I.1.1.1 Freud

Son premier ouvrage psychanalytique, Sigmund Freud (1839-1954) l’écrit d’abord en sa qualité de neurologue: l’Esquisse pour une psychologie scientifique 1 – qu’il avait pensé intituler « Psychologie à l’usage des neurologues » – où il explicite d’un point de vue neuronal le fonctionnement de l’appareil psychique. À partir du concept nouveau de neurone, les mécanismes de la formation des traces mnésiques, de l’association des traces, et des dynamiques fondamentales du psychique y sont développés. Dans l’élaboration d’un modèle qui tendrait à saisir les logiques sous-jacentes à la psychopathologie, Freud se trouve relativement rapidement confronté aux limites de ce que les outils neurologiques lui permettent de penser. C’est par nécessité, pour pouvoir penser le sujet, qu’il se rabat sur un instrumentaire psychologique. On peut voir dans ce premier texte psychanalytique l’étape charnière entre l’œuvre neuropathologique et neuropsychologique du jeune Freud et les débuts de son œuvre ultérieure. Après la rédaction de l’Esquisse, Freud prépare celle de L’Interprétation des Rêves et fonde ce que l’on pourrait appeler un double langage de la psychanalyse, rigoureusement matérialiste en ce qui concerne la nature du psychisme et méthodologiquement fermement attaché au principe que, pour décrire et expliquer l’activité du psychisme, il faut s’en tenir à un « langage psychologique »2. En 1909, il écrit: « Il existe des interactions évidentes entre le somatique et le psychique, mais faute de pouvoir actuellement en décrire la nature en termes bio-chimiques et physiologiques, la théorie des névroses doit demeurer psychologique »3. Or, cette nécessité de recours à une science psychologique de l’esprit, ne signifie pas pour autant, dans la pensée de Freud, une disqualification du biologique pour en dire sur le sujet. En 1898, il écrit à son ami, le médecin allemand Wilhelm Fliess (1858-1928): « Je suis loin de penser que la psychanalyse flotte dans les airs et n’a pas de fondements organiques. Néanmoins, tout en étant convaincu de l’existence de ces fondements, mais n’en sachant davantage ni en théorie ni en thérapeutique, je me vois contraint de me comporter comme si je n’avais affaire qu’à des facteurs psychologiques. »4.

L’idée d’un cap qu’aurait passé Freud du physiologique au psychologique pourrait indiquer qu’il abandonne – ne fut-ce que provisoirement – le modèle biologique, ou même positiviste, dans l’élaboration de sa pensée psychanalytique après ses écrits dits « pré-analytiques » (en particulier, l’Esquisse et Contribution à la conception des aphasies 5 ). Or, cette idée est contredite par les faits. Son intérêt pour le biologique date au moins de sa rencontre avec la thèse Darwinienne, est ensuite investi de son plein enthousiasme au moment de ses études de médecine6 et ne s’est pas affaibli au cours de sa vie de recherche.

