I.1.2.2 Psychanalyse et Psychophysiologie

Certains psychanalystes ont même tenté – et souvent avec succès – l’aventure de la recherche expérimentale utilisant les paradigmes combinés de la psychologie expérimentale, de la psychologie cognitive et de la neurophysiologie pour tester des hypothèses psychanalytiques.

Il faut d’abord rappeler qu’en juin 1917, Otto Pötzl (1877-1962), un éminent psychiatre viennois, présente, sur invitation de Freud, à l’école viennoise de psychanalyse une conférence sur sa recherche expérimentale sur le rêve : « Induction expérimentale d’images de rêves comme illustration de l’analyse freudienne du rêve »57. Il développe une procédure expérimentale, qui consiste à montrer une image complexe58 pendant un laps de temps très bref de l’ordre d’un centième de seconde (10 ms) au tachistoscope59.Il s’agit des premières recherches scientifiques en perception dite « subliminale ». Le terme « subliminal » signifie « en-dessous d’un seuil sensoriel »; dans le cas présent, en-dessous du seuil de détection – ce qui pour des stimuli visuels est obtenu en limitant le temps de présentation. Les participants dessinent alors ce qu’ils ont vu, c’est-à-dire à peu près rien. Le lendemain, ils rapportent et dessinent leurs rêves de la nuit. Pötzl montre que des éléments du stimulus, non perçus ou non retenus consciemment, ont tendance à figurer, souvent de façon déguisée ou transformée, dans les rêves de la nuit suivante, alors que les parties consciemment perçues en sont exclues. Cet effet est connu sous le nom de l’effet « Pötzl »60. Ces résultats vont dans le sens de la théorie freudienne; Freud a d’ailleurs ajouté une note à sa révision de 1919 de son Interprétation des Rêves: « Une contribution importante au rôle joué par du matériel récent dans la construction de rêves a été faite par Pötzl »61.

Le psychanalyste américain Charles Fisher (1908-1988) a répliqué cette recherche subliminale avec la procédure de Pötzl. Fisher inaugure la recherche subliminale comme paradigme expérimental fondamental de la psychanalyse. Bien que les stimuli ne soient pas détectés consciemment, la recherche subliminale démontre qu’ils sont néanmoins traités. Dans ce sens, cette procédure est censée faire office de paradigme expérimental pour étudier les processus inconscients62.Fisher a également conduit une recherche sur les manifestations physiologiques et psychologiques du rêve pendant le sommeil63. Il est crédité pour avoir indiqué la signification de la REM64, la période de « rapid eye movement » durant le sommeil, période de sommeil léger durant laquelle la plupart des rêves ont lieu.

À la fin des années 50, les psychanalystes américains Howard Shevrin (1926) et Lester Luborsky (1920), ce dernier connu pour sa recherche en psychothérapie, tous deux au célèbre centre psychiatrique, le Menninger Institute au Texas, appliquent la procédure Pötzl dans des paradigmes expérimentaux subliminaux65. Ils développent la procédure dite « du rébus » (voir Figure 1): les mots correspondant aux images forment, quand on les relie, un nouveau mot. L’idée est que ce rébus est facilement « lu » au niveau inconscient66.

En 1966, Shevrin et Fisher67 combinent les différents paradigmes (présentation subliminale, cycles du rêve et du sommeil, procédure du rébus) dans une vaste étude expérimentale qui s’inspire directement d’une hypothèse centrale de l’Interprétation des rêves de Freud: « Je ne jugerai exactement le rébus que lorsque je renoncerai à apprécier ainsi le tout et les parties, mais m’efforcerai de remplacer chaque image par une syllabe ou par un mot qui, pour une raison quelconque, peut être représenté par cette image. Ainsi réunis, les mots ne seront plus dépourvus de sens, mais pourront former quelque belle et profonde parole. Le rêve est un rébus, nos prédécesseurs ont commis la faute de vouloir l’interpréter en tant que dessin. » 68. Avant que les participants n’aillent dormir un stimulus sous forme de rébus (voir Figure 1) leur est présenté subliminalement. Durant la nuit, on réveille les participants, soit dans les phases REM, soit dans les phases non-REM du sommeil et on leur demande de faire à chaque fois le récit de leurs rêves ainsi que d’associer librement. Les résultats montrent que seules les associations faites au réveil de la phase REM montrent l’effet du rébus69. Ces résultats sont interprétés dans le cadre du modèle freudien qui propose que le mode de pensée prédominant durant le rêve est celui du processus primaire70.

