I.1.2.4 Psychanalyse et Neurosciences

Dans les années 80, aux États-Unis, le psychiatre et psychanalyste américain de Yale Morton Reiser (1919-2007) prend à cœur un possible rapprochement entre la psychanalyse et les neurosciences. Il s’insurge contre un réductionnisme biologique croissant dans le domaine des sciences humaines: « Le monde du psychisme, qui est fait de significations, et le monde du cerveau et du corps, qui est fait de matière et d’énergie, sont séparés par une série composite de discontinuités sémantiques, conceptuelles et méthodologiques. »99. Reiser propose une alternative au réductionnisme quant à la connexion ou association logique qui selon lui doit néanmoins exister entre psychanalyse et neurobiologie: celle de la « convergence » de sets de données récoltées indépendamment dans les deux disciplines. Il propose de faire cet exercice de convergence dans les domaines de la mémoire et de l’anxiété100. En 1983, alors qu’il est président de l’American Psychoanalytic Association (APA), Reiser évoque un rapprochement possible entre psychanalyse et neurosciences lors d’un discours qu’il prononce à la conférence annuelle de l’APA101. Reiser défend le point de vue que la psychanalyse permet l’observation la plus précise de la dynamique psychique et que de comprendre le contenu et la structure des rêves, en particulier de l’imagerie onirique, peut être une clé pour comprendre les influences mutuelles entre états mentaux et physiques102. Le psychanalyste américain Michael Trupp du New York Psychoanalytic Institute (NYPI), fait savoir dans une lettre et un mémo de mai 1989 adressés à son collègue de la NYPI, le neurologue et psychanalyste Arnold Pfeffer, qu’il est interpelé par cet article de Reiser sur le futur de la psychanalyse et que ce qu’écrit ce dernier semble être d’une tonalité très proche d’idées discutées à l’institut sur l’interface entre neurosciences et psychanalyse (voir I.1.3.1)103. L’article de Reiser fait partie d’une série de neuf autres, commandés à plusieurs éminents psychanalystes américains, sur le thème du futur de la psychanalyse, par le Psychoanalytic Quaterly entre 1988 et 1990. Récemment – c’est-à-dire, peu avant sa mort –, Reiser publie en collaboration avec Robert Shulman, une étude sur le niveau structurellement élevé d’activation d’un cerveau dit « en repos » comme le montre l’imagerie cérébrale, et propose, invoquant Freud, que l’activation suscitée par une tâche précise pourrait se concevoir comme le sommet de l’iceberg d’une importante activité inconsciente structurellement présente104.

En France, en 1983, le neuroscientifique et futur professeur au Collège de France Jean-Pierre Changeux publie un livre influant, L’homme neuronal 105. Ce livre présente l’étourdissante complexité de l’architecture neuronale de l’homme –, complexité, qui permet de penser, propose l’auteur, que le mental n’est en fait qu’une combinatoire du neuronal: « Les possibilités combinatoires liées au nombre et à la diversité des connexions du cerveau de l’homme paraissent effectivement suffisantes pour rendre compte des capacités humaines. Le clivage entre activités mentales et activités neuronales ne se justifie pas. Désormais, à quoi bon parler d’esprit? Il n’y a plus que deux aspects d’un seul et même événement que l’on pourra décrire avec des termes empruntés soit au langage du psychologue (ou de l’introspection), soit à celui du neurobiologiste. ». Ce livre préfigure également la théorie du « Darwinisme neuronal » d’Edelman quelques années plus tard (voir ci-dessous): en effet, Changeux y présente sa théorie de l’épigénèse par stabilisation sélective qui explicite la façon dont, pendant la maturation de l’enfant, les connexions synaptiques non utilisées sont sélectivement éliminées en faveur des connexions sollicitées, inscrivant ainsi l’histoire du sujet dans la biologie de son cerveau. Dans ce livre, Changeux proclame son matérialisme et affirme la nécessité d’évacuer tout véritable concept de l’esprit, s’inscrivant ainsi dans une approche éliminativiste, telle que proclamée, entre autres, par Paul et Patricia Churchland qui nient l'existence de phénomènes mentaux en tant que tels.

