1. Les recherche sur les « pratiques enseignantes »

1.1. Différentes approches sur les pratiques enseignantes

Ce paragraphe vise à situer notre travail par rapport à l’ensemble des travaux portant sur les pratiques enseignantes et à expliquer en quoi cette recherche se situe dans la continuité de ces travaux. Pour cela, nous parcourons rapidement les différents paradigmes1 théoriques que distinguent Marcel, Orly, Rothier-Bautzer & Sonntag (2002) en y ajoutant, au fur et à mesure, d’autres approches qui sont développées par des auteurs de la discipline.

Marcel et al (2002) distinguent sept paradigmes sans chercher à introduire une distinction chronologique : les paradigmes historico-culturel, psychanalytique, expérimental, cognitiviste, de l’action et de la cognition située, systémique et socioconstructiviste.

Selon ces auteurs, le paradigme historico-culturel « privilégie le repérage des filiations d’idées et du contexte d’émergence. Les pratiques s’inscrivent dans un déterminisme historique et contextuel qu’il s’agit de dévoiler et qui éclaire les prétentions et le cadre de légitimité du dispositif. Les pratiques dans ce paradigme […] reflètent des visions du mode, des conceptions philosophiques et des déterminismes économiques auxquelles elles sont assujetties […] L’étude des textes constitue […] une entrée privilégiée, mais elle aborde aussi les pratiques comme un discours à décoder en s’appuyant sur la sémiologie » (idem, page 141)

Pour ces auteurs, le courant psychanalytique « induit une approche clinique des pratiques. Il ne s’intéresse pas à la construction de savoirs pratiques propres à un corps professionnel, mais au sujet engagé dans la pratique professionnelle et sa quête inconsciente qui se manifeste à travers les failles qui affectent les pratiques. […] cette approche est attentive à la parole des acteurs et aux troubles des récits » (idem, page 141).

Le paradigme expérimental, à son tour, « s’inscrit dans un logique positiviste. L’ossature réside dans le statut épistémologique des connaissances ramenées au modèle des sciences expérimentales : assertions vérifiées par l’expérience, mais toujours falsifiables ». Cette logique est présente « dans de nombreux travaux qui privilégient l’observation directe ou instrumentée des situations, les analyses de type comportementaliste et les traitements statistiques des données de l’expérimentation» (idem, page 142).

Ils passent ensuite à l’approche cognitiviste. Cette approche « envisage la cognition comme une affaire de manipulation et de computation de symboles physiques […] il s’agit d’un modèle mentaliste, représentationaliste, computationnel. […] Il rend compte de l’action et met l’accent sur la délibération, le discours sur l’action » où « l’agir est réduit à l’exécution de l’action, à la mise en œuvre de ce qui a été décidé. La cognition n’opère que dans le moment qui précède l’action […] » (idem, page 142). Plusieurs travaux se sont basés sur ce courant, pour l’étude des modes de pensée des enseignants ; « il s’agit, en considérant l’enseignement comme un processus de traitement de l’information, d’inférer, à partir de comportements observables, l’activité cognitive qui les génère » (Bressoux & Dessus, 2003, page 216). Ils ajoutent que ce paradigme est actuellement remplacé par des approches « prenant en compte le contexte 2 , les situations d’interaction […] » (idem, page 216). Ces approches référent à la phénoménologie3, à l’approche interactionniste4 et le paradigme de l’action et de cognition située (l’approche situationniste). Pour ces deux derniers courants, le contexte joue un rôle fondamental pour la compréhension de l’activité enseignante.

Marcel & al (2002) présentent, ensuite, le paradigme de l’action et de cognition située comme « un retour de l’esprit rationnel vers la perception, le milieu, la corporéité. Il invite à un retour ‘aux choses mêmes’ ». Ce courant est influencé par le pragmatisme5 ; « l’action se situe […] dans la ‘transaction’ entre organisme et environnement. La place de la perception est ainsi remise en évidence tout comme le lien entre la perception et le mouvement. La perception est le fait d’un sujet agissant dans le monde. Le plan devient incarné dans l’environnement » (idem, page 143). Autrement dit, l’action et la cognition ne peuvent être étudiées indépendamment de la situation et du contexte dans le quel les acteurs se trouvent.

Bressoux & Dessus (2003) ajoutent à ces courants, le paradigme émanant des travaux sur la psychologie ergonomique. Selon ces auteurs « la psychologie ergonomique, par exemple les travaux de Leplat (1997), tient comme essentielle la distinction entre la tâche prescrite et l’activité effectivement réalisée » (idem, page 217). Nous citons dans cette perspective les travaux menés par Janine Rogalski et Aline Robert (Rogalski, 2003 ; Robert & Rogalski, 2002) dans le cadre de la didactique des mathématiques. Les travaux d’Yves Clot dans le domaine de la psychologie du travail s’y inscrivent aussi.

