I.1.1.2 Lacan

Le psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981) se réclame de Freud tout en se démarquant explicitement d’idées auxquelles le fondateur de la psychanalyse croyait fermement, comme la possibilité de réduire la psychologie, en dernière analyse, à la biologie23. Si, dans L’au-delà du principe de plaisir, par exemple, Freud parle de la biologie comme « d’un royaume aux possibilités illimitées »24, pour Lacan, la biologie freudienne n’aurait « rien à faire avec la biologie»25. Lacan prend la mesure de l’influence de l’épistémologie de la Berliner Physikalische Gesellschaft : « si l’on veut bien le désigner [le scientisme26] dans son allégeance aux idéaux d’un Brücke, eux-mêmes transmis du pacte où un Helmholtz et un Du Bois-Reymond s’étaient voués à faire rentrer la physiologie et les fonctions de la pensée considérées comme y incluses dans les termes de la thermodynamique parvenue à son presque achèvement en leur temps »27. Le programme de l’école allemande cherche à réduire les processus psychologiques à des lois physiologiques et les processus physiologiques à des lois physiques et chimiques. C’est sur ce point que Lacan, malgré son retour à Freud, se démarque radicalement. Ses raisons sont à la fois historiques – la linguistique n’avait pas, du temps de Freud, l’audience qu’elle aura dans les années cinquante – et également théoriques. Le psychanalyste lacanien Charles Melman affirme: « En premier lieu, il s’est agi pour Lacan de souligner ce que Freud n’a pas pu ou n’a pas osé faire, à savoir montrer combien le langage est ce qui ordonne notre rapport au monde aussi bien qu’à nous-mêmes. »28. Lacan introduit le concept de structure en psychanalyse: il doit sa conception de la structure à l’anthropologue et philosophe français Claude Lévi-Strauss (°1908) pour qui la structure est structure logique, un ensemble de relations entre des termes au final interchangeables. En effet, en introduisant le concept de structure, Lacan marque une rupture épistémologique entre le biologique et le psychique: du fait de l’irruption du langage dans l’humain, ce qui fait que le sujet perd son rapport linéaire direct au physiologique. Selon Lacan, la structure du sujet, c’est l’intrication de trois fonctions: le Réel, le Symbolique, l’Imaginaire (ce qu’il appellera R.S.I.). En 1972, il représente cette intrication des trois fonctions par le nœud borroméen, constitué de trois cercles qui sont liés de manière à ce qu'enlever l'un des trois cercles libère les deux autres29.

Même si Lacan rompt avec Freud sur le point d’une continuité possible entre le biologique et le psychique, il ne rejette pas pour autant l’héritage de la biologie dans ce qui a rendu possible la pensée de Freud. Dans la première conférence de son séminaire de l’École pratique des Hautes Études en 1965, intitulée La science et la vérité, Lacan déclare : «Nous disons, contrairement à ce qui se brode d’une prétendue rupture de Freud avec le scientisme de son temps, que c’est ce scientisme même … qui a conduit Freud, comme ses écrits nous le démontrent, à ouvrir la voie qui porte à jamais son nom. »30. Si Lacan évoque le « scientisme de Freud », c’est pour affirmer que, sans lui, Freud ne serait jamais parvenu à fonder la psychanalyse: «Nous disons que cette voie ne s’est jamais détachée des idéaux de ce scientisme, puisqu’on l’appelle ainsi, et que la marque qu’elle en porte n’est pas contingente, mais lui reste essentielle. »31.

