I.1.3 Naissance d’une Discipline

I.1.3.1 Schwartz et Pfeffer

Se basant sur les conversations qu’il a eues avec les principaux protagonistes, Stremler raconte les débuts de la neuropsychanalyse comme suit134. C’est dans les années 90 que sur l’initiative basée sur une curiosité insatiable et une amitié ancienne entre les New-yorkais James Schwartz (1932- 2006) et Arnold Pfeffer (1917-2002) se sont constituées les premières rencontres entre neuroscientifiques et psychanalystes sur fond de crise de la psychiatrie américaine, et de la psychiatrie en général, ajoutée à la montée en puissance des neurosciences. Schwartz est neurobiologiste, professeur à l’Université de New York (NYU) d’abord et ensuite à Columbia, réputé pour son travail fondamental sur les bases moléculaires de la mémoire. En 1965, lorsque Schwartz rejoint la NYU, Kandel y travaille déjà sur l’aplysie (ou lièvre de mer) dont les neurones sont particulièrement larges et identifiables séparément. Avec Kandel, Schwartz publie une série d’articles - devenus des classiques (les articles Giller-Schwartz) - posant les bases de la biochimie de l’aplysie. Á la suite de ces publications, Schwartz devient rapidement un des chefs de file de la biochimie du système nerveux. Jusque-là, l’idée que seule la mémoire à long terme implique la synthèse de nouvelles protéines domine. En 1972, Schwartz et Kandel démontrent que la molécule AMP cyclique (cAMP; « second messenger ») est produite dans les ganglions des aplysies sous conditions qui causent l’encodage dans la mémoire à court terme (la sensitisation). Schwartz est avec Kandel et Thomas Jessel éditeur du manuel Principles of Neural Science, devenu un classique en neurosciences135. Schwartz est analysé, à New York, pendant plusieurs années par Ruth Eissler-Selke, épouse de Kurt Eissler, lui-même conservateur aux Freud Archives à la bibliothèque du Congrès. Schwartz est également un ami proche du psychiatre, neurologue et psychanalyste Pfeffer, alors président de la New York Psychoanalytic Institute et Society, et « training analyst » depuis 1954. Pfeffer est spécialiste pour le traitement de l’alcoolisme et des assuétudes aux narcotiques et pratique les thérapies de groupe.

Lors de conversations à Long Island durant l’été 1988, Schwartz et Pfeffer évoquent le problème du penser comme « épreuve d’action» (« thought as action trial ») tout d’abord introduit par Freud dans l’Esquisse, puis dans L’interprétation des rêves et Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient. Cette idée est aussi celle qu’on retrouve dans le concept de l’image onirique résultante de la régression de l’investissement psychique de la motricité vers la perception. Ce concept fondamental de la métapsychologie freudienne est fort proche de l’idée de la représentation comme conséquence de l’action incomplètement exécutée (voir Jeannerod I.1.5.1.3), c'est-à-dire que ce qui de la motricité ne s’exécute pas effectivement constitue à proprement parler « le penser » par le biais de la représentation. C’est sur ce constat que l’idée germe de proposer à certains psychanalystes du NYPI une formation en neurosciences. En 1990, à l’âge de 74 ans, Pfeffer fonde le « Psychoanalysis Neuroscience Study Group » à la NYPI et organise les deux premières sessions de formation des psychanalystes en neurosciences, qui connaissent un véritable succès. Ce groupe d’étude consiste initialement en un petit groupe de collègues psychanalystes136. Le programme des séminaires de la première année 1990-1991 est concocté par Schwartz, qui est officiellement embauché, en juin 1990, par la NYPI pour sa contribution au dialogue entre neurosciences et psychanalyse. C’est lui qui se charge des intervenants en neurosciences. Les neuroscientifiques, à l’époque, se désintéressent, pour la plupart, complètement de la psychanalyse, quand ils ne lui sont pas ouvertement hostiles. Selon Schwartz, les neuroscientifiques ayant reçu une formation médicale ou qui travaillaient sur le thème de l’émotion, changent d’attitude vis-à-vis de la psychanalyse durant ces premières années, allant même jusqu’à lui vouer un certain respect. Deux d’entre eux, au moins, commencent une analyse didactique et la formation du NYPI. Le programme est renouvelé l’année suivante et il s’exporte à Columbia en 1991-1992.

En 1998, le groupe s’est transformé en un véritable centre, présentant une série de conférences mensuelles présentées par des neuroscientifiques de premier rang. Ce groupe d’étude devient ainsi l’« Arnold Pfeffer Center for Neuro-Psychoanalysis » de l’institut. Son ambition est d’établir un pont entre les domaines de la psychanalyse et de la neuropsychiatrie, qui jusque-là étaient souvent en désaccord en ce qui concerne leurs approches de la santé mentale, la psychanalyse s’intéressant à la vie inconsciente et la neuropsychiatrie au fonctionnement du cerveau.

Notes
134.

Texte de I.1.3.1 en grande partie établi sur base de STREMLER E. & CASTEL P-H. (2009) Pour une histoire des débuts de la neuropsychanalyse: premiers éléments de réflexion à partir de sources inédites, op. cit.

135.

KANDEL E.R., SCHWARTZ J.H. & JESSELL T.M. (2000). Principles of neural science, New York, McGraw-Hill.

136.

Stremler cite les members du premier groupe rassemblé par Pfeffer: Hartvig Dahl, William Grossman, Edward Nersessian, Mortimer Ostow, Bernard Pacella, Morton Reiser, Herbert Schlesinger, Leo Stone, Michael Trupp et Martin Willick. Ce groupe avait été sélectionné par Pfeffer en se basant sur l’expérience des analystes et leurs centres d’intérêt. Un fait marquant concernant ce groupe était la grande expérience de chacun des participants et donc une moyenne d’âge plutôt avancée qui corroborerait l’hypothèse de l’entreprise intellectuelle avant celle d’une réponse tactique. Toujours emmenés par Pfeffer et Schwartz, Dahl, Nersessian, Ostow et Trupp renouvelèrent leur participation l’année suivante. Ils furent rejoints par John Crow, Karen Gilmore, Norman Margolis, Henry Nunberg et Jay Shorr.