Pour Marcel & al (2002, page 145) « l’approche systémique invite à considérer l’objet étudié comme un système, c'est-à-dire une totalité dynamique et organisée repérable au sein d’un environnement (avec lequel elle entretient des interactions) grâce à ses fonctions. […] Un système dynamique est organisé, ses parties sont en interaction entre elles, c'est-à-dire qu’elles sont simultanément modifiées et modifiantes les unes par rapport aux autres ». Cette approche représente une différence de base avec l’approche dite « processus/produit ». Cette dernière relie directement les performances des élèves aux effets qu’a l’enseignement sur l’apprentissage des élèves. En effet, dans leur chapitre sur les stratégies de l’enseignant en situation d’interaction, Bressoux & Dessus (2003, page 216) précisent que « l’examen de la littérature récente confirme l’abandon progressif […] de l’approche processus-produit ». Elle est « essentiellement fondée sur des méthodes quantitatives et a été assimilée au béhaviorisme en ce qu’elle vise à mettre en relation des comportements observables d’enseignants à des résultats d’élèves » (idem). Plusieurs travaux classiques en didactiques relèvent de l’approche systémique : telle que les travaux de Brousseau sur la théorie des situations didactiques, le modèle écologique de Chevallard sur la transposition didactique. Dans ses travaux sur les variations didactiques des pratiques enseignantes, Bru (1991) présente et développe un modèle systémique de l’enseignement/apprentissage. Selon cet auteur « le modèle systémique est adapté au projet de parvenir à une construction théorique satisfaisante pour rendre compte des conduites d’enseignement et d’apprentissage dans leur contexte » (idem, page 48). Il ajoute « le système Enseignement/Apprentissage se présente comme un ensemble de sous systèmes qui entretiennent entre eux et avec leur environnement de multiples échanges […] ». Pour cette auteur, « étudier l’enseignement dans son rapport à l’apprentissage dans une perspective systémique, c’est chercher à connaître la structure concrète des composantes de ces rapports, mais aussi rechercher les relations et leurs transformations » (idem, 1991, page 50).

Nous nous situons plutôt dans le paradigme socioconstructiviste avec son développement socioculturel (par exemple Bakhtine, 1981 ; Wertch, 1985 ; Vygotsky, 1987). Ce modèle « propose un prolongement intéressant des idées vygotskiennes en formulant une conception du fonctionnement mental qui reconnaît l’influence à la fois de l’interactivité localement accomplie et du cadre socio-culturel » (Mondada & Pekarek Doehler, 2000)6. Ces auteurs ajoutent que ce paradigme « offre un modèle théorique fort pour penser la variabilité des processus discursifs et la variabilité des compétences en tenant compte de la nature émergente et contingente des activités discursives et des processus cognitifs » (idem). Ces auteurs précisent bien qu’un des rares champs dans le quel ce paradigme a été utilisé jusqu'à présent est dans le cadre de ce qu’elles appellent « la théorie socio-culturelle de l’apprentissage ». En effet, dans le domaine des didactiques des sciences tel que par exemple les travaux en socioconstructivisme, ce courant « admet que l’interaction permanente entre l’individu et les objets de son environnement permet de construire les connaissances » (Marcel & al, 2002, page 144). De plus, l’approche socio-culturelle a pris un large intérêt dans les travaux qui se centrent sur l’étude de la question « du développement [et de construction] du sens par le biais du langage et les autres moyens sémiotiques » (Mortimer & Scott, 2000, page 126, notre traduction). La direction actuelle des travaux en didactiques des sciences notamment internationales « signals a move away from studies focusing on individual student’s understandings of specific phenomena towards research into the ways in which understandings are developed in the social context of the science classroom» (idem, page 126).

Nous citons par exemple le cadre de l’approche communicative développé dans les travaux de Mortimer & Scott, 2003 ; Scott, Mortimer & Aguiar, 2006 ; Buty & Mortimer, 2007 ; Buty & Badreddine, à paraître) ; et celui de ce que Mortimer & Scott (2000) appellent le cadre du « flux du discours ». Ce dernier se concentre sur « les moyens à partir des quels le discours peut servir d’intermédiaire à l’apprentissage des concepts en science par les élèves ». Il ajoute que « la plupart de ce discours est dirigé et guidé par l’enseignant » mais aussi ce discours peut-être influencé et redirigé par les élèves (Idem, page 127, notre traduction).

