3. La construction de l’intention

Nous présenterons dans cette partie une description détaillée de notre reconstruction d’intention de l’enseignante à partir des unités discursives, obtenue en suivant les résultats de ses décisions lors de son enseignement. Nous suivons le déroulement complet d’une séance pour mettre en évidence l’enchevêtrement des intentions initialement prévues par l’enseignante aux intentions qui se manifestent à la suite des réactions des élèves. Nous mettons en relation la séance en question avec les séances précédentes de la même classe afin de comprendre la cohérence de l’action de l’enseignante sur un plan macroscopique ; nous confronterons nos observations avec les entretiens avant et après enseignement ainsi qu’avec sa préparation écrite.

Nous avons effectué la reconstruction des intentions pour les 26 séances. Nous présenterons dans cette partie le cas de la séance 3B (06_3B). Elle vient six jours après la séance 03A (le début de la notion de conducteur isolant dans cette classe) et une semaine après la séance 2B pendant laquelle l’enseignante avait travaillé en groupe l’activité des conducteurs/isolants. La durée totale d’enregistrement de cette séance est de 50 minutes et 8 secondes. L’activité « des conducteurs et des isolants » avait été commencée la semaine précédente au laboratoire. Cette activité, qui se déroule en classe banalisée, est la dernière du chapitre 14. Elle se situe deux séances avant le début du chapitre 15 : « le sens du courant électrique ». L’enseignante peut avoir plusieurs intentions de types différents ; nous nous intéressons seulement à celles en relation avec le contenu enseigné. L’enseignante lors de cette séance avait à sa disposition la fiche de l’activité et son cahier de préparation (Annexe 2).

La séance 03B

Lors de cette séance, un professeur du module pratique de l’enseignement (de l’université où l’enseignante suit des cours pour le diplôme du CAPES) était présent pour évaluer l’enseignante.

Comme nous allons le montrer par la suite, l’intention globale de l’enseignante était de faire un rappel de la séance comme elle le fait d’habitude après une séance de manipulation, introduire la notion de l’interrupteur en se basant sur la notion de conducteur et isolant ; cela en passant par le caractère isolant de l’air. La séance est clôturée par le début des exercices pour le chapitre 14, comme le montre l’extrait suivant (transcription 3.1) :

Le tableau (tableau 3.1) suivant représente en ligne la durée des intentions et en colonne l’empan d’une intention à un moment donné. Les pointillés représentent la mise en arrière plan d’une intention. En effet, le tableau 3.1 souligne l’existence d’une ligne directrice que suit l’enseignante pendant la séance. L’intention principale de l’enseignante tourne autour de l’intention 1 : « la définition du circuit électrique à partir de la notion des conducteurs et des isolants ». La durée totale de l’intention I1 représente la somme des durées des empans 1, 3 et 5. Elle sera interrompue par :

La somme des durées des différents empans inclue le temps des épisodes de gestion de la classe (00:05:03 du temps total de la séance) et de la gestion de l’ordre (00:02:49 du temps total de la séance).

Tableau 3.1 Les empans des différentes intentions de la séance 3B
  Empan 1 Empan 2 Empan 3 Empan 4 Empan 5 Empan 6 Σ des empans
I1 : le circuit électrique : chaine de conducteurs contenant une pile 00:02:23 ……… 00:06:43 ……… 00:04:42 ……… 00:13:48
I2 : définition de conducteurs et des isolants   00:11:39         00:11:39
I3 : sécurité électrique       00:16:29   00:04:37 00:21:06

Nous allons décrire la séance de point de vue de la succession des intentions. Pour cela nous allons procéder linéairement en suivant les décisions de l’enseignante le long de la séance.

De l’épisode 01 à l’épisode 03

L’enseignante commence sa séance par trois épisodes de gestion de la classe.

Intention 1, de l’épisode 04 à l’épisode 12 : Empan 1

La décision de l’enseignante de faire un rappel de la séance commence par se voir à partir de l’épisode 04 (transcription 3.2) :

Nous marquons cette épisode comme le début de l’intention suivante de l’enseignante : « faire un rappel de l’activité de la séance précédente : la notion du conducteur et isolant ».

Le rappel continue (Annexe 7, S03B, E12) 38 ; l’enseignante se rend compte, après la réaction des élèves sur une question concernant le rappel de la définition des conducteurs et les isolants à l’épisode 11 (Annexe 7, S03B), que cette catégorisation n’a pas été traitée dans cette classe mais dans la classe A lors de la séance 3A. Le résultat d’une décision est alors visible à l’épisode 13 ; nous observons un changement d’intention. L’enseignante retourne en arrière pour définir les notions des conducteurs et des isolants qu’elle croyait avoir déjà présentées la semaine précédente. Le changement de l’intention se traduit par une action résultante à l’épisode 13. Sans la réaction des élèves à l’épisode 11, l’enseignante aurait pensé que ces deux concepts ont été présentés. L’enseignante alors décide d’institutionnaliser les définitions en classant l’ensemble des matériaux qu’ils ont étudiés pendant l’activité de la séance 2B en deux catégories, les isolants et les conducteurs.