En 1986, le professeur de physiologie à la faculté de médecine de l’université Paris XI et directeur de l’Institut de neurobiologie Alfred Fessard du CNRS (1991-2004) Jean-Didier Vincent (°1935), publie Biologie des passions 106 , un livre qui depuis est devenu un bestseller. Vincent contribue au développement de la neuroendocrinologie qui comprend l’étude des interactions entre hormones et système nerveux, le cerveau étant considéré comme une glande endocrine. Dans Biologie des passions, Vincent se révèle un précurseur des développements qui allaient suivre, tant en neurosciences dans l’étude de l’émotion et de l’affect (LeDoux, Damasio, Panksepp) qu’en psychanalyse dans l’intérêt pour cette ouverture inattendue au dialogue avec les neurosciences. Vincent montre que la neurobiologie peut décrire certaines émotions au moyen d’interactions entre les neurones, d’échanges de neurotransmetteurs et de dynamiques hormonales. Loin du réductionnisme, Vincent montre que les émotions et comportements ne peuvent se comprendre que par-delà les dichotomies classiques visant à séparer le corps et l’esprit: ni pur esprit ni être bestial, l’homme est à la fois raison et folie. De plus, l’amour et la haine, la faim et la soif, le plaisir et la douleur empruntent les mêmes voies neuronales et sont inséparables. Vincent, en contrepoint à Changeux, n’hésite pas à donner un statut à part entière à la dimension psychique et à employer les mots de psyché ou d’âme en ajoutant: « Cela dit, l’idée d’une psyché désincarnée est absurde. Epicure dit que l’âme, c’est le cri de la chair. Je dirais, pour ma part, que nous sommes un corps dont le cerveau est la capitale. Il n’y a pas de cerveau ni d’âme sans un corps. Et le cerveau est là pour en exprimer les tourments, les joies, ce que, d’une façon générale, on appelle les sentiments. Tous nos actes, toutes nos perceptions, toutes nos représentations se fondent sur de l’affect. (…) Chez l’humain, le corps ne prend son sens que parce qu’il est porteur d’une subjectivité. Si je me suis rapproché des psychanalystes107, c’est parce que la subjectivité est au cœur de leur exploration, alors que les neurosciences ont évacué de l’homme le sujet. J’entends faire pour ma part une neurobiologie du sujet. (…) Je dirais que le propre de l’homme, c’est sa relation à l’autre homme, une relation fondée sur la compassion, la possibilité de se mettre à la place de l’autre. Et la grande mission du cerveau est d’aller à la rencontre de l’autre. À travers l’autre se construit un individu qui est un reflet de l’autre et ne prend possession de lui-même que lorsqu’il découvre que le corps dans le miroir est le sien. »108.