Figure 1: Quelques rébus mis au point par Shevrin et Luborsky (1961).
‘C’est le rébus de gauche qui est employé dans l’étude sur le rêve (Shevrin et Fisher, 1967 : ce rébus se compose des mots anglais « pen » et « knee » qui forment le rébus « penny ». L’image montre les composantes en ordre inverse, du fait qu’elle sera projetée en miroir dans le tachistoscope.’

En 1968 Shevrin publie dans Science la première étude de potentiels évoqués montrant une réponse cérébrale à des stimuli visuels inconscients, procurant ainsi des données objectives pour l’existence d’un système inconscient à une époque où la plupart des scientifiques sont sceptiques71. Shevrin mène en parallèle une véritable carrière tant d’analyste que de chercheur72. À partir de 1973, il devient professeur de psychologie à l’Université du Michigan à Ann Arbor où il fonde un laboratoire pour l’étude des processus inconscients, lequel publie encore activement à ce jour (voir I.1.4).

Dans les années 70, le psychologue américain féru de psychanalyse Matthew Erdelyi (°1943, Hongrie) commence également un parcours de recherche expérimentale à Yale et devient professeur de psychologie au Brooklyn College à New York. Dans son livre « Psychoanalysis: Freud’s cognitive psychology », Erdelyi73 propose une relecture de Freud en termes cognitifs de traitement d’information: la notion de conflit, par exemple, correspond à celle de nœud décisionnel, la notion de censure, à celle de sélectivité et de filtrage. Pour étudier les dynamiques de la mémoire, il emploie également le paradigme de présentation subliminale74: il présente, par exemple, une image subliminale et calcule les liens sémantiques entre le contenu de l’image et ceux des associations libres ultérieures des participants. Erdelyi75 conclut par la possibilité d’un recouvrement ultérieur de plus de détails que ce dont on a conscience avoir d’abord perçu. Ce recouvrement, propose-t-il, se fait par le biais d’une levée d’inhibition, c’est-à-dire par le biais du recouvrement de souvenirs refoulés.

Il faut faire le constat que, jusque récemment et à quelques exceptions près, ces différents résultats expérimentaux sont restés peu connus des neurosciences76.

Notes
57.

PÖTZL O. (1917). Experimentell erregte Traumbilder in ihren beziehungen zum indirekten sehen. Zeitschrift fürdie gesamte Neurologie und Psychiatrie, 37, 3-4.

58.

Il s’agissait d’images « en couleurs de scènes de rue et de paysages ». PÖTZL O., ALLERS R. & TELER J. (1960). Preconscious stimulation in dreams, associations, and images: classical studies (Introduction by Charles Fisher), New York, International Universities Press, p. 5.

59.

Le tachistoscope (voir Figure 3) est un instrument de laboratoire conçu pour présenter des stimuli visuels pour une durée très brève. Il s’agit le plus souvent d’un instrument mécanique; les temps brefs de présentation sont obtenus grâce au contrôle fin du temps d’éclairage.

60.

PÖTZL O. (1960). The relationship between experimentally induced dream images and indirect vision, Monograph no. 7. Psychological Issues, 2, 41–120; PÖTZL O., ALLERS R. & TELER J. (1960). Preconscious stimulation in dreams, associations, and images: classical studies, op. cit.

61.

FREUD S. (1900/1969). L’interprétation des rêves, trad. I. Meyerson et D. Berger, Paris, PUF.

62.

Il y a eu par la suite beaucoup de critiques et de scepticisme méthodologiques par rapport à la procédure de présentation subliminale. Ces dix dernières années des méthodologies subliminales beaucoup plus rigoureuses ont vu le jour répondant de manière satisfaisante à ces critiques. (voir I.1.4.2)

63.

FISHER C. (1954). Dreams and perception. Journal of the American Psychoanalytic Association, 2, 389-445; FISHER C. (1957). A Study of the Preliminary Stages of the Construction of Dreams and Images. Journal of the American Psychoanalytic Association, 5, 5-60.

64.

Le sommeil REM est découvert, en 1953, par Eugene Aserinsky et Nathaniel Kleitman; en 1957, William Dement et Kleitman proposent la cooccurrence du rêve et du sommeil REM.

65.