Dès la première année de ses études de médecine, Freud étudie le travail du professeur d’anatomie et de physiologie Hermann Ludwig Ferdinand von Helmholtz (1821-1894) et il suit les collèges du médecin et physiologiste allemand Ernst Wilhelm von Brücke (1819-1892), deux fondateurs de la «  Berliner Physikalische Gesellschaft ». Au printemps et à l’automne de 1876, Freud effectue, sous la direction du zoologiste allemand Carl Claus (1835-1899), une étude anatomique sur les glandes reproductives de l’anguille. Après cette étude, il effectue six ans de recherche au laboratoire de physiologie de Brücke. Le biographe Jones7 écrit: « Une caractéristique remarquable des recherches neurologiques de Freud fut son adhésion à l’anatomie. Le microscope fut son seul et unique instrument. La physiologie signifiait l’histologie à ses yeux, et non l’expérimentation: du statique et non de la dynamique. ». Sa recherche microscopique sur la structure anatomique des cellules nerveuses contribue à la compréhension de leur fonctionnement: « C’est ainsi que Freud enquête sur les cellules de Reissner du cordon médullaire des Amoecetes (Petromyzon, une forme primitive de poisson). Il y fait sa première découverte dans ce domaine, ce qui lui permet d’établir la nature des cellules de Reissner, grâce à une hypothèse génétique. »8. Dans une autre recherche, Freud observe les cellules nerveuses du crabe à l’aide d’une technique innovante: « Il établit ainsi l’universalité de la structure fibrillaire des cylindres-axes des fibres nerveuses. Par-là, il s’approchait de la théorie neuronique. »9. Freud met encore au point un procédé ingénieux pour la préparation du tissu nerveux à l’étude microscopique. Quand Freud quitte l’institut de Brücke pour des raisons financières, l’anatomie reste son domaine préféré de recherche. Après s’être destiné à la physiologie, Freud s’oriente, sur les conseils de Brücke, vers la médecine. Dans la clinique psychiatrique du médecin psychiatre et neuroanatomiste allemand Theodor Meynert, (1833-1892), il approfondit la neuro-anatomie du cerveau. Freud écrit six monographies d’ordre histologique, pharmacologique et médical, ce qui lui vaut d’obtenir, en juillet 1885, le titre de Privat-Dozent en neuropathologie10. Ses premiers travaux portent sur la neurologie infantile. Dans son approche de la neuropathologie, la connaissance de l’anatomie et de la physiologie du système nerveux est cruciale: ce sont les points de départ pour comprendre les phénomènes neuropathologiques. Après la publication en 1891 d’un traité Contribution à la conception des aphasies, destiné aux neurologues, Freud publie dans la même période les Études sur l’hystérie (1895) et l’Esquisse (1895). Cette psychologie des écrits neurologiques est empreinte de physiologie: un certain nombre de concepts utilisés par Freud, dont le principe du plaisir, sont empruntés à la physique et à la physiologie.

Or, toute cette science ne lui permet pas de gagner sa vie dans sa pratique clinique privée: « Qui veut vivre du traitement des malades nerveux doit évidemment pouvoir faire quelque chose pour eux. Mon arsenal thérapeutique ne contenait que deux armes: l’électrothérapie et l’hypnose, car l’envoi dans un établissement hydrothérapique après une consultation unique n’était pas une source de gain suffisante. »11. En cette fin de XIXe siècle, la mode est aux traitements électriques qui, comme le rappelle Jones12, « furent très en faveur en neurologie, non seulement pour l’établissement du diagnostic, mais davantage encore en tant que fondement même d’une thérapeutique. ». Freud, qui est formé à l’école classique, connait bien le procédé et a commencé, durant les deux premières années de sa carrière, par appliquer le traitement électrique orthodoxe, qu’il combine avec des bains et des massages. Dans les premières lignes du récit du cas d’Élisabeth von R., Freud indique: « Je n’ai pas toujours été psychothérapeute mais, comme les autres neurologues, j’ai été habitué à l’usage du diagnostic local et de l’électrodiagnostic. »13. Cependant, les névrosés semblent passer d’un médecin à l’autre, sans qu’une aide visible puisse leur être apportée. Un poste payé à l’université ne lui ayant pas été accordé, Freud se trouve confronté à l’obligation de trouver des approches cliniques effectives. Si une approche rigoureusement scientifique constitue la référence pour Freud, il ne se trouve donc pas moins obligé de dévier des approches cautionnées de son temps. Freud met l’appareil électrique de côté. « Ne bougez pas, ne dites rien, ne me touchez pas », s’écrie Emmy von N. en 1889, qui prescrit à Freud les éléments du dispositif qu’elle souhaite pour se sentir libre de dire et de penser. Frau Cäcilie et Lucy R., par leur résistance au somnambulisme suggéré (« Mais docteur, je ne dors pas! »), obligent Freud à abandonner l’hypnose:« J’abandonnai donc l’hypnose, et ne retins d’elle que la position couchée du patient sur un lit de repos derrière lequel j’étais assis, de sorte que je le voyais, mais sans être vu de lui. ».14 Freud invente un dispositif nouveau: « … je demandais seulement la "concentration"; et j’ordonnais à la patiente de s’allonger et de fermer ses yeux délibérément comme moyen d’atteindre cette "concentration". Je décidais de partir de la supposition que mes patients savaient tout ce qui était d’une signification pathogénique et qu’il ne s’agissait que de les forcer à le communiquer. »15. C’est donc la réalité de la clinique et, en particulier la résistance de ses patientes, qui contraint Freud à une invention créative d’un dispositif qui va lui ouvrir des perspectives inédites. Bien qu’homme de science, pétri de théorie, Freud prend aussi la mesure de ce que ces heurts concrets sur le terrain (clinique) lui obligent à chaque fois de remettre en cause.