En 1989, le neurobiologiste, directeur de recherches à l’Inserm au sein de la chaire de neuropharmacologie du Collège de France Jean-Pol Tassin publie un article « Peut-on trouver un lien entre l’inconscient psychanalytique et les connaissances actuelles en neurobiologie?»109 où il propose une théorie biologique des modes de pensée secondaire et primaire. En effet, Tassin propose qu’il y ait deux modes de stockage des informations dans un cerveau adulte: un mode rapide, nommé analogique, où l’information est traitée et enregistrée en quelques centaines de millisecondes sans que l’on en ait conscience, et un mode lent, dit cognitif, où l’information est analysée consciemment avant d’être stockée. Elaboré par le mathématicien John Hopfield, le modèle du traitement analogique explique le stockage des souvenirs en proposant que l’entrée répétée des mêmes informations donne naissance à des mémoires correspondant à des états d’énergie minimale, qui « attirent » à elles des données acquises simultanément. Ce fonctionnement analogique de la mémoire correspond au mode associatif du processus primaire: « Ainsi, si je vois un ciré jaune et une antenne de radio à chaque fois que je vais en bateau, la vue d’un ciré ou d’une antenne analogues m’évoquera un bateau.». Le mode cognitif, où l’information est analysée consciemment, correspondrait alors au traitement selon le processus secondaire. En période de sommeil, le cortex cérébral fonctionne en l’absence de contrôle sensoriel externe (venant de la vue, de l’ouïe) ainsi qu’en absence d’un contrôle « neuromodulateur » chargé, à l’état de veille, de hiérarchiser l’activité des aires cérébrales. L’activité du cortex durant le sommeil dépend alors étroitement du fonctionnement analogique des mémoires qui se sont constituées au cours des périodes de veille. Tassin110 propose en outre que les dizaines de micro-éveils de quelques secondes qui entrecoupent tout sommeil normal soient associés à la remise en activité immédiate des neurones modulateurs: « Lorsque nous sommes en situation d’éveil stable, le mode de fonctionnement cognitif de notre cerveau a tout le temps de donner une cohérence à nos actes et à nos pensées. Mais lors du réveil proprement dit, y compris d’un micro-éveil, la réactivation brutale des neurones modulateurs entraîne la mise en forme consciente du contenu des “mémoires” qui viennent d’être activées. Comme cette opération se produit en quelques centaines de millisecondes, la censure qui peut exister à l’état d’éveil n’apparaît plus ». Qui plus est, durant le sommeil, les mémoires ne seraient pas activées de manière aléatoire: « Celles qui ont le plus de chances d’être activées sont celles qui possèdent la plus grande stabilité. Autrement dit, celles qui ont eu le plus d’importance, qui ont été chargées des émotions les plus intenses, que ce soit au cours des premières périodes de la vie ou, au contraire, dans les jours qui ont précédé le rêve ». Le rêve, dans ce modèle, peut donc être révélateur de ce qui importe dans la vie du sujet et gagne à être interprété. De plus, comme le disait Freud, en évitant au cerveau de se réveiller tout à fait, il pourrait être en effet « le gardien du sommeil ». Tassin111 a fait également d’importants travaux sur les assuétudes et dépendances aux drogues montrant une production élevée de noradrénaline chez les rats rendus dépendants aux amphétamines. De plus, ce dérèglement se maintient pendant plusieurs mois en l’absence d’administration de substance psychoactive. C’est alors la sérotonine qui contrôle la production de noradrénaline, mais la production de cette sérotonine est également perturbée du fait du dérèglement de la noradrénaline. Tassin démontre ainsi que l’addiction implique trois neuromodulateurs et non un seul (la dopamine) comme on le pensait jusqu’à présent.

En 1990, les psychanalystes Pierre Fédida (1934-2002) et Daniel Widlöcher (°1929) créent à Paris la « Revue Internationale de Psychopathologie » (1990-1997) avec comme objectif de confronter les recherches provenant de champs théoriques différents. Le psychologue et agrégé de philosophie Fédida est directeur de recherche et professeur titulaire à l’Unité de Sciences Humaines Cliniques de l’Université Paris VII. Il est également membre titulaire de l’International Psychoanalytical Association (IPA) et membre titulaire de l’Association psychanalytique de France. Dans ses publications, Fédida soulève les questions techniques relatives au corps dans la psychanalyse112. Au travers de la clinique des psychoses, des états limites et des affections somatiques, il cherche à renouveler l’approche des troubles somatiques par cette confrontation de la technique psychanalytique aux limites. Critique à l’égard des écoles de psychosomatique, il définit une « psychopathologie somatique » dont la préoccupation est de faire communiquer psychanalyse et médecine. Fédida est à l’origine de divers colloques dont « Filiations et généalogies dans les psychoses et en psychosomatique » (1979, en collaboration avec Jean Guyotat) et « Génétique clinique et psychopathologie » (1981, en collaboration avec Guyotat et Jacques-Michel Robert).Widlöcher est psychiatre, docteur en psychologie et psychanalyste. De 1953 à 1962, il est analysé par Jacques Lacan. Daniel Lagache, psychanalyste et professeur de psychologie, a une influence importante sur lui. En 1964, il rejoint l’Association Psychanalytique de France. Il est professeur de psychiatrie à l’université de Paris VI et chef du service de psychiatrie adulte à l’hôpital de la Salpêtrière. Il est élu président de l’IPA en 2001. Ses publications traitent entre autre de métapsychologie, de la pratique clinique avec les enfants et de la dépression113. Dans la Revue Internationale de Psychopathologie 114, Fédida et Widlöcher115 s’interrogent: « Comment alors resterait pertinente l’opposition entre le biologique et le psychologique, qui a été responsable longtemps d’une inertie théorique de la psychopathologie? ». En 1995, ils organisent un colloque à l’occasion du 100e anniversaire de l’Esquisse 116 .

