I.1.2.3 Psychanalyse et Cybernétique

Dans le sillage du développement de la seconde cybernétique dans les années 70 et 80, un nombre d’analystes ont réarticulé la pensée freudienne dans une perspective neuroscientifique à l’aide de la théorie des systèmes non-linéaires et de la théorie du chaos.

Après la première publication de l’Esquisse de Freud en 1950 en allemand, et sa traduction en anglais par James Strachey en 1954, les Américains Karl Pribram (°1919, Vienne) et Merton Gill (1914-1994) publient en 1976 une étude de l’Esquisse: « Freud’s Project re-assessed: preface to contemporary cognitive theory and neuropsychology »77. Le neurochirurgien et professeur de psychologie et de psychiatrie à Stanford, Pribram, contribue dans les années 40 et 50 à délimiter le système limbique et sa relation avec le cortex frontal ainsi que les aires motrices classiques par sa recherche neurocomportementale78. Cette recherche montre également comment les systèmes sensoriels spécifiques du cortex associatif des lobes pariétaux et temporaux opèrent dans l’organisation de choix parmi les stimuli sensoriels, et non dans le ressenti des stimuli en tant que tel79. Plus tard, il développe un modèle dit « holonomique » du cerveau, inspiré directement de l’hologramme80. Ce modèle propose que la mémoire ou l’information ne s’encode pas au niveau des cellules, mais sous la forme de patterns d’interférence d’ondes81. Le psychanalyste et théoricien académique Gill contribue d’abord à la révision de la théorie métapsychologique et au débat sur la nature de la psychanalyse en tant que thérapie et en tant que sujet d’observation systématique et de recherche82. Il contribue à la réflexion sur la technique psychanalytique par ses écrits sur l’hypnose et sur l’analyse du transfert83. Plus tard, il étudie la perception de l’analyste par le patient et publie une autobiographie qui rend compte des développements, parfois radicalement opposés, de sa réflexion84.

Pribram et Gill s’emploient, dans « Freud’s Project re-assessed », à désarmer les critiques que Strachey avait formulées à l’égard de l’Esquisse et à démontrer l’actualité des écrits de Freud dans le contexte de la cybernétique et de l’intelligence artificielle85. Pribram souligne l’actualité de la psychologie scientifique de Freud et invite à un rapprochement entre psychanalyse et neurosciences cognitives autour d’un projet scientifique commun. Gill critique l’illusion du projet naturaliste initial de Freud et privilégie la spécificité de la psychanalyse en tant que pratique, invitant à débarrasser la théorie de ses prétentions naturalistes et de son réductionnisme scientifique pour n’en retenir que la portée clinique. À la fin de cette étude, Pribram et Gill s’interrogent: le temps d’un rapprochement entre psychanalyse et neurosciences est-il venu, et même, viendra-t-il jamais, compte tenu de l’hétérogénéité des niveaux d’investigation et d’explication, l’un dans celui des sciences naturelles et l’autre dans l’univers des significations humaines? Ils proposent un choix plutôt dichotomique pour la psychanalyse: « La question est de savoir s’il faut purger la psychanalyse de sa métapsychologie inspirée des sciences naturelles ou inviter la psychanalyse à faire retour au sein des sciences naturelles. »86.

Le psychiatre new-yorkais Emanuel Peterfreund (1924-1990) propose l’application de la théorie de l’information à la pensée psychanalytique 87 . Son élan part de sa protestation contre le forçage des paroles du patient dans le moule procrustien d’une théorie clinique, au détriment d’une véritable écoute du patient. Il s’insurge contre l’arsenal métapsychologique en psychanalyse, en particulier contre des concepts tels que le moi et l’énergie psychique, et propose de coller au plus près de l’expérience, de l’élan émotionnel et de l’élocution du patient 88 . Les exemples cliniques sont reformulés en termes de la théorie systémique de l’information: Peterfreund89 propose un modèle ou l’analyste et le patient deviennent partenaires dans un processus de découverte, qui serait un processus vivant qu’il désigne d’heuristique.