SHEVRIN H. & LUBORSKY L. (1958a). The measurement of preconscious perception in dreams and images: An investigation of the Poetzl phenomenon. Journal of Abnormal and Social Psychology, 56, 285-294; SHEVRIN H. & LUBORSKY L. (1958b). A supplemental study of visual sources of dreams and waking images. American Psychologist, 13, 354 (a).

66.

SHEVRIN H. & LUBORSKY L. (1961). The rebus technique: A method for studying primary-process transformations of briefly exposed pictures. Journal of Nervous and Mental Disease, 133, 479-488.

67.

SHEVRIN H. & FISHER C. (1967). Changes in the effects of a waking subliminal stimulus as a function of dreaming and non-dreaming sleep. Journal of Abnormal Psychology, 72,4, 362-368.

68.

Voici l’extrait plus large: « Les pensées du rêve et le contenu du rêve nous apparaissent comme deux exposés des mêmes faits en deux langues différentes; ou mieux, le contenu du rêve nous apparaît comme une transcription (Übertragung) des pensées du rêve, dans un autre mode d'expression, dont nous ne pourrons connaître les signes et les règles que quand nous aurons comparé la traduction et l'original. Nous comprenons les pensées du rêve d'une manière immédiate dès qu'elles nous apparaissent. Le contenu du rêve nous est donné sous forme d'hiéroglyphes, dont les signes doivent être successivement traduits (übertragen) dans la langue des pensées du rêve. On se trompera évidemment si on veut lire ces signes comme des images et non selon leur signification conventionnelle. Supposons que je regarde un rébus : il représente une maison sur le toit de laquelle on voit un canot, puis une lettre isolée, un personnage sans tête qui court, etc. Je pourrais déclarer que ni cet ensemble, ni ses diverses parties n'ont de sens. Un canot ne doit pas se trouver sur le toit d'une maison et une personne qui n'a pas de tête ne peut pas courir. Je ne jugerai exactement le rébus que lorsque je renoncerai à apprécier ainsi le tout et les parties, mais m'efforcerai de remplacer chaque image par une syllabe ou par un mot qui, pour une raison quelconque, peut être représenté par cette image Ainsi réunis, les mots ne seront plus dépourvus de sens, mais pourront former quelque belle et profonde parole Le rêve est un rébus, nos prédécesseurs ont commis la faute de vouloir l'interpréter en tant que dessin. C'est pourquoi il leur a paru absurde et sans valeur. » FREUD S. (1900/1969). L’interprétation des rêves, op. cit., p. 241-242.

69.

Jana Steinig à l’Université de Bremen conduit une réplication de cette étude avec un rébus en allemand.

70.

FREUD S. (1900/1969). L’interprétation des rêves, op. cit., p. 500.

71.

SHEVRIN H. & FRITZLER D. (1968). Visual evoked response correlates of unconscious mental processes. Science, 161, 295-298; SHEVRIN H. (1973). Brain wave correlates of subliminal stimulation, unconscious attention, primary-and secondary-process thinking and repressiveness. Psychological Issues, Monograph, 30, 8, 2, 56-87.

72.

SHEVRIN H., SMITH W.H. & FRITZLER D. (1969). Repressiveness as a factor in the subliminal activation of brain and verbal responses. Journal of Nervous and Mental Disease, 149, 261-269; SHEVRIN H., SMITH W.H. & FRITZLER D. (1970). Subliminally stimulated brain and verbal responses of twins differing in repressiveness. Journal of Abnormal Psychology, 76, 39-46; SHEVRIN H., SMITH W.H. & FRITZLER D. (1971). Average evoked response and verbal correlates of unconscious mental processes. Psychophysiology, 6; 2, 149-162.

73.

ERDELYI M.H. (1985). Psychoanalysis: Freud's cognitive psychology, New York, W.H. Freeman and Company.

74.

voir aussi ERDELYI M.H. (1974). A new look at the New Look: Perceptual defense and vigilance. Psychological Review, 81,1-25; ERDELYI M.H. (2004). Subliminal perception and its cognates: Theory, indeterminacy, and time. Consciousness and Cognition, 13, 73-91.

75.

ERDELYI M.H. (1996). The Recovery of Unconscious Memories, Chicago & London, University of Chicago Press.

76.

Quelques signes prometteurs (ex. la rencontre Shevrin-Naccache programmée à la conférence internationale de la société de neuropsychanalyse à Paris, le 27.06.2009) semblent indiquer qu’une nouvelle dynamique de dialogue mutuel pourrait être amorcée.