Aux États-Unis, à New York, le biologiste d’origine new-yorkaise Gerald Maurice Edelman (°1929) apporte un soutien à la psychanalyse. En 1972, il obtient (avec Rodney Porter) le prix Nobel de médecine pour ses recherches sur les anticorps. Par la suite, il effectue comme professeur de neurobiologie un travail de recherche neuroscientifique très influant et innovant sur les fonctions supérieures du cerveau humain au Scripps Research Institute et comme directeur de l’Institut de neurosciences à La Jolla en Californie. Edelman est connu pour sa théorie de la conscience117. Son but est de prolonger la démarche darwinienne de l’évolution des organismes vivants à l’organisation de la vie psychique humaine, et en particulier à la conscience. Pour ce faire, il développe sa théorie de la sélection des groupes neuronaux (TSGN), connue également sous l’appellation de « Darwinisme neural »118: les neurones s’organisent en groupes fonctionnels par sélection au cours du développement. En d’autres termes, il existe une compétition entre les neurones qui les amène à s’auto-organiser par « modules» complexes et adaptables (au sein desquels les neurones sont plus densément interconnectés qu’ils ne le sont avec les neurones d’autres modules). La sélection s’opère au niveau de la synapse « par la survie des plus adaptés », c’est-à-dire sur base d’un critère fonctionnel. En d’autres termes, l’infans119 humain possède à l’origine plus de cent milliards de neurones, et c’est par élimination sélective en fonction de leur emploi que va se sculpter la morphologie singulière du sujet. Cette sélection expérientielle permet d’inscrire l’évènementiel dans le cerveau par le biais de cartes neuronales spatiotemporelles complexes: il s’agit du fondement de la plasticité cérébrale. Un élément important pour l’organisation dynamique du cerveau est la signalisation réentrante entre groupes neuronaux. Cette réentrée consiste en un échange de signaux dans une dynamique récursive continue qui a lieu en parallèle entre les cartes du cerveau et qui relie entre elles les cartes dans le temps et dans l’espace. La réentrée d’aires (perceptuelles) primaires par des circuits d’intégration supérieure est alors ce qui permettrait une catégorisation et une allocation de valeurs – par exemple émotionnelles – au percept. Cette réentrée permettrait, en d’autres termes, une perception de significations.

En 1992, Edelman dédie son livre Biologie de la conscience 120 « à la mémoire de deux pionniers intellectuels, Charles Darwin et Sigmund Freud », ajoutant plus loin que « Freud a été un grand pionnier intellectuel, en particulier en ce qui concerne sa vision de l’inconscient et de son rôle dans le comportement ». Il estime que la notion freudienne de refoulement est compatible avec son modèle de la conscience: « la TSGN étendue fait fortement intervenir des systèmes dépendant des valeurs dans la formation de la mémoire. En outre, la discrimination moi/non-moi requiert la participation de systèmes de mémoire qui sont à tout jamais inaccessibles à la conscience. Ainsi, le refoulement – l’incapacité sélective de se souvenir – serait sujet à des recatégorisations fortement chargées de valeurs. Etant donné que la conscience d’ordre supérieur se construit à travers les interactions sociales, il serait avantageux, du point de vue de l’évolution, d’avoir des mécanismes capables de refouler les recatégorisations qui mettent en péril l’efficacité des concepts du moi. »121. Et d’ajouter: « Ma conclusion générale – importante pour toutes les théories de l’esprit – est la suivante: étant donné qu’il existe des actes régis par l’inconscient, les conclusions auxquelles on parvient par introspection consciente peuvent être sujettes à de grandes erreurs. Autrement dit, le cartésianisme invétéré est incompatible avec les faits. (…) des mécanismes inconscients bloquent et perturbent ce que nous considérons comme des suites de pensées transparentes et évidentes. »122. En 1993, parmi les nombreux psychanalystes qui rebondiront sur les propositions d’Edelman, le psychanalyste bostonien et professeur de psychiatrie à Harvard Arnold Modell (°1924) publie « The Private Self »123, dans lequel il se sert du modèle d’Edelman pour comprendre l’inconscient dynamique de Freud, les processus imaginatifs de l’esprit, la retranscription de souvenirs en analyse et les processus intersubjectifs dans la relation analytique. En particulier, Modell souligne la manière dont les propositions d’Edelman permettent de comprendre comment les stimuli sont recatégorisés en mémoire en fonction de systèmes de valeurs émotionnels singuliers, non génétiquement déterminés. Comme le souligneront plus tard Ansermet et Magistretti, Edelman propose une base biologique pour comprendre la différence, à savoir la singularité du sujet.

