I.1.4.2 L’existence d’un Inconscient Psychodynamique

Aux premiers résultats par stimulation subliminale du début du siècle a suivi une période de grand scepticisme expérimental allant des années 60 aux années 80. En 1960, le professeur de psychologie de Stanford Charles Eriksen 173 publie une critique de la recherche par perception subliminale, protestant que les rapports subjectifs ne peuvent être une mesure valide pour la conscience. Les réponses subjectives à la question « voyez-vous quelque chose? » pourraient refléter un biais de réponse plutôt qu’une expérience subjective authentique. Ceci pourrait être le fait d’un phénomène de manque de confiance: en l’absence de certitude, les participants répondent qu’ils ne savent pas. Pour Eriksen, seules les mesures objectives sont valables et il faut recourir à un paradigme de discrimination par choix forcé pour démontrer l’absence de conscience. En 1986, le professeur de psychologie de l’Université Libre de Bruxelles Daniel Holender 174 publie une autre critique incisive indiquant que les artéfacts expérimentaux en recherche subliminale ne sont pas traités de façon adéquate et sont largement sous-estimés. Par exemple, l’échantillon d’items fréquemment utilisés pour l’évaluation du seuil de perception consciente est trop limité (pas plus de 20 présentations175). Autre exemple, les sujets s’adaptent différemment à l’obscurité entre deux présentations: si, par exemple, le point de fixation est une petite cible noire sur une carte blanche visible pendant plusieurs centaines de millisecondes, cela peut augmenter l’adaptation à l’obscurité et donc la visibilité de stimuli masqués176.

Figure 3: Le tachistoscope
‘Participante au tachistoscope. Les cartes comportant des stimuli sont éclairées individuellement par des tubes sur le côté. Le temps et le séquençage sont contrôlés par ordinateur.’

Les années 90 sont caractérisées par des améliorations du paradigme expérimental répondant aux différentes critiques177. Le paradigme d’amorçage subliminal employé dans le Shevrin lab a également intégré des améliorations méthodologiques. De façon atypique, il emploie un paradigme d’amorçage au seuil de détection objectif, présentant un stimulus visuel au tachistoscope (voir note 55 et Figure 3) à une milliseconde sans masque. Il s’agit d’un amorçage subliminal ultra-rapide à partir duquel des stimuli (figuratifs, linguistiques) sont présentés; les traitements comportemental et électrophysiologique (potentiels évoqués) de ces stimuli sont mesurés. À chaque étude, une expérience de détection est menée en parallèle à l’expérience principale, qui est le plus souvent une expérience soit d’identification soit de catégorisation. Cette expérience de détection reprend les conditions identiques de l’expérience principale, mais au lieu de la tâche d’identification ou de catégorisation, les participants doivent simplement choisir entre something ou nothing à la question « que voyez-vous ? ». Il s’agit d’un choix forcé, et non d’une question, repérant le vécu subjectif du participant. La moitié des cartes présentées comportent un stimulus (le même que dans l’expérience principale), l’autre moitié sont des cartes vides ou blanches; ces deux séries de cartes sont présentées en ordre aléatoire. Les conditions de présentation des stimuli doivent être d’une telle rigueur (c’est-à-dire, d’une telle brièveté) que la corrélation entre les réponses du participant et le type de carte (avec stimulus ou vide) ne soit pas différente de zéro. À cette condition, le seuil objectif de détection est atteint. En pratique, il faut donc descendre à des seuils aussi bas qu’une milliseconde pour être à ce seuil de détection objectif. Ceci ne peut techniquement être atteint sans masque que grâce au tachistoscope (voir Figure 3). Dans ces conditions, la détectabilité est zéro (d’=0), excluant toute perception consciente. Ces conditions sont plus sévères que dans d’autres laboratoires, où les temps de présentation sont généralement plus longs (et combinés avec un masque) et où la détectabilité est généralement légèrement, mais significativement, supérieure à zéro.

Le psychologue américain Michael Snodgrass, un des deux co-directeurs du Shevrin lab, propose que seules des conditions très strictes de subliminalité permettent d’étudier le traitement inconscient profond; il montre qu’à des seuils de détection plus élevés, il reste une part de perception consciente qui inhibe les effets inconscients sur le paramètre mesuré178. Snodgrass propose un modèle à deux seuils, le seuil de conscience objectif et le seuil de conscience subjectif, et à trois niveaux, l’inconscient profond, la conscience phénoménale et la méta-conscience (voir Figure 4).

