accomplie, achevée, – et remise en question » :
‘Si nous soutenons ce regard, si nous acceptons la fascination qu’il exerce, nous devenons le lieu d’une interrogation extrême qui n’obtient d’autre réponse que l’ouverture en nous du même espace interrogatif et fasciné. Par ce mouvement de notre être, par cette adhésion inconditionnelle, nous donnons un sens, mais absolu, à la démarche du sculpteur, une issue, mais fictive, à son tourment, et un nouvel objet à sa soif de détruire3749.’Détruire, mais pour féconder. Si nous-mêmes voulons naître à l’« inconnu total » que promet cette œuvre, il faut la laisser brûler en nous tout le « savoir abusif » qui entrave l’accès à sa « perception vivante »3750 :
‘L’objet vu et dessiné, qu’il soit femme, atelier ou fleur, n’est pas séparable du vide qui le baigne et qui le soustrait. Mais il doit encore déchirer le regard qui le scrute pour le pénétrer vivant, féconder le fond de l’œil, plonger dans les racines enchevêtrées de l’être afin d’en resurgir vivant. Cette blessure du regard, par l’objet, par le regard de l’autre, est ouverture sur le dedans, immersion fertilisante de l’image et sa projection immédiate sur le support qui la reçoit, précairement, sans la fixer. Cette mise à nu éclaire le rapport entre deux êtres qui s’affrontent, la tension de deux solitudes qui se contemplent au-dessus du vide, ou jettent l’une vers l’autre la fragile passerelle de leur double regard confondu3751.’« Déchirure de soi » et « déchirement de l’autre »3752 pour la précarité d’un « double regard confondu » qui met sur la voie de « l’impossible communication de l’un avec le tout », voilà bien par où ce « jeu de massacre » pour Jacques Dupin s’affirme « jeu sacré ». Mais, décrivant sa propre expérience de spectateur des œuvres de Giacometti et dessinant les contours brisés d’un « bon usage » de cette œuvre, c’est également une expérience de la lecture que Jacques Dupin en vient à définir. À la lecture de ce texte apparaît en creux le lecteur de sa propre poésie tel que le poète l’appelle de ses vœux : celui qui se prête au jeu de la destruction et s’expose à endurer la violence de la langue poétique pour renouer par-delà cette violence avec les forces de l’éveil.
Un poème de Jacques Dupin progresse comme un portrait de Giacometti dans l’alternance de la construction et de la déconstruction, la touche qui détruit étant la plus importante car elle engage dans une avancée irréversible. Comme l’œuvre de Giacometti, sa poésie est fondamentalement liée à la répétition de cet acte de destruction dans une « succession interminable » où « la violence est absorbée par le nombre, comme la monotonie du ressassement est conjurée par l’acuité de chaque morsure »3753. Chaque vers doit donc unir « la promptitude de l’attaque avec la répétition de l’approche »3754. Mais surtout, et ce point est fondamental, la « violence », la « faiblesse » et l’« incohérence » du poète ont « pouvoir de s’inverser dans l’opération poétique », qui est le lieu d’un « retournement fondamental »3755, et c’est ce point essentiel sur lequel nous voudrions conclure, car cet aspect de sa poétique nous paraît l’aspect le plus important de son lien avec Giacometti. En effet, la vérité de cette œuvre ne se trouve pas dans la fascination de la mort, mais dans « le pressentiment de la mort impossible »3756, c’est-à-dire dans ce que l’œuvre de la destruction réveille, renforce : « C’est en tranchant, en émondant sans cesse, que l’édifice humain pourra se dresser, et le visage apparu sur la toile renaîtra plus intense, plus vrai, d’avoir été plus longtemps meurtri et offusqué »3757.
De même, s’il s’agit pour Jacques Dupin de mettre la langue en éboulement, c’est avant tout pour capter dans le poème l’énergie qui résulte de cette destruction :
‘J’attendais tout de la violence de l’oubli’ ‘l’articula-L’exercice de la cruauté réveille la langue éteinte et promet non pas l’agonie des mots, mais ce « surcroît de forces que la décapitation sans la mort prodigue à cette horde de migrants »3759. Dans le travail poétique aussi, « tout nous est donné, mais pour être forcé, pour être entamé, en quelque façon pour être détruit, – et nous détruire »3760. Forcer, c’est-à-dire révéler la force qui se tient au-dessous des mots, et ce noyau de la vie qui surnage dans la mer grise de la destruction.
