Conclusion

L’intérêt qu’a suscité l’œuvre d’Alberto Giacometti, nous avons fait le choix de le ressaisir à sa naissance, sans nous limiter à l’œuvre de la maturité. Nous ne pouvions pas, en effet, nous contenter d’un point de vue rétrospectif sur l’œuvre d’avant-guerre. Il nous fallait envisager le rapport à l’image de l’artiste dans toute son amplitude pour mesurer l’apport de cette œuvre et rediriger notre questionnement vers l’image poétique. À travers la longue période envisagée, le corpus abordé a pourtant montré une certaine cohérence, dessinant trois grands ensembles : la constellation surréaliste, la constellation sartrienne et les poètes de L’Éphémère. Derrière cette apparente homogénéité, sont apparues des divergences, l’interprétation de l’œuvre d’Alberto Giacometti devenant à l’occasion conflictuelle. La transition entre la période surréaliste et celle du retour au modèle extérieur s’est avérée le point de tension majeur, et L’Objet invisible un enjeu herméneutique décisif.

Néanmoins, l’étude de cette première époque de l’œuvre nous a évité les oppositions sans nuance et les raccourcis faciles. Nous avons pu voir les préoccupations centrales de Giacometti après-guerre étaient déjà présentes dans l’œuvre à ses débuts. Il nous a paru utile par exemple de revenir vers Documents pour constater que la notion de présence réelle, d’une importance décisive pour l’ensemble de notre corpus, se trouvait déjà chez Bataille à cette époque. Nous avons donc choisi de commencer par trois parties qui suivent l’évolution de l’œuvre, pour laisser émerger les problématiques essentielles de notre sujet. Nous avons ensuite ressaisi ces problématiques dans les trois dernières parties pour mieux mesurer les avancées véritables du travail d’Alberto Giacometti. Cette méthode nous a permis de comprendre que notre sujet n’était ni Alberto Giacometti, ni les écrivains, mais le vide interstitiel qui les sépare et s’ouvre sur un but que chacun poursuit avec ses moyens propres. Nous avons donc dû sortir de la stricte limite des textes pour nous situer dans un va-et-vient perpétuel entre l’œuvre d’Alberto Giacometti et ces textes, de manière à saisir les enjeux de la recherche en commun. Giacometti n’a cessé de prendre à la littérature comme il a pris aux arts de tous les lieux et de toutes les époques, pour s’en nourrir énormément, mais nous avons vu que cette voracité aboutissait à une dépense, à une dilapidation dont chacun repartait éclaboussé. Il a lu avec passion Eschyle, Balzac et Arnim comme les textes de ses amis. Ces écrits sur son œuvre, auxquels il répond parfois avec véhémence, il s’efforce toujours de mesurer ce qu’ils peuvent éclairer de sa recherche. Aux poèmes il répond également, mais d’une autre manière. Illustrer pour lui, c’est éclairer à son tour le questionnement des autres au point où il rejoint la sien : recherche impersonnelle, à laquelle la mort d’un seul ne met pas fin, pour laquelle le travail d’un seul ne suffit pas. Le jour de l’enterrement d’Alberto Giacometti, et le cadre de cet enterrement, il est pourtant arrivé à Yves Bonnefoy de penser qu’ils pouvaient fournir un « décor emblématique pour signifier [son] rapport au siècle »3867. Ce siècle, quelles questions l’œuvre de Giacometti lui a-t-elle empruntées, et retournées ?

Si nous nous sommes longuement attardés sur la revue Documents au sein de laquelle paraît le premier article consacré à l’œuvre de Giacometti, c’est pour montrer qu’il a trouvé dans cette revue et dans la pensée de Georges Bataille des préoccupations qui allaient être les siennes jusqu’à la fin de sa vie, et d’abord l’idée que l’humain naît de sa capacité à sortir de soi, pour se découvrir partie d’un processus infini. La question centrale posée par cette revue est en effet celle des rapports entre la forme et l’informe, à travers une dialectique des images qui convoque les « figures humaines » d’Alberto Giacometti, alors que celles-ci déjà s’éprouvaient figures à l’aune de leur défiguration. L’œuvre d’Alberto Giacometti a donc été conviée à un questionnement des formes du réel qui, Georges Didi-Huberman l’a montré, se réalisait d’abord « figuralement dans le primat accordé aux relations dynamiques et conflictuelles (les procédures de montage) sur les termes stables (les images iconographiquement stables) »3868. L’abandon de l’idée d’un perfectionnement progressif de l’informe vers la forme pour un va-et-vient continu entre la forme et l’informe est une composante essentielle du travail d’Alberto Giacometti, de même que le travail du négatif, le rapport à la mort que cette dialectique des formes engage. Cette « besogne des images », entre figuration et défiguration, nous l’avons retrouvée dans notre dernière partie, tant Giacometti l’a intériorisée jusqu’à l’incorporer à son geste même. Par ce rapport à la destruction, il retrouvait l’inachèvement inhérent au problème de l’informe, puisque celui-ci « tend toujours vers un impossible » et « ne réalise en fait que l’impossibilité même d’un résultat définitif »3869.