Cette décision, qui marque le début de l’intention (I2), contient trois épisodes : le premier contient la raison (E11) ; les indicateurs présents lors de l’épisode 11 et 12 : l’enseignante se rend compte qu’elle n’a pas fait la présentation de cette notion (E11) et le déplacement vers les élèves pour s’assurer à partir de la fiche des élèves où elle en est arrivée (E12) ; le résultat de la décision est traduit à l’épisode 13 par la définition de la notion de conducteur et isolant à partir de la manipulation faite la semaine passée ; une nouvelle intention commence à partir de l’épisode 13 : « définir la notion de conducteurs et d’isolants à partir des observations des élèves » lors de la manipulation de la séance S02B. La suite d’épisodes (de l’épisode 4 à l’épisode 12), représente le premier empan de l’intention I1 (tableau 3.1).

Intention 2, de l’épisode 13 à l’épisode 28 : l’empan 2

Nous présentons ci-dessous l’articulation du discours de l’enseignante sur le savoir enseigné lors de l’installation de l’intention « définition de la notion de conducteurs et d’isolants » (Annexe 7, colonne 6 tableau intention) :

E13- E14 : l’enseignante présente la notion de conducteur et d’isolants en se basant sur les observations des élèves lors de la séance précédente de la classe B.

E15- E18 : Suite à une question d’un élève à l’épisode 15, l’enseignante reprend pour cet élève et pour la classe les différents matériaux utilisés lors de la séance 2B en se basant sur la fiche de l’activité ; ceci s’étend sur trois épisodes.

E19- E23 : Durant ce même passage l’enseignante fait une autre confusion (E19) avec la séance 3A concernant la nature du graphite ; plus précisément, l’enseignante voulait souligner que les conducteurs peuvent aussi être des non métaux tel que le graphite. Elle croyait que ce matériau avait été testé lors de l’activité de la séance 2B, mais une fois de plus la réaction des élèves l’a conduite à se rendre compte que « le matériau graphite » n’avait pas été présenté dans cette classe.

En conséquence, l’enseignante s’« attarde » sur ce point lors de l’épisode 19 et 20. Elle le « remet » ensuite dans l’épisode 21 pour tester la conductivité du graphite dans une prochaine séance au laboratoire, car elle ne possède pas le matériel nécessaire pour faire cette expérience en classe. L’enseignante tente de passer à partir de l’épisode 22 la conclusion de l’activité qu’elle avait essayé de commencer à l’épisode 15 (épisode sur le graphite).

Son action ne réussit pas, elle est interrompue à l’épisode 23 par une nouvelle question d’un élève concernant la différence entre le bois et le graphite.

A la fin de l’épisode 23, l’enseignante au tableau, effectuant un geste avec la main signifiant qu’il est temps de revenir à la conclusion, poursuit la rédaction de la conclusion. Cette action constitue un indicateur du résultat de la décision présente à l’épisode 24 : le début de la rédaction de la conclusion. Ce résultat constitue la suite de l’action de l’enseignante interrompue 2 fois par une question d’élève à l’épisode 15 et à l’épisode 22.

E24 : l’enseignante continue la rédaction. Le premier mot de la conclusion était matériau (transcription 3.3)

Une fois ce mot prononcé, l’action de l’enseignante est arrêtée encore une fois à l’épisode 24 lors de la rédaction de la conclusion. Un élève confond matériel et matériau, il fait remarquer à l’enseignante qu’elle avait écrit « un matériau » au tableau au lieu de « un matériel ». L’enseignante se retourne vers les élèves.

E25 E26. À l'épisode 25, l’enseignante décide alors de s’attarder sur la différence entre matériel et matériau. Nous estimons que la raison de cette décision est une raison linguistique. Les élèves sont des élèves libanais qui apprennent les sciences en français. L’élève croyait que « matériau » est le pluriel de « matériel ». L’enseignante alors décide de s’« attarder » à l’épisode 25. Notons que l’enseignante avait déjà fait la différence entre les deux lors de la séance 2B et la séance 3A. Elle se tourne alors vers les élèves et leur demande de lui donner la différence entre matériau et matériel.