De plus, Freud ne se contente pas d’une écriture psychologique telle que Breuer la préconise dans les considérations historiques des Études sur l’hystérie: « Je suis moi-même frappé d’étonnement que les histoires de malades que j’écris soient lisibles comme des romans et qu’elles manquent pour ainsi dire du cachet sérieux de la scientificité. Je dois m’en consoler par le fait que ce résultat doit être imputé à la nature de l’objet plutôt qu’à ma préférence.  » 16. Freud lui-même fait la distinction entre sa méthode et celle de Breuer: « Breuer … favorise soi-disant encore la théorie physiologique … moi-même je me suis occupé de cette affaire de façon moins scientifique, parce que je soupçonne qu’il y a partout des tendances et des penchants analogues à ceux de la vie quotidienne… »17. Ces histoires de cas ne sont pas conformes aux normes du Prof. von Brücke et de ses amis Berlinois. Freud tente de réconcilier le monde scientifique rigoureux de l’université viennoise d’un côté et, de l’autre, le monde des premières années de sa pratique privée. Pour Freud, il s’agit de représenter en termes scientifiques les conflits du psychisme humain. Pour mieux les cerner, il va tenter de décrire le fonctionnement psychique de la machine mentale en tenant compte des apports de la physique et des acquis de la physiologie de son temps: l’Esquisse, dans ce sens, est aussi une tentative ambitieuse de réconciliation, en fondant sa psychologie sur la neurologie.

En 1979, l’historien des sciences de Harvard,Frank Sulloway, publie un ouvrage devenu un classique, Freud, biologiste de l’esprit 18, un livre qui reconstitue le contexte dans lequel la psychanalyse émerge. La psychanalyse apparaît d’abord comme une psychobiologie s’inscrivant dans la lignée des recherches menées par Darwin et les penseurs évolutionnistes. Freud rompt avec les thèses dégénératives, tout en partageant avec les savants de son temps un esprit postdarwinien dont témoignent son intérêt pour la psychologie de l’enfant et pour ce qui, dans l’histoire de l’individu (ontogenèse), récapitule l’histoire de l’espèce (phylogenèse). Freud s’alimente des travaux sur la sexologie, qui est alors une discipline naissante: il s’intéresse à la sexualité infantile et humaine et, en particulier, à la notion des stades oral et anal présentée chez l’évolutionniste Haeckel. En psychopathologie, la notion d’arrêt de développement fut suggérée à Freud par ses propres études sur le petromyzon; les notions de dissolution, d’involution ou de régression lui parviennent par le canal du neurologue évolutionniste Hughlings Jackson. Ce cadre physiologique et évolutionniste de l’époque sous-tend les hypothèses sur la bisexualité humaine et les cycles biologiques de son ami Fliess. La théorie des pulsions, qui fait appel à la notion d’une excitation interne insistante, constitue la pierre angulaire de la pensée freudienne: « … l’essence la plus profonde de l’homme consiste en motions pulsionnelles qui, de nature élémentaire, sont de même espèce chez tous les hommes et ont pour but la satisfaction de certains besoins originels…. »19. La psychanalyse est aussi doctrine de la libido20 qui représente les pulsions les plus pulsionnelles. Quand par exemple, dans Trois essais sur la théorie sexuelle, il évoque « la production d’excitation sexuelle par des ébranlements mécaniques rythmiques du corps »21, on y entend une réflexion en termes de mécanismes biologiques. Lorsque Freud introduit la pulsion de mort, en 1920, dans Au-delà du principe de plaisir 22 , il part d’abord de la clinique et, en particulier, de la répétition du trauma dans les rêves et dans le transfert pendant la cure. Dans un second temps, il cherche une lecture de sa théorie de la pulsion de mort dans les travaux du biologiste August Weismann (1834-1914) qui distingue un soma mortel – le corps – d’un germen immortel – les cellules sexuelles. Par ces divers exemples, Sulloway souligne que les conceptualisations de la sexualité de Freud, des zones érogènes, de la libido à la pulsion, témoignent du lien étroit dans sa pensée du psychique au physiologique.

