3. Les échelles d’analyse

Le sens d’une décision ne peut s’appréhender en la considérant isolément ; le plus souvent une décision particulière s’inscrit dans une cohérence chronologique, reliant une série de décisions ; il importe d’identifier cette série pour reconstituer la cohérence.

Pour traiter ce genre de problèmes, il est nécessaire de disposer d’une théorie organisant les échelles de temps pertinentes pour décrire les phénomènes scolaires. En effet plusieurs travaux ont mis en avance l’importance d’une telle théorie et ont défini différentes échelles dans plusieurs systèmes différents. Lemke (2001) présente une théorisation de ce qu’il appelle la technologie fondamentale de l’organisation sociale de l’activité humaine. Suivant Lemke :

‘“Local coherence is achieved when the interactions among lower level (faster, usually smaller) units are constrained by some higher level (slower, typically larger) process or structure in such a way that only some possible patterns of interaction are consistent with the constraints. […] ’

Lemke (idem, page 18) précise que pour la compréhension du niveau d’analyse auquel on s’intéresse, il faut se situer par rapport à un niveau plus élevé :

‘We always need to look at least one organisational level below the level we are most interested in (to understand the affordances of its constituents) and also one level above (to understand the enabling environmental stabilities). […]Anything that we interact with (a book, a set of architectural plans, the built structure itself, even the human body), in ways that depend on interpretations of the meaning of an object as well as on its physical properties, can persist over long times scales and accumulate and transfer information from and to short term events distant time and space. This is, in some basic sense a model of the fundamental technology of human social organisation over larger spatial scales and longer times than those of immediate human social interaction”.’

Il introduit la notion de “Zoom In/out” pour décrire le rapport entre les différentes échelles temporelles. Il souligne que le passage d’une échelle d’analyse plus grande à une échelle d’analyse plus petite (le « Zoom-In ») est une opération « simple » :

« When we know what counts as functional at a higher level of organization of behavior, we know what to look for and by what functional criteria to define an operation’s relevant features at a lower level (faster, shorter timescale) » (idem, page 23). ’

Mais, il ajoute que l’opération inverse (“Zoom out”) est difficile :

« we could not know from studying the local dynamics of feet in contact with ground that this arises as a part of “walking” at the organism scale, much less where the walker is going and why. Activities at higher levels of organization are emergent, their functions cannot be defined at lower scales, but only in relation to still higher one » (idem, page 23).

En effet, il considère que nous ne disposons pas des technologies appropriées :

« we are relatively well equipped with the technologies of zooming in: we know how to capture and analyze small segments out of larger activities. What is much harder is to zoom out: to go from the analysis of various moments to their cumulative impact on participants » (idem, page 24). Dans ce travail nous proposons aussi une technologie (en ce sens) pour construire des événements à l’échelle supérieure à partir des échelles inférieures ».’

Par conséquent, notre travail ne se limite pas au passage d’une échelle inferieure à une supérieure, mais l’alternance entre les deux est indispensable et complète l’une l’autre :

‘« […] “up” is the direction of emergence. When we look for coherent patterns of organization in the behavior of units at a familiar scale, we do not know what to expect or what to look for. The possible emergent phenomena above any level or scale are less constrained than are the constituent phenomena at the level below. Once you identify the units at a lower level, and the properties of a known level, there tend to be relatively few ways in which those units could be organized to produce those properties. Going “up” we know the units, but we know neither the patterns of organization nor the properties of the emergent higher level phenomena. Moreover, the constraints on possible emergents come from the still higher levels, about which we tend to know even less.” (idem, page 25, c’est nous qui soulignons) ’

Sur le plan des recherches françaises en didactique des mathématiques et dans les théories de l’action des enseignants, Mercier, Shubauer-Leoni, Donck & Amigues (2005) présentent, dans un travail examinant la dynamique temporelle entre l’enseignement et l’apprentissage, deux échelles temporelles différentes : Le temps didactique (didactic time) et le temps académique appelé aussi « temps scholastique » (academic time). Selon Mercier & al (2005, page 142),

‘“Every day, new knowledge is presented to the students, which results in the knowledge that was current in the classroom up to that point being relegated to the status of old knowledge. This dialectic between old knowledge and new knowledge leads to the concept of didactic time. However didactic time is managed by the teacher, and does not itself constitute student time.”’

La seconde échelle, celle du temps académique, est en relation directe avec l’organisation scolaire et est imposée par l’établissement. L’enseignant se trouve conduit à suivre cette organisation afin de mettre en place le savoir à enseigner (Mercier & al, 2005). Mercier et ses co-auteurs le décrivent comme « l’organisation externe des cours durant l’année scolaire, la longueur des trimestres, le planning des évaluations officielles, l’emploi du temps immuable et les séances de cours marquées par la sonnerie » (2005, page 143, notre traduction). Dans cette perspective, dans ses travaux sur la didactique de la physique, Tiberghien & al. (2007) définit trois échelles d’analyse dans le temps : l’échelle macroscopique, qui correspond au temps académique ; l’échelle mésoscopique, de l’ordre de l’heure et de la minute attachée au système classe, correspondant au temps didactique ; enfin, l’échelle microscopique qui représente un niveau fin de granularité, de l’ordre de la minute et de la seconde ; cette dernière échelle est celle « des énoncés ou des gestes des personnes » (Tiberghien & al., 2007, page 102), c’est-à-dire celle des interactions. Nous proposons de dire que cette échelle microscopique correspond au temps interactionnel.

Dans notre travail, nous nous intéressons à ces trois types d’échelles et aux effets que peut avoir une échelle sur la progression d’une autre, à partir de l’étude des décisions de l’enseignant. Nous considérons que ces trois échelles sont dépendantes des interactions entre les différents acteurs lors du déroulement d’une séance et sont gérées par l’enseignant.

Nous postulons que chaque échelle possède ses effets sur la progression des échelles qui lui sont supérieures ou inferieures. Dans l’étude des décisions de l’enseignant en classe, nous nous situons dans un premier temps à l’échelle microscopique. Nous prendrons donc en considération le fait qu’une décision prise sur le plan microscopique de la séance a, en général, un effet mésoscopique et macroscopique sur le plan de la séquence.