Ce positionnement, que nous partageons, nous mène à l’intérêt de la centration sur l’étude du discours établi entre l’enseignant et les élèves en classe des sciences. En effet, dans le « Handbook of Research on science Education », un chapitre intitulé « Discourse in Science Classrooms » (Kelly, 2007) est consacré aux travaux concernant le discours en classe des sciences. Kelly précise:

‘“The study of discourse allows researchers to examine what counts as science in given contexts, how science is interactionally accomplished, who participates in the construction of science, and how situated definitions of sciences imply epistemological orientations” (idem, page 443)’

Cet auteur argumente :

‘“that a discourse analytic perspective provides insight into how the events that make up science education are constructed through language and social processes”(idem, page 443). ’

Il souligne que :

‘“the importance of viewing education through this lens of language and social processes is justified by three primary observations:
First, teaching and learning occur through processes constructed through discourse and interaction. An empirical focus on the ways language contributes to learning is essential for developing theories of practice for science education.
Second, student access to science is accomplished through the study of discourse processes. Issues of understanding, appropriating, affiliating, and developing identities for participation in the knowledge and practices of the sciences can be understood through the study of discourse processes
Third, disciplinary knowledge is constructed, framed, portrayed, communicated, and assessed through language, and thus understanding the epistemological base of science and inquiry requires attention to the uses of language”. (idem, page 443) ’

A partir de cette présentation certainement non exhaustive des paradigmes utilisés comme soubassement des recherches sur les pratiques enseignantes, notre travail se situe dans le cadre des recherches prenant une direction socio-culturelle. En effet, comme le dit (Wertsch, 1991) « human mental functioning is inherently situated in social interactional, cultural, institutional and historical contexts », (cité par Mondada & Pekarek Doehler, 2000, page 5) où le discours représente un outil primordial pour la compréhension du fonctionnement du raisonnement humain d’une part et sa construction d’autre part. Dans cette perspective, au sein du processus enseignement/apprentissage, l’enseignant et les élèves sont en interaction dans un contexte social complexe en changement permanent où le premier a comme rôle «d’enseigner » et le second a comme rôle « d’apprendre » les concepts d’une discipline qui se transforme au fur et à mesure de sa scolarité en classe (une séance, un chapitre, une séquence de chapitres, une année scolaire...) et en dehors de la classe. Cette interaction rend le contexte et la situation imprévisibles ; les différents acteurs sont poussés à s’adapter à leurs réactions réciproque dans une salle de classe et à s’adapter à la contingence de la situation. Cette interaction, a priori dirigée par l’enseignant vers la construction du savoir, s’établit à travers un discours suscité avec les élèves essentiellement sur le savoir à enseigner. Ce discours co-produit par l’enseignant et ses élèves se prolonge sur une durée relativement longue pendant laquelle des sens différents pour un même concept et entre les concepts se construisent et se complexifient. Il faut bien noter que même si nous nous intéressons aux décisions de l’enseignant, cette étude ne met en aucun cas en arrière plan le rôle des élèves dans la génération de ces décisions dans la co-construction du savoir en classe, mais au contraire, nous pensons et nous sommes bien conscient qu’une des raisons principales que pousse l’enseignant à prendre et à ajuster ses décisions lors de déroulement de l’enseignement sont les élèves. Nous considérons que l’étude du discours dans ses dimensions multimodales comme élément de représentation des processus mentaux de l’enseignant dans son interaction avec les élèves, nous permettra de reconstruire des décisions de l’enseignant au cours de son enseignement ; les décisions didactiques prises par l’enseignant sont des éléments primordiaux pour la compréhension et l’étude de la construction, l’articulation et la progression du savoir véhiculé dans le discours.

Notes
1.

Marcel, Orly, Rothier-Bautzer & Sonntag (2002) définissent le terme paradigme comme « un ensemble de principes théoriques et de démarche pratiques fondateurs qui se trouvent dans divers dispositifs particuliers d’analyse de pratiques et constituent en quelques sorte le cœur des courants des pensées » (page 140).

2.

Suivant les différents courants de pensée, la notion de « contexte » prend diverses formes de définition

3.

Selon cette approche « aucune réalité n’existe en dehors des consciences individuelles et il s’agit donc de saisir l’expérience vécue subjectivement à l’aide de matériaux narratifs » (Bressoux & Dessus, 2003, page 216)

4.

Cette approche « met l’accent sur le caractère socialement construit de la cognition humaine et définissent l’activité enseignante comme une interaction fondée essentiellement sur le langage » (Bressoux & Dessus, 2003, page 216)

5.

Pragmatisme, vient du grec pragmata, action, ce qui atteste du souci d'être proche du concret, du particulier, de l'action et opposé aux idées abstraites et vagues de l'intellectualisme. Les principaux représentants de ce courant sont Pierce, James, Dewey, Mead. Ce courant critique les trois premiers que nous venons de présenter (historico-culturel, psychanalytique et expérimental) ; la situation et le contexte de déroulement d’un événement représente un élément indispensable pour comprendre la réalité.

6.

Cf. les travaux de Mondada et Pekarek Doehler autour des recherches sur l’acquisition des langues (Mondada & Pekarek Doehler, 2000)