Dans cette partie nous avons également mis en évidence l’importance du rapport obsessionnel de l’artiste à son sujet pour rencontrer l’idée, dès l’adhésion d’Alberto Giacometti au mouvement surréaliste, que ce sujet passionnant était pour Alberto Giacometti le réel le plus immédiat, celui qui absorbait déjà son père dans son travail. Nous avons alors rencontré la question du réalisme. Cette question s’est révélée au centre des débats internes au surréalisme au moment où Giacometti adhère à ce mouvement. Elle est déterminante dans le rapport entre Giacometti et Aragon. Mais ce retour à la réalité prôné par Aragon dans les années 1930, Giacometti ne l’envisageait pas du tout de la même manière que lui. Le réel pour Giacometti reste une question incompatible avec le réalisme socialiste qui repose pour sa part sur l’idée que le réel est déjà connu, et suppose donc le problème résolu. Le réel, Giacometti ne pourra l’envisager autrement que comme l’inconnu, d’une manière inconciliable avec un engagement idéologique de l’artiste dans l’espace de son œuvre.

Pourtant, lorsqu’Aragon en vient à envisager un réalisme ouvert et se retourne vers son passé surréaliste, c’est pour voir dans ce dernier cet outil d’investigation du réel qu’il est pour Giacometti dans les années 1930. Cette investigation s’avère d’autant plus attirante pour Giacometti lorsqu’il adhère au groupe qu’elle est effectuée en commun et que Giacometti, s’il quitte le groupe quelques années plus tard, ne cessera d’avoir ce besoin des autres qui le poussera jusqu’à la fin de sa vie vers un dialogue intense et vivant avec de nombreux écrivains. Si Giacometti paraît pendant la période surréaliste examinée dans notre troisième partie abandonner le souci de représenter les objets extérieurs, il puise néanmoins dans cette période une intensification de la conscience de soi qui sera déterminante au moment du changement de cap. Nous avons examiné la traversée par Giacometti du surréalisme et sa relation avec Breton à partir de la question de l’objet qui ne cessera pas dès lors d’être au centre des préoccupations des écrivains.

Giacometti est en effet lié à une période très particulière de l’histoire du surréalisme qui est celle des « objets à fonctionnement symbolique ». Au moment où le mouvement cherche à donner des gages de son matérialisme, il tend à s’appuyer sur la sculpture dans son projet de bousculer le monde des objets concrets et Giacometti en vient à occuper une place très importante dans le groupe aux yeux de Breton avec qui naît une vive amitié. Pourtant lorsqu’il théorise la place de l’art au sein du surréalisme, Breton le fait à partir de la notion de « modèle intérieur »3870 qui valorise l’imagination comme faculté créatrice par excellence en privilégiant le concept d’inspiration. Cette théorie ne rompt pas avec une conception de l’art comme mimésis, elle ne fait que déplacer l’objet à imiter de l’extérieur vers l’intérieur, conformément à une vision du devenir de l’art puisée par Breton chez Hegel, pour faire du pôle subjectif le point d’aboutissement. La manière dont Giacometti évoque sa sculpture surréaliste répond exactement à ce « fantôme intérieur » défini par Breton puisque Giacometti dit que dans ces années il n’a pu réaliser que « les sculptures qui se sont offertes tout achevées à [son] esprit »3871. Il fait alors l’épreuve d’une dissociation complète entre cette forme de voyance et le travail matériel de réalisation de l’objet sculpture, qui dans cette perspective perd tout intérêt et peut aussi bien être fait par un autre : « je me suis borné à les reproduire dans l’espace sans y rien changer, sans me demander ce qu’elles pouvaient signifier »3872.

