5. Resituer l’action de l’enseignant par rapport au savoir enseigné dans le temps

Pour reprendre le formalisme de Chevallard (voir par exemple 1997, page 37), le rôle du professeur en classe peut s’exprimer en termes de types de tâches, accomplies au moyen de certaines manières de faire ou techniques.

‘« En toute institution, l’activité des personnes occupant une position donnée se décline en différents types de tâches T, accomplis au moyen d’une certaine manière de faire, ou technique. Le couple [Tâches, techniques] constitue, par définition, un savoir faire. Mais un tel savoir faire ne saurait vivre à l’état isolé : il appelle un environnement technologico –théorique, ou savoir (au sens restreint), formé d’une technologie, “discours” rationnel (logos) censé justifier et rendre intelligible la technique (tekhne), et à son tour justifié et éclairé par une théorie, généralement épanouissante.»’

Nous nous intéresserons particulièrement à la notion de technique.

Dans ses travaux Sensevy se place dans la perspective générale de Brousseau, la théorie de la situation didactique. Selon Brousseau (1998), l’élève apprend dans ses interactions avec un milieu. Brousseau définit le milieu comme étant « constitué par des objets (physiques, culturels, sociaux, humains…) avec lesquels le sujet interagit dans une situation. […] Le milieu est le système antagoniste de l'actant. Dans une situation d'action, on appelle milieu tout ce qui agit sur l'élève, et tout ce sur quoi l'élève agit » (idem).

Cependant, Sensevy reprend la notion de techniques chez Chevallard et la développe dans ses travaux sur la théorie de l’action de l’enseignant. Il distingue trois types de techniques essentielles pour comprendre l’action didactique de l’enseignant (Sensevy& al, 2000 ; Sensevy, 2001 ; Sensevy & al, 2005) :

Selon Sensevy & al. (2001, page 217) « enseigner, c'est à la fois gérer l'avancée chronogénétique, la partition topogénétique et le rapport effectif des élèves à la situation didactique et à ses milieux, sans que ces trois types d'action puissent être la plupart du temps clairement séparés. Bien au contraire, on peut penser que l'efficacité du processus didactique tient à ce que certaines techniques d'enseignement (mésogénétiques) supposent quasi nécessairement d'être produites de manière liée à des techniques topogénétiques ou chronogénétiques, ou inversement ».

Dans cette optique, nous considérons qu'une décision didactique possède trois dimensions : une dimension chronogénétique, une dimension topogénétique et une dimension mésogenétique. Ces dimensions ne peuvent pas être complètement séparées. Nous nous intéressons à la dimension chronogénétique d'une décision, c’est-à-dire aux décisions en lien avec l'évolution temporelle du savoir en classe, sans négliger les deux autres dimensions qui ne sont pas notre objet principal d’étude.

Ces techniques sont définies dans le cadre d’un modèle permettant, suivant Sensevy (2001, page 216), « de rendre compte de la complexité de l’action de l’enseignant. Ce modèle est organisé selon trois niveaux de descriptions » :

Notre travail se situe au niveau des techniques avec l’objectif de reconstituer la temporalité de ces techniques. Le choix de ce niveau, indépendamment des deux autres, permet d’aller plus loin dans la localisation des techniques didactiques employées par l’enseignant pour gérer le savoir. Ce choix va dans le sens de notre travail parce que nous pensons qu’il nous permettra de sortir du cadre « statique » que pourra présenter le premier niveau de ce modèle vers une analyse temporelle de la cohérence et l’articulation des actions de l’enseignant face au savoir ; ainsi cela permet de sortir de l’effet que pourrait avoir ce type d’organisation sur l’intelligibilité temporelle de l’organisation de l’action vis-à-vis du savoir.

En effet, nous distinguons deux types d’analyses des pratiques des enseignants. Des grilles statiques traitant de l’action indépendamment de l’aspect temporel de cette action. Ces travaux analysent l’action de l’enseignant dans l’interaction locale.

Nous citons brièvement le cas de trois exemples de grille : Mork (2005 ), Roditi (2005) et Malkoun (2007).

