Annexes

1. Texte dit par Francis Ponge dans le film de Luc Godevais, À propos de Giacometti, 1970

L’Homme… La Personne humaine… La Personne libre… Le JE (pronom personnel)3890… À la fois bourreau et victime… À la fois chasseur et gibier…

L’homme – et l’homme seul – réduit à un fil – dans le délabrement et la misère du monde – qui se cherche – à partir de rien.

Exténué, mince, étique, nu. Allant sans raison dans la foule.

L’homme en souci de l’homme, en terreur de l’homme. S’affirmant une dernière fois en attitude hiératique d’une suprême élégance3891.

Jamais encore, plus que dans l’œuvre d’Alberto Giacometti, la sculpture ne s’était tant rapprochée du dessin. Le dessin lui-même s’était vivement rapproché de l’écriture, de la calligraphie dans l’ancienne Égypte, dans l’ancienne Chine.

Chez Giacometti, la sculpture […]3892 aboutit à une schématisation presque parfaite, pourtant d’une sensibilité extrême.

C’est le moment où les contours d’un volume sont tellement rapprochés, qu’une seule ligne, plus ou moins épaisse, plus ou moins « pleine » ou « déliée », mais tracée semble-t-il d’un mouvement unique de la main, rend compte d’une chose ou d’une figure3893.

Sartre dit grumeaux d’espace.

Disons concrétions.

Stalagmites, stalactites.

Schématiques, squelettiques3894.

Hiératisme

Rapports (et différence) entre la mort et l’immobilité du vivant 3895. Côté allègre du squelette3896.

Récemment on a beaucoup troué l’homme (Lipschitz et sa suite par exemple) ; lui, il le lamine et le resserre à la fois. Intention identique : offusquer au minimum le paysage, le « monde »3897.

La seule émotion3898, toujours la même, que semblent traduire les œuvres de Giacometti, est3899 celle que procure l’apparition, la manifestation subite d’un personnage (de l’autre) dans le champ de sa conscience.

Maigres à faire peur.

Frêles et menaçantes apparitions.

Spectres. Pas le temps de contempler. On est trop ému, comme agressé, il faut se défendre, attraper son canif et du plâtre et en avoir raison.

Remarquez qu’il ne s’agit pas forcément d’une hallucination. Non : il peut arriver que Giacometti installe un modèle ou une nature morte3900.

Mais le sentiment de l’apparition se reproduit, l’étrangeté de la chose le saisit, tout se démesure. Reste la présence, la menace… Il faut rentrer chez soi, et faire cela 3901 de mémoire - pour savoir où l’on en est, « ce qui reste, dit Giacometti, de cette catastrophe »3902.

Chaos de la matière de l’un, parce que, bien qu’il soit un, il est fait pourtant de détails, de parties3903.

Mais pourquoi les détails sont-ils si chaotiques, ici ? Peut-être pour qu’ils ne soient pas contemplables, pour que leur contemplation soit déçue, pour que le regard déçu se reporte sur l’ensemble, seul digne de l’intérêt de l’artiste, seul digne de sa conception, seul considéré au cours de l’exécution3904.

L’individu (l’homme) est chaos-minceur extrême3905.

Corde tendue de la lyre.

Cordes tendues.

Lances verticales.

Serrées, tendues. Vibrantes, elles rendent un son3906.

Du sculpteur à ses statuettes, le rapport est le même que d’un cyclope à une nymphe (maigre), de Polyphème à Galatée : désir en surplomb, lorgnette abrupte - colossale différence de proportions3907.

Ôtez leurs grands pieds, leurs godillots de plomb aux figurines d’Alberto Giacometti, ce n’est plus rien. - Comment nous avons tenté, Giacometti et moi, de nous l’expliquer. - Il a d’abord dit : vus d’en bas. Et moi : attraction universelle luttant avec l’élan du je 3908. C’est plutôt ça. Tout le poids du corps de l’homme descend vers ses pieds. On n’y peut rien. Il est attaché au sol. Il a à lutter avec ça3909.

L’homme sur son bûcher de contradictions. Non plus même crucifié. Grillé3910. L’homme sur son trottoir comme une tôle brûlante ; qui n’en peut détacher ses gros pieds.

Depuis3911 la sculpture grecque, que dis-je depuis Laurens et Maillol, l’homme a bien fondu au bûcher !3912

Socles chez Giacometti, ils font partie de l’œuvre3913.

Caisses de résonance.

Tables propitiatoires.

Si les pieds ont de l’importance, le sol aussi, transformé en socle, est toujours significatif3914.

L’homme de Giacometti n’est pas le Christ, cloué sur la croix : sa damnation est d’une autre sorte : il va, par terre, il a de gros pieds. Si mince qu’il soit…3915

L’homme indéfini que je suis, on voit enfin ce que c’est.

Moins qu’un ludion, moins qu’une grenouille de baromètre.

Cette entité mince et floue qui figure en tête de la plupart de nos phrases, ce je que tous, tant que nous sommes, sommes ; l’homme du « je pense donc je suis ».

Giacometti l’a pris au filet de sa sensibilité et du bronze.

Il a saisi cette apparition, ce spectre. Il nous le propose. Voici le nouveau Dieu3916, non crucifié peut-être, mais flambé sur son bûcher de contradictions, sur le bûcher des valeurs détruites. Comment le trouvez-vous ?3917

Notes
3890.

Variante : « pronom personnel » ajouté pour le film.

3891.

RSAG, p. 581.

3892.

Parenthèse supprimée.

3893.

Variante : phrase tronquée. Voir JS, p. 627.

3894.

Variante : passage coupé.

3895.

Variante : phrase supprimée.

3896.

JS, p. 628.

3897.

JS, p. 624.

3898.

Variante : début du paragraphe supprimé.

3899.

Variante : répétition du verbe « sembler » supprimée.

3900.

Variante : phrase tronquée.

3901.

Variante : « et la faire ».

3902.

JS, p. 630.

3903.

JS, p. 613.

3904.

Ce paragraphe ne figure sous cette forme dans aucun des deux textes publiés.

3905.

JS, p. 616, phrase tronquée.

3906.

JS, p. 628, avec suppressions et modifications.

3907.

RSAG, p. 580, le début du paragraphe est supprimé.

3908.

Variante : « du J ».

3909.

JS, p. 623, la fin du paragraphe est supprimée.

3910.

Variante : phrase supprimée.

3911.

Variante : « Ah ! » supprimé.

3912.

RSAG, p. 581. La fin du paragraphe est supprimée.

3913.

Variante : rajout de « ils ».

3914.

JS, p. 636, la fin du paragraphe est supprimée.

3915.

JS, p. 624.

3916.

Variante : « le nouveau Christ » supprimé.

3917.

JS, p. 637, la dernière question est supprimée, ainsi que toute la fin de « Joca Seria ». Cette fin n’est donc ni celle de « Réflexions », ni celle de « Joca Seria ».