Le poème tel que le conçoit Jacques Dupin, où chaque mot porte « la réplique et le coup de grâce »3761 doit alors par son travail contradictoire d’écriture et de désécriture, obtenir comme les lignes des portraits de Giacometti de « révéler cette force, c’est-à-dire à la fois la contenir et provoquer son évasion »3762. C’est alors, plus téméraire que vulnérable, une naissance qui s’affirme, eau vulnéraire, eau d’arquebuse, c’est-à-dire « qui guérit les plaies, les blessures »3763 :
‘De ce ramas de mots détruitsAyant accédé à ce point de retournement où s’inversent les forces de la destruction, Jacques Dupin s’ouvre enfin et nous ouvre à la jubilation de Giacometti, qui n’a rien à voir avec la jouissance sadique dont son travail peut par instants se nourrir. Non, une « joie durable » et profonde, sur laquelle Jacques Dupin veut insister dans les dernières lignes que pour l’instant il aura écrites sur Alberto Giacometti, peut-être parce que sa poésie y accède également :
‘En même temps que la rage et la déploration qui le plus souvent visitent la tête et la voix d’Alberto Giacometti, il faut reconnaître qu’il atteint aussi des moments de jubilation sans lesquels il aurait abandonné sa poursuite. Non seulement des instants d’allégresse qui surviennent et restent isolés dans une vie, mais une joie durable qui le soulève sans se démasquer. Elle imprègne de sensualité le tracé des lignes et le toucher de peinture. On ne peut l’ignorer quand on regarde le peintre au travail. Une légère exaltation le saisit. La tension de son corps et l’intensité de son regard trahissent une émotion, un bonheur qui s’allie à un tourment surmonté. Dans un texte de jeunesse, Giacometti confie : « Je cherche en tâtonnant à attraper dans le vide le fil blanc invisible du merveilleux qui vibre et duquel s’échappent les faits et les rêves avec le bruit d’un ruisseau sur de petits cailloux précieux et vivants. »Éclats d’un portrait, op. cit., pp. 93-94.
Ibid., p. 93.
Idem.
TPA, p. 12.
Idem.
Voir ci-avant la variation dans chacun des treize morceaux de l’angle choisi.
Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit., p. 221.
Voir chapitre X.
Alberto Giacometti, « Le Rêve, le Sphinx et la mort de T. », op. cit., p. 32.
Jacques Dupin, TPA, p. 12.
Ibid., p. 11.
Voir Jean Genet, AAG, p. 59 : « Si elle est vraiment forte, elle se montrera […]. »
Jacques Dupin, « La Réalité impossible », op. cit., p. 90. Nous soulignons.
Voir TPA, p. 12.
Idem.
« La Réalité impossible », idem.
TPA, p. 11.
Ibid., p. 26.
Ibid., p. 91.
Ibid., p. 78.
Ibid., p. 89.
Idem.
Moraines, Le Corps clairvoyant, 1963-1982, op. cit., p. 153.
TPA, p. 31.
Ibid., p. 92.
Un récit, Le Corps clairvoyant, 1963-1982, op. cit., p. 310.
Le Soleil substitué, Le Corps clairvoyant, 1963-1982, op. cit., p. 232.
Moraines, ibid., p. 165.
« L’Aconit », Les Brisants, Le Corps clairvoyant, 1963-1982, op. cit., p. 43.
TPA, pp. 35-36.
Source : Le Grand Robert.
Plateau de bois utilisé en imprimerie pour disposer les caractères, les garnitures. Source : Le Grand Robert.
« Tremblement », Le Corps clairvoyant, in Le Corps clairvoyant, 1963-1982, op. cit., p. 109.
Éclats d’un portrait, op. cit., pp. 75-77.