Dans son travail qui vise à mettre en relation les raisons d’interventions de l’enseignant avec les stratégies d’interventions dans le débat et les objectifs du curriculum, Mork (2005) a pour but de développer une typologie des interventions de l’enseignant et les raisons derrières ces interventions. Les types des interventions qui sont utilisées par l’enseignant pour gérer les débats en classe représentent une des préoccupations centrales de son travail. Elle présente une typologie d’interventions regroupées en des raisons (tableau 1):

Tableau 1 les interventions et stratégies de l’enseignant dans la gestion de débat en classe et leurs raisons (Mork, 2005, page 1316)
Reasons for teacher interventions Teacher interventions and strategies
Accuracy of content Challenge the correctness
Wrong use of concepts Rephrase and address question to other group
Wrong combination of information Ask for elaboration
Narrow range of topic Extending range of topic
Too few sub topics covered Pursuing particular part of students utterances
Incomplete information Ask for elaboration
Reintroducing or introducing sub topics
Debate off track Get debate back on track
Debate is on the edge of the original theme Interrupt and switch focus
Coming to a stop Keep the debate alive
Authoritative student statement Rephrase content and turn it into a question
Student avoids questions Switch focus, challenge
No answer/comment Ask for elaboration, rephrase question
Level of participation Involve more students
Too few students are involved Address question to individual or group
Maintain order of speakers Focus on debate technique
Train student in how to behave in debates Give students permission to speak on turn

Dans un autre type de travail, en didactiques des mathématiques, Roditi (2005, page 42) présente une typologie de mode de gestion des « incidents »18 provoqués par les élèves. Roditi développe la définition de huit modes de gestion de ces incidents par l’enseignant :

‘Ignorer un incident’, ‘répondre à la place de l’élève’, ‘récupérer et enrichir une question/réponse de l’élève’, ‘changer d’intervenant en sollicitant un autre élève’, ‘guider l’élève pour qu’il fournisse la réponse attendue’, ‘faciliter la tâche’, ‘demander un approfondissement de la réponse’, ‘reprendre la réponse fournie de façon neutre’.

Le dernier exemple est celui de Malkoun (2007). Elle développe les définitions de la notions de tâches épistémiques utilisées par un enseignant, sur la base des travaux d’Ohlsson (1996). Ces tâches servent à analyser les processus de pensée mis en jeu dans la compréhension du monde matériel. Elles sont formées : ‘définir’, ‘décrire’, ‘sélectionner’, ‘faire des opérations formelles’, ‘comparer’, ‘interpréter’, ‘prédire’, ‘expliquer’, ‘questionner’, ‘argumenter’, ‘évaluer/critiquer’, ‘généraliser’ (Malkoun 2007, page 38)

Ces différentes grilles utilisées pour des objets de recherches assez différents représentent un exemple de catégorisation locale de l’action de l’enseignant. Bien évidemment, certaines grilles, comme par exemple les tâches épistémiques de Malkoun, ont été croisées avec des analyses à différentes échelles notamment à l’échelle thématique.

D’autres travaux sortent de ce cadre local en prenant en considération la dimension continue et temporelle. Ils se sont attardés sur la dynamique de l’action de l’enseignant, dans sa temporalité. Nous citons dans ce cadre les travaux, Scott (1998) et Lemke (1990).

En se basant sur des aspects de la théorie socioculturelle de Vygotsky, Scott (1998) définit une grille basée sur « les formes des interventions pédagogiques » dans le discours de l’enseignant en classe de sciences. Ces formes visent à caractériser les différentes interventions discursives d’un enseignant (idem, page 48). Scott classe ces interventions sous forme de trois grands volets (cf. tableau 2) :

Ces trois volets représentent ce que Scott (1998) appelle “ the teacher narrative” ; c’est ce que l’enseignant utilise pour diriger et soutenir l’interaction afin de rendre le regard scientifique valable pour les élèves : “These various interventions to maintain the narrative help to establish lines of continuity (Mercer, 1995) in the discourse from one part of the teaching sequence to another” (Scott, 1998, page 58).

L’utilisation de terme « narrative » par cet auteur met en évidence l’aspect temporel et la dynamique du déroulement du discours de l’enseignant en classe sur un long terme d’enseignement. D’ailleurs l’auteur précise que :

“The concept of the Teaching Narrative is intended to provide an overarching theoretical structure which acknowledges the fact that teaching and learning science in the classroom occur over an extended time line with beginning and end points, and involve the teacher in laying a ‘language trail’ from student cognitive starting points towards the learning goal of the scientific view”.