En 1992, paraît dans La Recherche un article du psychiatre et psychanalyste français André Green (°1927, Le Caire) en commentaire au livre de Changeux et du mathématicien Alain Connes, Matière à pensée 124. André Green est ancien chef de clinique à la chaire des maladies mentales et de l’encéphale (Paris, 1958-1959). Il a été directeur de l’Institut de Psychanalyse de Paris, président de la Société Psychanalytique de Paris (SPP) et vice-président de l’Association Psychanalytique. Dans cet article, Green dénonce « une dénégation forcenée de la complexité du fonctionnement psychique, et du même coup de l’inconscient, tel que la psychanalyse le conçoit, par les défenseurs de la cause du cerveau, neurobiologistes, psychiatres et neurologues. La neurobiologie peut-elle se substituer à la psychanalyse dans la compréhension de la vie psychique et de ses manifestations? Une telle ambition repose sur des postulats simplificateurs: la vie psychique est l’apparence d’une réalité qui est l’activité cérébrale. Or celle-ci n’est vraiment connaissable que par la neurobiologie. Ergo, c’est cette dernière qui permettra de connaître vraiment la vie psychique. Ceci revient à dénier à la vie psychique un fonctionnement et une causalité propres, même si l’on admet la dépendance de celle-ci à l’égard de l’activité cérébrale. ». En effet, Green précise qu’il est « persuadé qu’aucune activité psychique n’est indépendante de l’activité cérébrale. Mais je tiens à ajouter que cette opinion n’infère nullement que la causalité psychique soit à trouver dans l’ensemble des structures du cerveau. ». Les modèles de l’activité psychique conçus par les scientifiques sont pour lui insuffisants et « de tous les modèles existants de l’activité psychique, y compris les modèles de la neurobiologie, ceux de la psychanalyse freudienne me paraissent, en dépit de leurs imperfections, ceux dont l’intérêt est le plus grand pour comprendre les pensées et les productions humaines, sans pour autant les couper du psychisme ordinaire. Les modèles de la psychanalyse freudienne maintiennent les relations du psychique au corporel, tout en reconnaissant l’obscurité de leurs rapports; ils font la part du développement culturel; ils soulignent l’intérêt d’une constitution progressive de la psyché qui fasse sa place aux relations avec l’autre, qui est en même temps le semblable; ils s’efforcent enfin de préciser ce qui détermine l’organisation psychique et qui fonde un mode de causalité spécifique: la causalité psychique.». Pourtant Green ne se ferme pas pour autant à un échange de réflexion avec des neuroscientifiques. En novembre 1994, la SPP organise un colloque portant sur le thème des « Pouvoirs et limites de la psychanalyse – La psychanalyse face aux neurosciences et aux sciences cognitives ». Green en fait l’ouverture et participe à l’une des tables rondes: « La psychanalyse face aux neurosciences et à la psychopharmacologie »125. Le colloque propose un échange de réflexion entre psychanalyse et neurosciences tout en en marquant la diversité des points de vue126. Dans La causalité psychique, Green127 trouve dans les travaux d’Edelman un modèle fécond pour ce qui est de la psychopathologie articulée au développement du corps: « Contestant toute comparaison avec l’ordinateur, [Edelman] fait naître l’apparition de la conscience des relations entre perception, formation des concepts et mémoire, donnant à propos de chacun d’eux des modèles fondés sur la biologie». Puis il décrit les deux niveaux de conscience postulés: un premier, dit de conscience primaire, «réunissant perception, formation de concepts et mémoire, établi sur la notion de réentrée (…), lié à une mémoire de valeurs-catégories aboutissant à la constitution, selon l’espace et le temps, de scènes corrélées (on pense, à cet égard, à la dimension narrative, voire aux scénarios de fantasme, encore qu’il ne s’agisse ici que de représentation au niveau le plus élémentaire) », et un autre niveau, celui de la conscience supérieure, qui implique l’acquisition du langage qui « aboutit au traitement des symboles comme évocation d’un monde indépendant et soumis à des catégorisations supplémentaires.»128. Dans son livre Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine, Green129 consacre un chapitre à l’échange entre psychanalyse et neurosciences.