E27 E28 L’enseignante enchaine après la rédaction de la conclusion sur la différence entre les matériaux conducteurs et les matériaux isolants, et passe à partir de l’épisode 29 à une nouvelle intention, montrer que «l’air est un isolant ».

La fin de cette intention I2 se caractérise par la fin de la rédaction de la conclusion en relation avec la définition du « conducteur et des isolants » à l’épisode 28 et la période de « silence » observée lors de l’épisode 29, où l’enseignante attend que les élèves aient fini de noter la conclusion.

Intention 1, de épisode 29 à l’épisode 37 : Empan 3

La transcription 3.4 de l’épisode 29, montre une transition de l’enseignante vers la suite de son intention I1 ; à partir d’une décision d’articulation à l’épisode 29, « l’appel », l’enseignante retourne dans le temps à la séance 1B et projette une situation déjà vue lors de la manipulation des élèves sur la situation en cours et sur le schéma de l’activité des conducteurs et des isolants (E30).

A partir de cet épisode, l’enseignante se sert des observations des élèves au moment de la manipulation de la séance précédente, pour les amener à conclure de l’existence de l’air entre les bornes du dipôle et le fil de connexion débranché, pour ensuite introduire l’air comme un isolant (transcription 3.5) :

Nous voyons ici la cohérence de l’articulation du contenu enseigné dans le discours de l’enseignante. Cette suite d’épisodes met en évidence la construction d’un nouveau savoir à partir de l’articulation de différentes unités discursives. L’enseignante s’est servie de « l’appel » à l’épisode 29, en l’appliquant au schéma au tableau du circuit utilisé lors de la manipulation des élèves pendant l’activité des conducteurs et des isolants (E30) et met finalement en évidence la présence de l’air entre les bornes des dipôles dans un circuit ouvert (E31). Elle introduit alors la connaissance que l’air est un isolant.

C’est pour cette raison que nous parlons d’une mise en place de l’intention. Une intention est construite à partir d’une suite d’unités discursives représentant le résultat de décisions. L’intention, nous ne pouvons pas l’observer, mais elle peut être inférée en suivant les décisions de l’enseignante à partir des unités discursives.

De plus, l’extrait de la « remarque » dans la préparation de l’enseignante (figure 3.2) montre que l’enseignante avait l’intention de parler de l’air et ensuite d’introduire le fonctionnement de l’interrupteur comme étant le résultat du caractère isolant de l’air. D’ailleurs, L’enseignante le précise dans son entretien avant enseignement sur le déroulement de la séquence : «  (en lisant de cette remarque) je pourrais aussi parler de l'interrupteur/ »

Figure 3.1 Copie d’écran de la préparation de l’enseignante.

A l'épisode 32 (transcription 3.6), l’enseignante donne l’exemple de la prise du courant électrique pour expliciter et appuyer son point de vue sur le caractère isolant de l’air :

Ceci génère, à partir de l’épisode 33, des questions des élèves sur le caractère conducteur de certaines matières : l’eau (E33-E34) et diverses autres questions autour de la sécurité électrique.

Réellement, l’enseignante arrête de parler du caractère isolant de l’air à partir de l’épisode 33 au moment où les élèves commencent de poser des questions successives sur des observations de la vie réelle. Aucune action ne montre que l’enseignante allait changer d’intention. Cependant à partir de l’épisode 38, nous nous trouvons face à un lien topogénétique / chronogénétique fort, il y a inversion de rôle entre l’enseignante et les élèves et un passage graduel de la responsabilité du savoir de l’enseignante aux élèves. L’enseignante cède la progression suivie aux questions des élèves. Ce changement topogénétique a retardé l’entrée dans l’introduction de l’interrupteur (il sera présenté dans la séance 4B à partir des exercices données aux élèves) et accéléré l’entrée de la notion de sécurité électrique prévue plus tard dans la séquence (Transcription 3.7, extrait entretien). Ce n’est qu’à partir de l’épisode 38, qu’un changement d’intention est marqué par une action de l’enseignante ; elle se trouve conduite à changer une fois de plus son intention et à introduire la notion de sécurité électrique. Ceci est bien mis en évidence par l’entretien après enseignement de la séance 3B (transcription 3.7) :