Tableau 2 la grille d’analyse complète de Scott (1998) des différentes formes d’interventions pédagogiques de l’enseignant
Major stands Forms of teacher’s pedagogical interventions The teacher might
Teachers narrative
Developing scientific knowledge Developing the conceptual line Shaping ideas
Introduce a new idea
Guide students through the steps of an explanation by means of a series of instructional questions
paraphrase students utterances
Differentiate between utterances of students
Selecting ideas Select a student utterance
Retrospectively illicit a student utterance
Overlook a student utterance
Marking keys ideas

Repeat an utterance of a student
Ask a student to repeat an utterance
Enact a confirmatory exchange with a student
Pose a rhetorical question
Authorize a student utterance
use a particular intonation of voice
Developing the epistemological line    
Supporting student meaning making Promoting shared meaning   Present ideas to the whole class
Share individual student ideas with the whole class
Share group findings with the whole class
Jointly rehearse an idea with a student in front of the whole class
Checking student understanding   Ask for a clarification of student ideas
Check individual student understanding of particular ideas
Check consensus in the class about certain ideas
Maintaining the teaching narrative Maintaining the narrative   State aims/ purposes for the next part of the narrative
Look ahead to anticipates possible outcomes
Review the progress of the narrative
Refocus discussion

Cette grille est reprise par Mortimer & Scott (2000 ; 2003) dans un travail intitulé « Analysing Discourse in Science Classroom » et dans un autre intitulée « Meaning Making in Science Classroom ». Elle représente un des trois éléments d’analyse du cadre de «  flux du discours ».

Certaines de ces catégories permettent d’avoir une analyse temporelle dans le temps introduisant des cohérences par rapport à l’analyse temporelle de la continuité de l’action face au savoir, tel que le volet « maintaining the teaching narrative » (tableau 2) et les « stratégies de monologue » développées par Lemke (1990) que nous présenterons dans le paragraphe qui suit. Ces deux exemples d’interventions présentent un caractère non figé de l’action dans le temps, ces interventions permettent de mettre en évidence le caractère continu du discours de la classe.

Scott prend appuie sur une réflexion d’ordre plus générale faite par Lemke (1990). Selon ce dernier, l’analyse de l’activité de la classe est formée de deux composantes :

  • « une ‘structure d’activité’ qui manifeste l’organisation du modèle social d’interaction dans le discours
  • le ‘modèle thématique’ formé des relations sémantiques ; il constitue le contenu scientifique du discours » (Scott, 1998, page 54, notre traduction).

Lemke s’intéresse à la question suivante : comment l’enseignant utilise le langage pour construire des modèles thématiques qui correspondent au système conceptuel des sciences, en identifiant des structures variées d’activités (thematic development strategies) utilisées communément par les enseignants. Ces stratégies incluent ce que Lemke, repris par Scott, appelle « les stratégies de dialogue et de monologue ». En particulier, ces stratégies de monologue, énumérées par Scott (1998), sont composés de :

  • Logical expositions where a series of thematically related logical connections are made between various thematic items and semantic relations”,
  • Narrative involves an account of a set of events or actions which establishes chronological and often causal relations among them”,
  • Selective summary involves summarisation of prior discourse which includes only selected thematic elements and relations”,
  • Foregrounding and back grounding involves a repeat or summary of prior discourse in which certain themes are overtly marked of a greater importance and others implicitly as of lesser importance” (idem, page 55).

Cette stratégie met bien en évidence l’aspect temporel du discours de l’enseignant ; c’est en cela qu’elle nous intéresse.

Finalement, l’étude des techniques chronogénétiques combinée à la dimension temporelle du discours de l’enseignant, particulièrement à la logique du discours qui en découle, permet de suivre la cohérence des décisions de l’enseignant dans la gestion du savoir en classe.

Notes
18.

l’auteur emprunte la définition de la notion d’incidents des travaux de Rogalski (2003) : « un décalage entre ce qui était prévu et ce qui se réalise » (Roditi, 2005, Page 41)