En 1999, sort, dans l’American Journal of Psychiatry, un article du psychiatre et neuroscientifique américain d’origine autrichienne Eric Kandel (°1929): « Biology and the future of psychoanalysis: a new intellectual framework for psychiatry revisited »130. Kandel est professeur de biochimie et de biophysique à la Columbia University de New York. Il est, avec Arvid Carlsson et Paul Greengard, le co-récipiendaire du prix Nobel de physiologie et de médecine en 2000 pour ses travaux sur les bases moléculaires de la mémoire à court terme et de la mémoire à long terme. Il a publié quelques ouvrages de référence en neurosciences dont La Mémoire: de l’esprit aux molécules avec Larry Squire et  À la recherche de la mémoire, une nouvelle théorie de l’esprit 131 . Son article de 1999 entend sonner le glas de la psychiatrie et de la psychanalyse traditionnelles et lance un appel à l’unité avec la psychiatrie biologique. Kandel affirme que la psychanalyse offre probablement le champ le plus intéressant pour les recherches neuroscientifiques futures. Il dit ainsi que la psychanalyse est « encore le point de vue le plus cohérent et intellectuellement satisfaisant de l’esprit »132.Kandel appelle à un ralliement pour une renaissance de la psychanalyse scientifique et biologique. Le prix Nobel précise que « l’avenir de la psychanalyse ne se projette que dans un contexte d’une psychologie empirique basée sur l’imagerie, la neuro-anatomie et la génétique humaine »133. Kandel fait remarquer que l’observation clinique de malades individuels ne peut plus constituer la seule base de la théorisation psychanalytique, si toutefois la psychanalyse se veut d’être une méthode d’investigation du fonctionnement psychique. Cet article vaut à ses éditeurs de recevoir le plus grand nombre de réponses et de commentaires depuis que la revue existe. Kandel s’y reprend à deux fois pour répondre à ses commentateurs et calmer le débat. Il faut ajouter, toutefois, qu’après cette publication, Kandel ne s’est plus manifesté dans ce débat.

Notes
99.

REISER M.F. (1984). Mind, brain, body — Toward a convergence of psychoanalysis and neurobiology, New York, Basic Books, p. 5.

100.

Ibid.

101.

REISER M.F. (1985). Converging sectors of psychoanalysis and neurobiology: mutual challenge and opportunities. Journal of the American Psychoanalytic Association, 33, 11-34.

102.

REISER M.F. (1990). Memory in mind and brain. What dream imagery reveals, New York, Basic Books.

103.

STREMLER E. & CASTEL P-H. (2009) Pour une histoire des débuts de la neuropsychanalyse, op. cit.

104.

SHULMAN R.G. & REISER M.F. (2004). Freud’s theory of mind and functional imaging experiments. Neuro-Psychoanalysis, 6, 2, 133-164.

105.

CHANGEUX J.P. (1983). L'homme neuronal, Fayard, Paris.

106.

VINCENT J.-D. (1986). Biologie des passions. Paris, Odile Jacob.

107.

VINCENT J.D. (1992). Biologie et Psychanalyse. Pour la Science, 181, 8.

108.