La psychanalyse se place au confluent de nombreuses disciplines: biologie, psychiatrie, sexologie et psychologie de l’enfant, anthropologie et théories de l’évolution. Sulloway indique aussi comment Freud et ses disciples préfèrent cependant défendre le caractère purement psychologique des découvertes psychanalytiques plutôt que leurs fondements biologiques: il s’agit pour eux de préserver cette jeune science des risques de simplification, de défendre son autonomie face à des disciplines voisines plus influentes, de contrecarrer les forces extérieures qui s’opposent à son développement.

Notes
1.

FREUD S. (1895/1956). Esquisse d’une psychologie scientifique. Dans La naissance de la psychanalyse, trad. A. Berman, Paris, PUF, pp. 308-396.

2.

WIDLÖCHER D. (2006). Inconscient psychanalytique et neurosciences. Dans Le dictionnaire des sciences humaines, dir. S. Mesure et P. Savidan, Paris: PUF.

3.

FREUD S. (1909/1993). Cinq conférences. Dans Œuvres complètes, X, Paris, PUF.

4.

Lettre du 22 septembre 1898 à Wilhelm Fliess. Dans FREUD S. (1916/1959). Introduction à la psychanalyse, trad. S. Jankélévitch, Paris, Payot, p. 235.

5.

FREUD S. (1891/1983). Contribution à la conception des aphasies, trad. C. Van Reeth, Paris, PUF.

6.

Les données sur le parcours de Freud sont reprises de la thèse de KNOCKAERT V. (2007). Over de objectiveerbaarheid van het psychisme als levende structuur. Een epistemologische studie van Feuds publieke en private geschriften van 1890 tot en met 1900.Thèse de doctorat en philosophie non publiée, Université de Gand, Belgique.

7.

JONES E. (1953). Sigmund Freud Life and Work, Volume one: The young Freud, 1856-1900. London, The Hogarth Press, p. 57.

8.

ASSOUN P.-L. (1981). Introduction à l’épistémologie freudienne. Paris, Edition Payot, p. 104.

9.

Ibid., p. 105.

10.

BERNFELD S. (1951). Sigmund Freud, M.D., 1882-1885. The International Journal of Psychoanalysis, 32, 204-216, p. 210.

11.

FREUD S. (1925/1984). S. Freud présenté par lui-même, Gallimard, Paris, p. 28..

12.

JONES E. (1953). Sigmund Freud Life and Work, Volume one: The young Freud, 1856-1900, op. cit.; JONES E. (1958). La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, PUF, Paris, p. 221.

13.

FREUD S. & BREUER J. (1895/1973). Études sur l’hystérie, trad. A.Berman, Paris, PUF, p. 127.

14.

FREUD S. (1925/1984). S. Freud présenté par lui-même, op. cit., pp. 47-48.

15.

Ibid.

16.

FREUD S. & BREUER J. (1895/1973). Études sur l’hystérie, op. cit., p. 575.

17.

Cité par DORER M. (1932). Historische grundlagen der Psychoanalyse, Leipzig, Felix Meiner, p. 67.

18.

SULLOWAY F.J. (1979). Freud, biologist of the mind. Beyond the psychoanalytic legend. New York, Basic Books. (Trad franç: Freud biologiste de l’esprit. Paris: Fayard, 1981.)

19.

FREUD S. (1915c/1994). Actuelles sur la guerre et la mort. Dans Œuvre Complète, T. XIII Paris, PUF, 1994, p. 136.

20.

FREUD S. (1923/1991). «  Psychanalyse » et « théorie de la libido ». Dans Œuvres Complètes, T. XVI, Paris, PUF.

21.

FREUD S. (1905b/2006). Trois essais sur la théorie sexuelle, vi, PUF, p. 138..

22.

FREUD S. (1920/1971). Au-delà du principe de plaisir. Dans Essais de psychanalyse, trad. J. Laplanche et J. B. Pontalis, Paris, Payot.