Introduction

Le poème dont Lacan reprend le vers « Sa gerbe n’était point avare ni haineuse » pour montrer la dynamique lexicale du signifiant, le célèbre Booz endormi de Victor Hugo (La légende des siècles) se termine sur ces vers: Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth; les astres émaillaient le ciel profond et sombre; le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre brillait à l’occident, et Ruth se demandait, immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles, quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été, avait, en s’en allant, négligemment jeté cette faucille d’or dans le champ des étoiles. On sait que Jérimadeth ne se retrouve sur aucune carte et que le lieu d’où nous parle Hugo peut s’entendre comme « J’ai rime à dais », répondant ainsi à Lacan et rappelant que ce souffle qui traverse les siècles, serait plutôt le signifiant sur son versant phonémique.

Il s’agit de l’idée de départ de ce travail, que le langage qui parle à travers nous serait hanté par l’histoire et par les histoires qui nous précèdent. Cette présence du passé se manifesterait sous la forme de fantômes phonémiques qu’on peut entendre dans le choix des phonèmes qui insistent dans la parole du sujet. Elle est particulièrement palpable dans ce qui s’entend en clinique. Dans la préface du livre, Des fantômes dans la voix, qui reprend une grande partie des idées présentées dans cet ouvrage, j’écris que nous portons dans nos voix des fantômes que nous transportons, le plus souvent à notre insu, de génération en génération et qui nous parlent de notre histoire, de notre descendance et de notre identité. La plupart du temps ces fantômes agissent sous couvert. Ils refont surface dans nos rêves, nos lapsus, nos anxiétés et dans nos symptômes. La psychopathologie, c’est la pathologie du fantôme, du signifiant indicible mais néanmoins transmis. Tel un bras fantôme ou une jambe fantôme, ce signifiant bien qu’absent est investi. Il est investi d’une pulsion ou d’une intention mais, pareil au membre fantôme, son action véritable, c’est-à-dire son articulation, est bloquée. Or, ce qui n’est possible pour un bras ou une jambe, le devient pour une séquence phonologique: on peut refaire le même mouvement exactement – c'est-à-dire refaire point par point une même articulation – tout en changeant radicalement la signification de cette articulation. C’est la structure intrinsèquement ambiguë du langage qui permet la survie et donc la transmission du fantôme phonémique, alors que les fantômes des membres finissent par s’éteindre. C’est alors cette structure du langage qui donne lieu à l’inconscient et à son action par delà l’entendement conscient qu’on peut en avoir. Ce sont ces propositions-là sur la structure linguistique de l’inconscient qui sont alors élaborées dans cet ouvrage.

Si la portée du signifiant dans la voix constitue une première ligne directrice qui traverse ce travail, il y en a une seconde, amorcée dans le livre, puis élaborée dans un nombre de publications plus récentes et reprise dans le présent ouvrage, qui me semble faire écho à cette question du signifiant mais à un niveau plus fondamental, là où la dynamique du signifiant s’inscrirait dans la question de la dynamique de l’initiative motrice en général, qu’elle soit ou non linguistique. Il ne s’agit pas de considérer que le langage ne serait qu’action parmi d’autres formes d’actions, ou motricité parmi d’autres formes de motricités, car, en accord avec Lacan, je penserais plutôt que « l’entrée en langage » serait un point de basculement par rapport à ce qu’il en est de l’intentionnalité du sujet en général, qu’il s’agisse de l’intention de dire ou d’agir. Mais cette deuxième ligne serait une reprise de la question à un niveau plus fondamental dans le sens où on pourrait considérer que s’il y a eu émergence du psychique à partir d’un substrat biologique, il a du s’agir d’une réponse appelée et contrainte par une nécessité qui posait d’abord question. Comme Freud le propose dans les premières lignes de l’Esquisse, et comme d’autres, tel que Shevrin, l’ont proposé après lui, ce serait de la nécessité d’instituer une distinction entre intérieur et extérieur que ce serait ouverte une brèche où le niveau psychique ce serait réalisé. La question fondatrice, auquel le psychique serait une réponse, serait alors celle appelant à instituer une distinction première entre cette intérieur qui n’est que de l’initiative du sujet et l’extérieur qui peut lui résister.

Si la question du signifiant est à entendre en écho à cette question pensée comme plus fondamentale, c’est qu’elle nous convie à penser la question de ce qui aurait contraint l’humain, seul parmi le vivant, à ne pas simplement instituer un niveau psychique, mais à l’instituer sur le mode du signifiant. Si l’ouvrage présenté n’aboutira pas à cette question, mais proposera plus simplement un ensemble d’hypothèses permettant de concevoir comment physiologiquement ce niveau psychique sur le mode du signifiant peut « prendre corps », il est cependant permis de penser que la question de la distinction entre intérieur et extérieur se complexifie de façon exponentielle dans l’espèce humaine du fait de l’intrication intime des vécus mentaux dans le tissage des liens, et ce de façon particulièrement incisive dans les premières années (décennies) de la vie. C’est alors ce tissage intime qui rend la question de localisation de l’intentionnalité particulièrement complexe dans le cas du sujet humain qui serait à la fois délocalisé par le signifiant et localisé par la matérialité biologique de son corps.

L’élaboration de ces différentes hypothèses ayant trait au signifiant et au corps constituent la seconde partie de cet ouvrage (II. Des fantômes dans la voix). La première partie, qui a pris plus d’ampleur qu’initialement prévu, propose de contextualiser cette seconde partie. Écrit sur un autre mode que la seconde partie, cette introduction propose d’abord un aperçu non exhaustif du contexte historique et actuel du domaine de la neuropsychanalyse – domaine du dialogue entre psychanalyse et neurosciences – dans lequel la réflexion de ce travail s’inscrit. Cette contextualisation permet d’expliciter les différentes positions épistémologiques prises par les acteurs quant à la façon de mener ce dialogue et, enfin de compte, à expliciter l’approche épistémologique que je prends dans ce texte. Il s’agit d’une approche transcendantale qui considère que ce qui constitue l’objet est le retour de ce qu’on reçoit en réponse à la question qu’on a d’abord posée à cet objet et que si l’on a deux réponses – une psychanalytique, une neuroscientifique – qui semblent sans commune mesure bien que venant du même objet, il s’agit d’expliciter la façon dont la question a contrainte – c'est-à-dire, rendue possible – la réponse. Il est proposé que c’est dans l’explicitation des contraintes imposées de part et d’autres à l’objet que peuvent s’ouvrir les brèches d’un dialogue constructif. Dans la logique de cette approche épistémologique transcendantale qui prend en compte la part du sujet dans la constitution de l’objet, la partie méthodologie de cette introduction indique quelques points de repères de mon trajet singulier qui ont subjectivement contribué aux différentes directions qu’a pris ma réflexion.

Et pour reprendre la phrase concluante de la préface du livre, voici donc le chemin que je vous invite à faire dans cet ouvrage, un chemin qui, au départ des résonances de la voix, va jusqu’aux fibres de l’appareil articulatoire pour y saisir quelque chose du souffle humain.