Lacan ne se défait pas non plus des sciences naturelles pour élaborer sa théorie du sujet. S’il met l’accent sur le langage en avançant que « l’inconscient est structuré comme un langage » ou, ultérieurement, en introduisant sa théorie de la langue comme substance jouissante, ceci ne l’amène pas à récuser la biologie. Au contraire, il précise en 1966 qu’il prend appui sur la biologie, et en particulier sur l’éthologie, pour fonder sa théorie de l’imaginaire: « Ce n’est nullement que l’imaginaire soit pour nous l’illusoire. Bien au contraire, nous lui donnons sa fonction de réel à le fonder dans le biologique: soit, on l’a vu plus haut dans l’I.R.M., effet inné de l’imago, manifeste dans toutes les formes de la parade »32. L’I.R.M. ou innate releasing mechanism, mécanisme inné de déclenchement, est ce qui conditionne chez l’homme le stade du miroir, base de la relation imaginaire érotique et agressive. Lacan poursuit: « En quoi nous sommes dans la psychanalyse fidèle à l’appartenance qu’on éprouve le besoin de distinguer bien sottement du terme de biologique, pour l’opposer à un culturalisme auquel nous prétendons ne contribuer en rien. Seulement ne donnons-nous pas dans ces formes de délire que nous avons désignées suffisamment. Biologiser en notre champ, c’est y faire rentrer tout ce qu’il y a d’utilisable pour ce champ, de la science dite biologie, et non pas seulement faire appel à quelque chose du réel qui soit vivant. Parler d’instinct urétral ou anal, voire les mixer, n’a pas plus de sens biologique que de chatouiller son semblable ou d’être croque-mort. Faire état de l’éthologie animale ou des incidences subjectives de la prématuration néo-natale chez l’hominien, en a un. »33. Lacan oppose donc à la biologie imaginaire des postfreudiens (théorie des stades du développement instinctuel) une théorie de l’imaginaire fondée sur la biologie et en particulier l’éthologie34. Les références éthologiques sont nombreuses chez Lacan et pas seulement au début de son enseignement, lorsqu’il reformule la théorie du narcissisme à partir de l’imaginaire. Dans Position de l’inconscient en 1964, Lacan n’hésite pas à proposer une définition éthologique de la libido: « La libido est cette lamelle que glisse l’être de l’organisme à sa véritable limite, qui va plus loin que celle du corps. Sa fonction radicale dans l’animal se matérialise en telle éthologie par la chute subite de son pouvoir d’intimidation à la limite de son “territoire”. »35. C’est à partir de cette approche éthologique de la libido qu’il va penser la pulsion comme résultant de la prise de l’organisme dans la dialectique du sujet36. Comme on le sait, Lacan a également recours à d’autres domaines des sciences naturelles. Dans Le séminaire 1: Les écrits techniques de Freud, Lacan37 avance que l’optique « devrait (…) prêter à quelques rêves, cette drôle de science qui s’efforce de produire avec des appareils cette chose singulière qui s’appelle des images, à la différence des autres sciences, qui apportent dans la nature un découpage, une dissection, une anatomie ». Il y est question de la théorie du signifiant, du schéma L ou du schéma optique, et d’autres montages mettant en jeu le regard (plan projectif, anamorphose, etc.). Lacan se sert du schéma optique emprunté au physicien français Henri Bouasse (1866-1953) pour situer les instances freudiennes (Idéal du moi, moi idéal, moi) et les dimensions constitutives du sujet (Réel, Symbolique et Imaginaire) en fondant le sujet comme le point à partir duquel cette structure est lisible: cette structure n’apparaît au commentateur que du point de vue du sujet.

Même lorsque Lacan accentue l’autonomie du symbolique et les spécificités de sa structure, il considère que la signification renvoie au corps et à l’imaginaire38. Certains signifiants fondamentaux, par exemple, tirent leur origine de l’imaginaire: le phallus et les signifiants de la demande pulsionnelle orale et anale. Ontologiquement, en effet, l’enfant humain est caractérisé par une insuffisance sémiotique qui le rend dépendant de l’Autre pour l’interprétation de ses besoins et cela à un degré beaucoup plus grand que dans d’autres espèces39. Ceci rejoint la conception de Freud dans l’Esquisse 40 sur la dépendance radicale de l’enfant vis-à-vis du prochain et c’est ce que Lacan faisait valoir dès le début de son enseignement en se référant à la prématuration de l’enfant humain. C’est cette incapacité sémiotique de l’enfant humain qui l’ouvre au symbolique. Lacan propose qu’une fois que le sujet entre dans, s’arrime au monde du langage, il est lui-même affecté par le langage, c’est-à-dire qu’il est parasité par le langage. C’est ce que dit aussi le psychanalyste lacanien Jacques-Alain Miller dans Biologie lacanienne 41, où il parle de l’affection traçante du système de la langue sur le corps, qui laisse une inscription. En d’autres termes, le langage n’est pas qu’un outil de communication, le langage participe aussi à produire le sujet; le sujet surgit du vivant par l’opération du langage. Le sujet est alors autant déterminé par sa prise dans le langage qu’il est déterminé par les données de son organisme.