Le psychiatre et psychanalyste new-yorkais Stanley R. Palombo (°1934) s’inscrit dans la proposition de relecture systémique de la psychanalyse amorcée par Peterfreund. Il s’appuie sur une recherche empirique en laboratoire du sommeil de rêves de patients en psychothérapie (Palombo, 198490) pour proposer que l’imagerie onyrique émerge de l’assemblage d’images d’évènements distincts du passé durant le processus de sélection; ces images font partie de réseaux de représentations distribués dont les connexions ont des poids qui varient avec le vécu du sujet. Ils infléchissent la recherche de similarité du résidu diurne avec des images du passé durant le processus du rêve91. Quand nous dormons, les expériences récentes sont d’abord couplées à des évènements plus distants, avec lesquels elles présentent une quelconque similarité et puis intégrées dans une trace permanente de mémoire. Le rêve est donc conçu comme une activité adaptative de traitement d’information qui intègre les nouvelles expériences aux représentations d’évènements du passé déjà présentes dans la mémoire à long terme92. En outre, Palombo s’inspire de l’étude des systèmes complexes adaptatifs (c’est-à-dire, de la théorie de la complexité) et travaille en collaboration avec un des fondateurs de cette théorie, Stuart Kauffman. Cette théorie de la complexité définit un réseau neural comme un groupe de neurones à puissance connective variable reliés par des connexions qui produisent un retour quand les cellules sont stimulées; elle propose que de tels réseaux neuraux forment la structure de base de l’organisation du cerveau. S’appuyant sur des vignettes cliniques détaillées, Palombo propose que la psychanalyse induise des changements chez le patient qui sont souvent subtils et non-linéaires, mais qui peuvent entraîner des transformations qui ont un impact persistant majeur sous la forme de nouveaux « engrammes ». Cette perspective est en accord avec celle du neuroscientifique Eric Kandel, qui suggère que le cerveau reste plastique durant le cours de la vie et que de nouveaux apprentissages induits par la psychanalyse peuvent changer structurellement le cerveau93 et le potentiel de l’individu94. Elle est également précurseur de ce qu’Ansermet et Magistretti95 présenteront en 2004 à propos de la plasticité de la trace (voir I.1.5.1.1).

Le professeur de psychiatrie bostonien Ernest Hartmann (1934) mène également une recherche sur le rêve. En 1973, il publie une synthèse des données en neurosciences et en psychanalyse sur le rêve96, mais il mène également une étude empirique: il travaille sur les rêves de sujets ayant subi un trauma et suggère que les préoccupations émotionnelles du rêveur guident le tissage du réseau neural. Il propose que le rêve soit à considérer comme une extrémité d’un continuum sur l’axe sommeil/éveil caractérisée par le chevauchement de patterns d’activations corticales, c’est-à-dire, par la mise en conjonction d’éléments souvent tenus séparés. Le rêve permet de faire des connexions neurales uniques à la périphérie des réseaux y incluant une information affective habituellement non adressée à l’éveil97. Hartmann98 décrit les processus cognitifs éveillés comme directs, linéaires et sériels, le réseau neural fonctionnant principalement comme un réseau « feed forward »; ce traitement sériel mène à une réponse motrice. Durant le rêve, cependant, le réseau neural fonctionne tel un réseau auto- ou hyperassociatif, empruntant des chemins associatifs activés holistiquement; il s’agit d’un traitement sensoriel séquentiel et parallèle ne menant pas à une réponse motrice. Ceci génère une hyperconnectivité non linéaire, diffuse et large qui est moins contrainte par la réalité du monde éveillé et qui est plus ouverte à de nouvelles connexions. End’autres termes, Hartmann propose une reformulation en termes connexionnistes du processus primaire – caractérisé par, entre autre, un traitement parallel et associatif – en contraste avec le processus secondaire – plutôt caractérisé par, entre autre, un traitement sériel et une décision motrice (voir II.3.1).

Notes
77.

PRIBRAM K.H. & GILL M.M. (1976). Freud's "Project" re-assessed: preface to contemporary cognitive theory and neuropsychology, New York, Basic Books. Une traduction française, due à Alain Rauzy, est parue aux P.U.F. en 1986.