La création pendant la période surréaliste se fait donc au prix de la dissociation entre le travail concret de réalisation d’une œuvre et l’« idée » – c’est-à-dire le travail intérieur de maturation d’une image – mais Giacometti ne peut se contenter de cette dissociation entre ses mains et son esprit. C’est à partir de sa tentative de restituer sa part d’inconnu à la réalisation concrète qu’il va au-devant de la rupture avec Breton. C’est que Giacometti conserve le désir pendant la période surréaliste d’en apprendre sur la réalité extérieure autant que sur lui-même et que les interdits de Breton le forcent à y renoncer. Pourtant, lorsqu’il cède à ce désir, c’est pour faire l’expérience d’un blocage qui place cette période sous le signe de la mélancolie. Mais surtout, et c’est là ce qui nous a paru le point décisif pour ce qui est de la relation d’Alberto Giacometti avec les écrivains, la coïncidence rétablie par le retour au modèle extérieur entre le travail des mains et l’élaboration de l’image replace au centre de l’acte créateur la question du comment. Le phénomène passif de cristallisation du réel en images ou en mots à l’intérieur du sujet pendant la période surréaliste implique la transparence du medium utilisé. Il induit un rapport non problématique entre ces images, ces mots et la réalité qu’ils désignent. Il n’est pas possible de mettre en question la validité, ni les a priori que ces images, ces mots véhiculent. Insatisfait du caractère conventionnel de certaines parties de L’Objet invisible, Giacometti montre sa volonté de porter désormais l’inconnu au cœur du langage en tournant son art non plus vers un objet arrêté, cristallisé au sein de son inconscient, mais vers les objets en fuite de la réalité extérieure qui lui imposent d’emblée cette perte de l’image à saisir dont nous avons souligné l’importance dans son art par le rapport à la destruction et à la mort qu’elle impose.

Il nous est de plus apparu que dans son retour au travail d’après modèle, Giacometti n’abandonnait pas tout le travail réalisé dans son œuvre surréaliste sur le pôle interne de la conscience, mais qu’il l’augmentait d’une dimension pour chercher ce va-et-vient constant entre subjectivité et objectivité qui conduira Sartre à reconnaître en lui le sculpteur de « l’apparence située »3873. Travaillant de mémoire dans toute une partie de son œuvre, Giacometti reste préoccupé de la question des « restes visuels », mais pour la réorienter de manière dynamique vers la connaissance qui pour lui désormais prime, celle du monde extérieur, qui le renvoie à la connaissance de soi à mesure qu’il prend conscience de sa vision, de la manière dont les choses lui apparaissent.

Autre lien entre les deux « époques », la recherchepar Breton dans Le Surréalisme et la peinture d’une « vision primitive » où « l’œil existe à l’état sauvage »3874. Son interrogation sur la notion de « réel » et sur la relation sujet-objet font en effet signe vers une sorte d’« époché », de suspension du regard quotidien où l’habitude nous prive de la faculté de « voir » en nous imposant de « reconnaître ». La réflexion qu’il y développe sur la puissance iconique de la peinture, sur sa « puissance d’illusion », rejoint certaines analyses phénoménologiques de Sartre3875. Giacometti fait simplement le pari que l’œil puisse exister « à l’état sauvage » en copiant la chaise qui est en face de lui.

Pourtant, dès lors que l’art ne dépend plus de la volonté absolue de l’artiste mais donne à la réalité extérieure un statut d’interlocuteur véritable, il se produit un bouleversement radical dans le rapport du créateur à la création. Considérer l’œuvre d’art comme une réalité tendue vers ce qu’elle n’est pas conduit à en faire d’abord l’expression d’une séparation, et à considérer que ce n’est qu’en approfondissant cette séparation qu’il sera possible réduire l’écart. Il faut donc que l’artiste fasse de la question du langage le centre de ses préoccupations. Un tel déplacement conduit Giacometti à partir de 1935 à un nettoyage critique du regard qui croise de manière féconde les recherches de la philosophie de son époque et vaut à son œuvre d’être reconnue par Sartre et Merleau-Ponty.

L’acharnement que Giacometti mettait à réduire cet écart, il nous a semblé qu’il avait son origine dans une rencontre traumatisante avec la mort. Celle-ci fait naître en lui le désir de créer des « têtes vivantes », c’est-à-dire de lutter contre les forces qui referment l’œuvre d’art sur elle-même pour en faire un objet. La question de l’objet rebondit alors pour Giacometti dans le rejet des œuvres de sa période surréaliste. L’antériorité, dans la réalisation de ces sculptures, du moment de la cristallisation de l’image par rapport au moment de son exécution les ravale pour lui au rang d’objets, dans la connotation désormais négative de ce mot. L’objet ainsi redéfini par Giacometti, par opposition à l’œuvre d’art, ne ménage aucune possibilité de « progrès », ce mot entendu justement comme la possibilité de réduire l’écart entre l’œuvre d’art et un but extérieur à elle-même. Nous nous sommes interrogés sur le rapport de cette volonté avec certains mythes de l’histoire de l’art rencontrés dès sa traversée du surréalisme par Giacometti pour reconnaître que l’apport le plus vivifiant de son œuvre était moins dans la poursuite de ce but inaccessible que dans l’approfondissement du « pourquoi » de son impossibilité, c’est-à-dire dans le retour critique sur ses moyens d’expression dont il en avait fait le moteur.