Que le langage soit un système spécifique distinct des systèmes sémiotiques du monde animal n’a pas échappé à la sagacité des biologistes. Ainsi le zoologiste autrichien Konrad Lorenz (1903-1989), peu suspect de psychanalysme, remarque que le langage humain est le seul à permettre un apprentissage in abstentia, sans mise en situation, alors qu’il est par exemple impossible aux choucas d’enseigner à leurs petits la peur des chats s’il n’y a pas de chat dans l’environnement.42 C’est alors, paradoxalement, par la linguistique, que Lacan ouvre pour la psychanalyse la voie vers la science, en y explicitant ce champ de tension entre ce qui est du corps et de la matérialité du phonème et ce qui est de la lexicalité du signifiant, comme nous allons le voir (voir II. Des fantômes dans la voix). Lacan ouvre cette voie en proposant à propos des « signes de la perception » (Wahrnehmungszeichen )– concept introduit par Freud dans la lettre du 6 décembre 1896 pour désigner une première inscription ou trace de la perception –  de leur donner «leur vrai nom de signifiants»43. En 1975, il écrit encore: « Cette façon de topologiser ce qu’il en est du langage est illustrée sous la forme la plus admirable par la phonologie, pour autant qu’elle incarne du phonème le signifiant. »44 (voir aussi II.1.2.1.2). Nous verrons, au cours de cet ouvrage, que ces élans de Lacan créent l’ouverture permettant de penser le signifiant sur le versant des sciences naturelles. Ajoutons que l’enseignement de Lacan s’est longtemps situé sous le « primat du signifiant », alors qu’en 1962, dans le séminaire X sur l’angoisse45, il indique que « tout du vivant ne peut pas être pris sous le signifiant ». Il y a un reste, où s’articule la question de l’objet, de la jouissance, une hétérogénéité angoissante entre l’objet et le signifiant là où l’objet n’est pas pris dans le jeu du tissage signifiant.

Notes
23.

LACAN J. (1953/2001).Discours et réponse aux interventions, Congrès de Rome. La Psychanalyse. Dans Autres Écrits, Paris, Seuil.

24.

FREUD S. (1920/1971). Au-delà du principe de plaisir, op. cit., p. 110.

25.

LACAN J. (1954-1955/1978). Le s éminaire , livreii, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, p. 96.

26.

Scientisme: « attitude philosophique consistant à considérer que la connaissance ne peut être atteinte que par la science. » (Petit Robert)

27.

LACAN J. (1966). La science et la vérité. Dans Écrits, Paris, Seuil, p. 857.

28.

MELMAN C. (2001). Quartier Lacan, témoignages sur Jacques Lacan. Paris, Denoël , collectif « L’espace analytique», p. 106.

29.

LACAN J. (1972-1973/1975). Le séminaire, livre XX, op. cit.

30.

Ibid., p. 857.

31.

Ibid., p. 857.

32.

LACAN J. (1966/1999). D'un syllabaire après coup. Dans Écrits II, Paris, Seuil, p. 201.

33.

Ibid., pp. 201-202.

34.

DEMOULINC. (2001). Enjeux de la theorie lacanienne. Psychoanalytische Perspectieven, 46, 7-18.

35.

LACAN J. (1964/1999). Position de l'inconscient, Congrès de Bonneval. Dans Écrits II, Paris, Seuil, p. 328.

36.

Ibid., p. 328-329.

37.

LACAN J. (1953-1954/1975). Le séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, p. 90.

38.

DEMOULINC. (2001). Enjeux de la theorie lacanienne, op. cit.

39.

VAN DE VIJVER G. (1999). Du corps à l'esprit? Une analyse du matérialisme freudien. Dans Matière pensante, ed. J.-N. Missa, Paris, Vrin, pp. 99-118.

40.

FREUD S. (1895/1956). Esquisse d'une psychologie scientifique, op. cit., p. 336.

41.

MILLER J.A. (2000). Biologie lacanienne et événement de corps. La cause freudienne, 44, 7-59.

42.

DEMOULINC. (2001). Enjeux de la theorie lacanienne, op. cit.

43.

LACAN J. (1964/1973). Le séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil.

44.

LACAN J. (1972-1973/1975). Le séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 22.

45.

LACAN J. (1962-1963/2004). Le séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, séance du 29 mai 1963, p. 328.