78.

MILLER G., GALANTER E. & PRIBRAM K. (1960). Plans and the structure of behavior, New York, Holt, Rinehart and Winston; PRIBRAM K.H. & LURIA A.R. (1973). Psychophysiology of the frontal lobes, New York, Academic Press.

79.

PRIBRAM K.H. (1969). Brain and behaviour, Hammondsworth, Penguin Books.

80.

L'hologramme est une image en trois dimensions apparaissant comme « suspendue en l'air ».

81.

PRIBRAM K.H. (1993). Rethinking neural networks: quantum fields and biological data, Hillsdale, NJ, Erlbaum.

82.

GILL M.M. (1963). Topography and systems in psychoanalytic theory (Psychological Issues, 10), New York, International Universities Press.

83.

GILL M.M. (1979). The analysis of the transference. Journal of the American Psychoanalytic Ass ociation , 27 (Suppl.), 263-288.

84.

GILL M.M. (1994). Psychoanalysis in transition: a personal view, Hillsdale, NJ, Analytic Press.

85.

Malgré son approche critique à l’encontre de l’Esquisse, où il s’appuye sur les commentaires que Freud lui-même avaient formulé à l’encontre de son propre manuscrit, Strachey avait déjà remarqué dans sa préface à sa traduction: « On a souligné justement que dans la complexité des événement neuronaux décrits par Freud, et dans les principes qui les gouvernent, on peut trouver plus d'un indice relatif aux hypothèses de la théorie de l'information et de la cybernétique dans leur application au système nerveux. » (p. 292). FREUD S. (1895/1966). Project for a scientific psychology. Dans Standard Edition, 1, Londres, Hogarth, 281–397.

86.

PRIBRAM K.H. & GILL M.M. (1976). Freud's "Project" re-assessed, p.209.

87.

PETERFREUND E. (1971). Information systems and psychoanalysis: an evolutionary biological approach to psychoanalytic theory. Psychological Issues, 7 (1 & 2), Monograph 25/26; PETERFREUND E. (1975a). The need for a new general theoretical frame of reference for psychoanalysis. Psychoanalytic Quarterly, 44, 534-549.

88.

PETERFREUND E. (1975b). How does the analyst listen? On models and strategies in the psychoanalytic process, Psychoanalysis and Contemporary Science, 4, 59-101.

89.

PETERFREUND E. (1983). The process of psychoanalytic therapy. Hillsdale, NJ, The Analytic Press.

90.

PALOMBO S.R. (1984). Recovery of early memories associated with reported dream imagery. The American Journal of Psychiatry, 141, 12, 1508-11.

91.

PALOMBO S.R. (1992). Connectivity and condensation in dreaming. Journal of the American Psychoanalytic Association, 40, 1139-1159.

92.

PALOMBO S.R. (1978). Dreaming and memory: a new information-processing model, New York, Basic Books.

93.

Eric Stremler précise dans une conversation personnelle (le 15.04.2009) que dans l’échange qu’il a eu avec Kandel sur ce point, celui-ci précise que non seulement les mêmes changements bénéfiques sur le cerveau sont obtenus grâce aux thérapies cognitives comportementales (TCC), mais que, qui plus est, ils seraient plus importants et obtenus plus effectivement avec les TCC.

94.

PALOMBO S.R. (1999). The emergent ego: complexity and coevolution in the psychoanalytic process, Madison, Conn., International Universities Press.

95.

ANSERMET F. & MAGISTRETTI P. (2004). A chacun son cerveau. Plasticité neuronale et inconscient. Paris, Odile Jacob, 264 p.

96.

HARTMANN E. (1973). The functions of sleep, New Haven and London, Yale University Press.

97.

HARTMANN E. (2000). The waking-to-dreaming continuum and the effects of emotion. Behavioral and Brain Sciences, 23, 947–950.

98.

HARTMANN E. (1995). Making connections in a safe place: is dreaming psychotherapy? Dreaming, 5, 213–228; HARTMANN E. (2000). The waking-to-dreaming continuum and the effects of emotion, art. cite.