Publié le 29/11/2007 dans Le Point, N°1837, propos recueillis par Elisabeth Lévy.

109.

TASSIN J.P. (1989). Peut-on trouver un lien entre l’inconscient psychanalytique et les connaissances actuelles en neurobiologie. Neuropsy, 4, 8, 421-434.

110.

TASSIN J.P. (2001). A quel moment survient le rêve au cours d'une nuit de sommeil ?(Le rêve naît du réveil). Dans Journal de la Psychanalyse de l'Enfant : Le Rêve, 28, 82-94.

111.

TASSIN J.P. (1998). Drogues, plaisir et douleur. La Recherche, 306; TASSIN J.P. (2002). La neuropharmacologie de la conscience. Pour la science, 302, 146-150

112.

FEDIDA P. (1977). Corps du vide et espace de séance, Paris, Jean-Pierre Delarge; FEDIDA P. (2000). Par où commence le corps humain: retour sur la régression, Paris, PUF.

113.

WIDLÖCHER D. (1994). Traité de psychopathologie, Paris, PUF; WIDLÖCHER D. (1996). Les nouvelles cartes de la psychanalyse, Editions Odile Jacob, Paris.

114.

Depuis les « Monographies de la revue internationale de psychopathologie ».

115.

FEDIDA P. & WIDLÖCHER D. (1990). Revue Internationale de Psychopathologie, 1, 4.

116.

FEDIDA P. & WIDLÖCHER D. (1995). Actualité des modèles freudiens: langage - image – pensée. Dans Monographies de la Revue Internationale de Psychopathologie, Paris, PUF, pp. 39–54.

117.

EDELMAN G.M. (1992). Bright air, brilliant fire. On the matter of mind, New York, Basic Books; EDELMAN G.M. (2004). Wider than the sky: the phenomenal gift of consciousness, Yale Univ. Press; EDELMAN G.M. (2006). Second nature: brain science and human knowledge, Yale University Press.

118.

EDELMAN G.M. (1987). Neural darwinism: the theory of neuronal group selection, New York, Basic Books.

119.

L'infans, terme de Sándor Ferenczi, désigne l'enfant qui n'a pas encore acquis le langage.

120.

EDELMAN G.M. (1992). Biologie de la conscience, Paris, Odile Jacob (traduction française de Bright air, brilliant fire, op. cit.), p. 222.

121.

Ibid., p. 224.

122.

Ibid., p. 224.

123.

MODELL A. (1993). The Private Self, Cambridge, MA, Harvard University Press.

124.

GREEN A. (1992).Un psychanalyste face aux neurosciences. La Recherche, 247, 23, 1166-1174.

125.

Les autres intervenants de cette table ronde étaient: Michel Neyraut, Jacques Hochmann, Bernard Brusset et Paul Denis. À la suite de ce colloque, un livre est paru dans la collection Monographies et Débats de psychanalyse aux Presses Universitaires de France, intitulé « Psychanalyse, Neurosciences, Cognitivismes ».

126.

voir aussi GREEN A. (1992). Un psychanalyste face aux neurosciences, art. cité.

127.

GREEN A. (1995). La causalité psychique - Entre nature et culture, Paris, Odile Jacob.

128.

GREEN A. (1995). La causalité psychique - Entre nature et culture, op. cit., pp. 46-47.

129.

GREEN A. (2002). Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine. Paris, PUF.

130.

KANDEL E. (1999). Biology and the future of psychoanalysis: a new intellectual framework for psychiatry revisited. American Journal of Psychiatry , 156, 4, 505-524.

131.

SQUIRE L.R. & KANDEL E. (1999). Memory: from mind to molecules, New York, Scientific American Library; trad. franç., Bruxelles, De Boeck, 2002; KANDEL E. (2007). À la recherche de la mémoire, une nouvelle théorie de l’esprit, trad. M. Filoche, Paris, Odile Jacob.

132.

« still the most coherent and intellectually satisfying view of the mind»; KANDEL E. (1999). Biology and the future of psychoanalysis, op. cit.

133.

KANDEL E. (1999). Biology and the future of psychoanalysis, op. cit.