Intention 3, de l’épisode 38 à l’épisode 55 : Empan 4

Cette intention I3 dure de l’épisode 38 à l’épisode 55. Cette période est marquée par deux épisodes où l’enseignante essaie de traduire une décision en une action de reprendre la responsabilité du savoir aux élèves à l’épisode 44 : « allez vite vite/ il faut qu’on passe à autre chose » et l’épisode 53 : « STOP/ Vite/ allez une question va en traiter une autre et l’heure va peut être terminer » et de progresser dans la séance. Ceci ne sera possible qu’à partir de l’épisode 56 où l’enseignante, réussit finalement à reprendre la main : « Bon (l’enseignante face aux élèves fait une rotation avec son corps vers le tableau, les mains sont pointées vers le tableau et la tête (son regard) vers les élèves) je peux terminer ma conclusion (reprend le même geste une autre fois) ma CONCLUSION/ oui / oui (yalla) allez (l’enseignante se dirige à son bureau reprend son cahier de préparation) allez on va terminer la CONCLUSION (les élèves étaient en train d’essayer de poursuivre leur question) ». Il s’agit de la décision 71. La raison est explicitée dans le discours de l’enseignante à l’épisode 44 et plus clairement à l’épisode 53. Les deux épisodes 44 et 54 mettent en évidence une décision prise par l’enseignante mais qui attend l’instant propice pour s’appliquer. Le résultat de cette décision sera explicite par son action à l’épisode 56.

Intention 1, épisode 56 à l’épisode 61 : Empan 5

L’enseignante reprend alors sa conclusion à partir de l’épisode 56 à l’épisode 61, et accélère la progression du savoir en introduisant une nouvelle définition des conditions nécessaires pour faire allumer une lampe, s’appuyant ainsi sur le rôle de la pile et la disposition des dipôles dans le circuit. Et cela à partir de la notion du conducteur et isolant : « pour que la lampe brille, il faut que le circuit soit formé d’une chaine ininterrompue de conducteurs traversés par un courant électrique mis en circulation par la pile ». Par conséquent l’enseignante ajoute aux savoirs de la classe un nouveau savoir sur la définition du circuit électrique ; alors que dans 1B et la séance 2B elle avait énoncé : « pour faire allumer une lampe, les bornes de la lampe doivent être liées aux bornes de la pile, il faut qu’il y ait une pile dans le circuit et que le circuit soit fermé ».

Intention 3, épisode 62 épisode 70 : Empan 6

Nous pouvons dire que l’intention de l’enseignante a changé à partir de l’épisode 62. Les élèves reprennent leurs questions diverses sur des observations de la vie quotidienne. L’enseignante « s’y attarde ». Les questions sont reprises pendant que l’enseignante attend que les élèves finissent la rédaction de la conclusion à partir de l’épisode 62 jusqu'à la fin de la séance. Aucune action de l’enseignante ne montre le changement de son intention au cours de ces épisodes.

Dans le dernier épisode de la séance, l’épisode 71, la séance s’achève et l’enseignante signale des exercices à préparer pour la séance prochaine.

En conclusion, nous avons présenté un exemple de la reconstruction de l’intention de l’enseignante en suivant les variations de l’action de l’enseignante dans la situation d’enseignement. L’enseignante est amenée à s’adapter et à changer son « intention chronogénétique » en fonction de ce qui se passe en classe. Cette intention n’est pas limitée au but que l’enseignant se fixe avant de rentrer en classe mais elle se transforme et évolue en fonction du contexte et de son interaction avec les élèves (tableau 3.1). Lors de cet exemple l’enseignante était amenée à changer deux fois son intention chronogénétique vers une nouvelle intention au moment:

La variation et l’explicitation de ces intentions sont mises en évidence à partir des décisions de l’enseignante en situation, en particulier à partir des attributs de ces décisions à l’échelle microscopique. Une façon de reconstruire les intentions d’un enseignant est d’étudier l’action, les indicateurs et les raisons de cette action. Le début d’une intention est marqué par une décision de l’enseignante observable dans l’interaction. Cette unité interne à l’activité d’un enseignant peut être reconstruite à partir de l’observation des unités discursives microscopiques

Cette unité à la fois mésoscopique et macroscopique permet de tracer la réalité de l’action de l’enseignante vis-à-vis de l’évolution du savoir enseigné. Un empan d’une intention ne représente pas à une unité thématique ; nous l’avons montré pendant l’empan 3, les questions des élèves sur la sécurité électrique ont commencé bien avant que l’enseignante ne décide de traiter la question de sécurité électrique au début de l’empan 4.

Cette étude met en évidence l’existence d’une ligne directrice suivie par l’enseignante. Nous l’avons montré à travers la succession d’empan pour une même intention l’intention 1 (tableau 3.1). Cette succession ne se limite pas à cette séance mais s’étend à l’échelle macroscopique de la séquence. L’intention 1 continue et sera marquée par un nouvel empan au début de la séance 09_S04B : « l’introduction de la notion de l’interrupteur à partir du caractère isolant de l’air » (Annexe 7, 09_S04B, de E3 E11).

Notes
38.

Nous utilisons la lettre E pour indiquer un épisode