I.1.2 Préliminaires d’un Dialogue 

Depuis les débuts, un nombre de psychanalystes ont exploré, dans le sillage de l’élaboration métapsychologique de Freud, le sens que peut prendre cette métapsychologie articulée en termes physiologiques ou neurophysiologiques.

I.1.2.1 Premières ébauches

Dans les années 30, le neurologue et psychothérapeute américain, connu notamment pour ses travaux sur l’hypnose, Lawrence Kubie 46 (1896-1973) élabore un projet grandiose qui préfigure plusieurs aspects du projet neuropsychanalytique47. Ce projet recouvre une réinterprétation de la métapsychologie freudienne conçue par les premiers cybernéticiens, une analyse d’enregistrements sonores effectués pendant des séances analytiques, et une intégration de la neurobiologie et de la psychanalyse48. Dans ses articles de 1930 et 1941, Kubie49 propose la théorie des « circuits fermés réverbérants » comme possible soubassement neurophysiologique des névroses. L’idée nouvelle est que l’activité neuronale n’est pas seulement sollicitée par des stimuli externes, mais peut se maintenir de façon autonome dans des circuits réverbérants. Il participe aux conférences de Macy de 1942 à 1953 (Kubie, 195150). Lors des conférences, il remet sans cesse sur le tapis la question de l’inconscient et doit souvent affronter les autres participants.

Inspiré et incité par Kubie, un de ses étudiants, le psychiatre et neurologue américain Mortimer Ostow (1918-2006) publie dans les années 50 un nombre d’articles sur la contribution de la psychanalyse à l’étude du fonctionnement du cerveau51. Les premières lignes d’un papier de 1954 disent ceci: « Récemment, le Dr. Lawrence S. Kubie a attiré l’attention sur certaines observations en physiologie du système nerveux qui justifient l’espoir que d’ici peu un fondement neurophysiologique solide pourra être établie pour une métapsychologie psychanalytique, une corrélation qu’avait si souvent prédit Freud avec tant d’enthousiasme. ». Il y propose une véritable anatomie de l’appareil psychique, c’est-à-dire des principales instances psychanalytiques telles que la pulsion, les processus défensifs, l’affect, les images52. Ostow propose également l’utilisation de médication psychopharmacologique pour des patients en psychothérapie ou en cure psychanalytique53.

Le psychiatre et théoricien de la psychanalyse d’origine Finnoise Benjamin Rubinstein (1905-1989) émigre aux Etats-Unis en 1947, après avoir combattu dans la guerre russo-finlandaise de 1940. Il est un research fellow à la Menninger Foundation, avant d’avoir une pratique privée à New York. Rubinstein, qui est également formé en philosophie des sciences, s’emploie à doter la psychanalyse d’une plus grande validité scientifique par le biais d’une approche positiviste: pour lui, la psychanalyse ne peut être un savoir qui possède ses propres fondements, mais ceux-ci sont à chercher en dehors du champ de la psychanalyse54. L’expérimentation extraclinique en neurosciences doit servir de « vérification » externe de la réalité clinique. Il préconise le développement de « règles de correspondance » pour lier de façon explicite et inambiguë les termes théoriques de la psychanalyse à des termes observables. Il défend alors fermement que la seule fondation possible pour la psychanalyse est à chercher dans la neurophysiologie55. Rubinstein prétend que « les phénomènes observés qui ressemblent phénoménologiquement aux effets d’évènements tels que désirer, vouloir, imaginer… sont en fait des effets de ces évènements neurophysiologiques »56, et pour défendre cette position il se réclame de Freud, pour qui, selon lui, les « évènements mentaux » sont en fait des évènements purement neurologiques. Parler d’évènements inconscients en termes de « mental » reviendrait alors à s’engager dans un discours « comme si » en psychothérapie, alors qu’il conviendrait, selon Rubinstein d’adhérer au langage du fonctionnement neurologique.

Notes
46.

Stremler (2009) indique qu’il y a une filiation de Kubie au premier groupe d’étude « neurosciences et psychanalyse » du « New York Psychoanalytic Institute ». Cette filiation intègre successivement les travaux dédiés à l’application de l’informatique et de l’intelligence artificielle à la psychiatrie de l’américain Kenneth Colby (1920-2001), les travaux de Karl Pribram (voir plus loin) et ceux du chercheur en psychanalyse américain Hartvig Dahl (1925-2007) sur l’analyse linguistique d’enregistrements de sessions psychanalytiques. Voir STREMLER E. & CASTEL P-H. (2009). Pour une histoire des débuts de la neuropsychanalyse : premiers éléments de réflexion à partir de sources inédites. Dans Vers une neuropsychanalyse?, ed. L. Ouss et B. Golse, Paris, Odile Jacob.

47.

Nous adopterons dans cette thèse l’orthographe de « neuropsychanalyse » sans tiret entre « neuro » et « psychanalyse » non par ralliement à la décision sur cette orthographe prise par Mark Solms lors de la conférence internationale de neuropsychanalyse à Vienne en 2007 mais par facilité d’écriture. Que cela n’empêche le débat épistémologique explicite sur le statut de ce domaine de connaissance, proposé en I.2.

48.

KUBIE L.S. (1936). Relation of the conditioned reflex to psychoanalytic technique. Archives of Neurology and Psychiatry, 32, 1137-1142; KUBIE L.S. (1941). Physiological approaches to the concept of anxiety. Psychosomatic Medicine,3, 263-276.

49.

KUBIE L.S. (1930). A theoretical application to some neurological problems of the properties of excitation waves which move in closed circuits. Brain, 53, 166-177; KUBIE L.S. (1941). Repetitive Core of Neuroses, Psychoanalytic Quarterly,10, 23-43.

50.

KUBIE L.S. (1951).The relationship of symbolic function in language formation and in neuroses. Dans Cybernetics - circular, causal and feedback mechanisms in biological and social systems, ed. H. von Foerster,Transactions of the seventh conference, New York: Josiah Macy Jr. Foundation.

51.

OSTOW M. (1954). A psychoanalytic contribution to the study of brain function – I. the frontal lobes. Psychoanalytic Quarterly, 23, 317-338; OSTOW M. (1955a). A psychoanalytic contribution to the study of brain function – II. the temporal lobes – III, Synthesis. Psychoanalytic Quarterly, 24, 383-423.

52.

OSTOW M. (1955b). Behavior correlates of neural function. American Scientist, 43, 127-133; OSTOW M. (1955c). Psychic contents and processes of the brain. Psychosomatic Medicine, 17, 396-406; OSTOW M. (1956). Psychoanalysis and the brain, Acta Medica Orientalia, 15, 167-176.

53.

OSTOW M. (1962). Drugs in psychoanalysis and psychotherapy, New York, Basic Books; OSTOW M. (1980). The psychodynamic approach to drug therapy, New York, Van Nostrand Reinhold.

54.

RUBINSTEIN B.(1980). The problem of confirmation in clinical psychoanalysis. Journal of the American Psychoanalytic Association, 28, 397–417.

55.

RUBINSTEIN B. (1965). Psychoanalytic Theory and the Mind-Body Problem. Dans Psychoanalysis and current biological thought, eds. N.S. Greenfield et W.C. Lewis, Madison, University of Wisconsin Press, 35-56.

56.

RUBINSTEIN B. (1999). Psychoanalysis and the Philosophy of Science, Collected Papers of Benjamin B. Rubinstein, International Universities Press, p. 43.