Lorsqu’il revient au travail d’après modèle il ne s’agit plus pour Giacometti d’accroître le domaine de la connaissance d’une part d’inconnu puisée en soi, mais de partir d’un réel supposé connu pour révéler la part d’inconnu que cette illusion de connaissance recouvre. C’est dès lors à se détacher de tous les a priori qui entravent sa vision qu’il travaille, avec ce simple mot d’ordre de refuser « d’être plus précis que la perception »3876 qui lui fait rencontrer les travaux contemporains de la phénoménologie. De cette libération du regard, les écrivains ont largement rendu compte dans leurs textes sur Giacometti après-guerre et c’est de ces textes que nous avons choisi de partir pour analyser ce travail. Il est apparu alors que Giacometti avait su concilier des exigences plutôt traditionnelles en matière de création – celles de retenir quelque chose de la réalité extérieure – avec « une conscience des limites de son art qui, elle, n’est pas traditionnelle »3877. Il passe de l’ambition de « se réaliser »3878 en sculpture dans les années 1930 à celle de « réaliser », un mot qui renvoie à la fois à la production matérielle d’une œuvre d’art et à la notion de représentation, et même de prise de conscience par la représentation3879.

Cette importance de la dimension autoréflexive de son œuvre nous est alors apparue comme le point-clef de la fascination exercée par Giacometti sur des écrivains qui cherchaient à la même époque à réorienter eux aussi le langage en direction de la réalité extérieure. Giacometti fait l’expérience d’une « transformation de la vision de tout »3880 qui le rend conscient de l’opposition entre sa « vue propre » et l’approche conceptuelle de la réalité extérieure. Cherchant alors à recréer l’acte de voir, beaucoup plus que de retranscrire la somme des perceptions qu’il est possible de sauvegarder d’une confrontation avec un élément de la réalité, il fait de la « nature même de la création et [de] son rapport à la réalité » le sujet de son art3881. Ce travail rencontre les préoccupations d’écrivains que leur désir de se porter vers la réalité extérieure conduit à se rendre compte des limites d’une approche conceptuelle qui dans le langage également manque la part d’inconnu de la réalité. Dès 1951, Alberto Giacometti est reconnu par Francis Ponge comme l’artiste qui s’est heurté de plein fouet à « l’absurde de l’expression »3882. D’autres écrivains – et surtout des poètes – viennent à lui, qui sont « particulièrement conscients du rapport conflictuel entre le réel et le langage », et pour lesquels ce conflit « a déterminé la forme qu’ils ont donnée à la perception de la langue »3883. Maurice Blanchot peut alors écrire après sa découverte de la monographie de Jacques Dupin : « Après avoir lu ces ‘textes’, je comprends mieux pourquoi une telle œuvre nous est proche, je veux dire proche de l’écriture, au point que chaque écrivain se sente concerné par elle qui n’est pourtant en rien ‘littéraire’, éprouvant le besoin de l’interroger sans cesse, et sachant qu’il ne peut la répéter par écrit »3884.

Ayant refusé d’éluder les contradictions sur lesquelles il butait, Giacometti les a « laissées apparaître d’elles-mêmes »3885. Les trouver ainsi visuellement mises à nu a fortement impressionné des écrivains qui se heurtaient aux mêmes contradictions et qui de la même manière brouillent dans leur œuvre les frontières entre le littéraire et le métalittéraire.

À partir du milieu des années cinquante, le but de Giacometti n’est plus de réaliser, mais de « […] copier simplement, pour se rendre un peu compte de ce qu’[il] voit »3886. Le souci même de faire une œuvre d’art cède la place à cette passion de la copie, qui nous est apparue tout entière dirigée vers la volonté de rendre « la force qu’il y a dans une tête »3887, et même au-delà de la tête la force que Giacometti perçoit dans chaque élément de la réalité. Ce « noyau de violence » se traduit en sculpture par des « formes tendues »3888. Nous avons alors tenté de faire le lien entre l’approfondissement par Alberto Giacometti de ce qui sépare l’œuvre d’art de la réalité extérieure qu’elle veut atteindre et tout le travail critique portant dans son œuvre sur la question du langage. C’est à partir de la notion de destruction que nous avons pu faire ce lien. L’œuvre surréaliste est cristallisée une fois pour toutes, elle n’endure aucune destruction. Pourtant dès lors que l’acte créateur se retourne vers un but situé à l’extérieur de lui-même, il s’expose à le perdre à chaque instant. Répondre à cette perte nécessaire par la perte volontaire d’une destruction de ce que l’artiste a pu saisir de la réalité s’avère alors le paradoxal moyen de retourner cette destruction en une forme d’affirmation et de conquérir à même la disparition de ces œuvres leur pouvoir de surgissement.

La critique du regard effectuée par Giacometti apparaît comme l’un des aspects de cette destruction, et le retour sur l’insuffisance de ses moyens d’expression comme la voie ouverte vers un retournement de cette insuffisance en puissance d’expression. La destruction portée au sein du langage par les poètes transpose ces problèmes dans leur domaine propre. Elle est le moyen d’un refus des significations acquises qui seul peut empêcher que la langue ne se referme sur celui qui parle. Ces œuvres ayant placé à leur tour la force de leur parole ailleurs qu’en elles-mêmes se heurtent à la même expérience de l’échec qu’Alberto Giacometti, mais pour faire à leur tour de cet échec l’occasion de progrès relatifs infinis. Ils s’engagent eux aussi dans une « œuvre incessante », un processus sans fin de création et de destruction toujours à reprendre pour « le plaisir de gagner et de perdre ».

Dans le texte écrit en 1965 pour présenter les copies qu’il a réalisées à partir d’autres œuvres d’art Alberto Giacometti note :

‘J’ai commencé à copier avant même de me demander pourquoi je le faisais, probablement pour donner une réalité à mes prédilections, plutôt cette peinture-ci que celle-là, mais depuis des années je sais que le fait de copier est le meilleur moyen de me rendre compte de ce que je vois, comme cela se passe dans mon travail personnel, je ne sais un peu ce que vois du monde extérieur, une tête, une tasse ou un paysage qu’en le copiant. Les deux activités sont complémentaires, ou elles l’étaient jusqu’à il y a peu de temps, car maintenant je ne copie que très rarement des œuvres d’art. L’écart entre toute œuvre d’art et la réalité immédiate de n’importe quoi est devenu trop grand et en fait, il n’y a plus que la réalité qui m’intéresse et je sais que je pourrais passer le restant de ma vie à copier une chaise. C’était peut-être là le but de toutes ces copies et c’est pour cela même que je ne peux plus rien dire3889.’

Le but de cette thèse était peut-être d’approcher de la compréhension de ces dernières paroles, et du point où la copie, la dimension autoréflexive de l’œuvre d’art, fait accomplir un tel bond que sa nécessité s’en trouve abolie, et la réalité immédiate entièrement revalorisée.

Notes
3867.

Yves Bonnefoy, « Le Siècle où la parole a été victime », op. cit., p. 489.

3868.

Georges Didi-Huberman, op. cit., p. 349.

3869.

Ibid., p. 167.

3870.

André Breton, Le Surréalisme et la peinture, op. cit., p. 4.

3871.

« Je ne puis parler qu’indirectement de mes sculptures », Écrits, op. cit., p. 17.

3872.

Idem.

3873.

Voir Jean-Paul Sartre, « La Recherche de l’absolu », op. cit.,p. 301.

3874.

André Breton, idem.

3875.

Voir Dominique Combe, ibid., p. 139.

3876.

Jean-Paul Sartre, « Les Peintures de Giacometti », op. cit, p. 358.

3877.

David Sylvester, ibid., p. 24.

3878.

Alberto Giacometti, « Lettre à Pierre Matisse », op. cit., p. 39.

3879.

Voir David Sylvester, idem.

3880.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Pierre Schneider », op. cit., p. 265.

3881.

Voir David Sylvester, ibid., p. 25.

3882.

 Francis Ponge, RSAG, p. 579.

3883.

Elke de Rijcke, entretien avec André du Bouchet, juin 1999, cité dans sa thèse « L’expérience littéraire dans l’œuvre d’André du Bouchet. Matérialité, matière et immédiatisation du langage », op. cit., pp. 137-138.

3884.

Maurice Blanchot, L’Amitié, [chapitre XXIV : Traces, « La Présence »], Paris, Gallimard, 1971, p. 246.

3885.

David Sylvester, ibid., p. 115.

3886.

Alberto Giacometti, « Entretien avec André Parinaud », op. cit., p. 275.

3887.

Jean Genet, AAG, p. 66.

3888.

Alberto Giacometti, « Entretien avec Georges Charbonnier », op. cit., p. 245.

3889.

Alberto Giacometti, « Notes sur les copies », op. cit., p. 98.