Figure 4 : Le modèle de la conscience de Snodgrass et Shevrin
‘Dans le modèle de gauche, le seuil entre perception consciente et inconsciente (SIT) est établi de façon subjective; les comportements « inconscients » sont de même nature que les comportements conscients, mais de moindre intensité ou amplitude. Dans le modèle de droite, le seuil entre perception consciente et inconsciente (OIT) est établi de façon objective, ce qui donne un seuil plus bref en temps de présentation du stimulus (ex. une milliseconde); les comportements inconscients peuvent changer de nature (ex. inhibition de l’identification). Un reste de perception consciente inhibe les processus inconscients. (Snodgrass et al., 2004).’

Dans ce modèle, les influences perceptuelles conscientes et inconscientes sur l’amorçage sont mutuellement exclusives, de façon à ce que les influences conscientes prennent le pas sur les inconscientes quand les deux sont présentes. Par ailleurs, Snodgrass et Shevrin démontrent l’existence de processus inconscients dynamiques ainsi que d’une inhibition inconsciente. Pour interpréter les résultats de ces études, il faut prendre en compte que les dynamiques des processus inconscients varient avec la personnalité des sujets. Shevrin, Ghannun et Libet179 ont démontré que, plus le sujet a un facteur de répressivité élevé (mesuré avec le Hysteroid Obsessoid Questionnaire 180), plus le délai entre l’application d’un stimulus et la prise de conscience de ce stimulus est long. Snodgrass et collègues181 ont démontré l’existence d’un évitement significatif de stimuli subliminaux, c’est-à-dire d’une identification de stimuli subliminaux significativement moindre que celle par chance dans une classe de sujets ayant certains traits de personnalité.

Les premiers résultats par potentiels évoqués ont également été répliqués182, démontrant entre autres un P300 à un stimulus « odball » subliminal183 ainsi que des indications par potentiels évoqués d’un processus d’apprentissage inconscient184. Dans l’étude de Wong et collègues (1997), il est démontré que, bien que les sujets soient objectivement inconscients du stimulus conditionné (mesuré à l’aide de la tâche de détection), les potentiels évoqués révèlent que les changements neuronaux ne se présentent qu’en réponse aux stimuli conditionnés. Plus précisément, les chercheurs démontrent qu’un stimulus associé par conditionnement conscient à une décharge électrique évoque un plus grand P300 quand il est présenté subliminalement qu’un stimulus comparable non conditionné. En d’autres termes, contrairement à ce que propose Kandel185,le conditionnement de trace peut se faire avec des stimuli subliminaux qui sont clairement en dehors de la conscience. Bernat et collègues démontrent que des mots à valence négative présentés subliminalement provoquent de plus grandes amplitudes par potentiels évoqués sur toute la surface du crâne (N100, P200, P300, LP1, LP2) que des mots à valence positive.

Notes
173.

ERIKSEN C. W. (1960). Discrimination and learning without awareness: a methodological survey and evaluation. Psychological Review, 67, 279–300.

174.

HOLENDER D. (1986). Semantic activation without conscious identification in dichotic listening, parafoveal vision and visual masking: a survey and appraisal. The Behavioral and Brain Sciences, 9, 1-66.

175.

MERIKLE P.M. (1982). Unconscious perception revisited. Perception & Psychophysics, 31, 298-301.

176.

PURCELL D.G., STEWART A. L. & STANOVICH K.E. (1983). Another look at semantic priming without awareness. Perception and Psychophysics, 34, 65-71.

177.

GREENWALD A.G.,DRAINE S.C. & ABRAMSR.L. (1996). Three cognitive markers of unconscious semantic activation. Science, 273, 1699-702; DEHAENE S. , NACCACHE L., LECLEC ' H G. , KOECHLIN E. , MUELLER M. , DEHAENE - LAMBERTZ G. , VAN DE MOORTELE P.F. & LE BIHAN D. (1998). Imaging unconscious semantic priming. Nature, 395, 597–600.

178.

SNODGRASS M., BERNAT E. & SHEVRIN H. (2004). Unconscious perception: a model-based approach to method and evidence. Perception & Psychophysics, 66(5),846–867; SNODGRASS M. & SHEVRIN H. (2006). Unconscious inhibition and facilitation at the objective detection threshold: replicable and qualitatively different unconscious perceptual effects. Cognition, 101, 43–79.

179.

SHEVRIN H., GHANNAM J.H. & LIBET B. (2002a). A neural correlate of consciousness related to repression. Consciousness and Cognition, 11, 334-341; SHEVRIN H., GHANNAM J.H. & LIBET B. (2002b). Response to commentary on “A neural correlate of consciousness related to repression”. Consciousness and Cognition, 11, 345-346.

180.

Le Hysteroid Obsessoid Questionnaire ou HOQ est une échelle mise au point cliniquement qui mesure les défenses névrotiques entre hystéroïde (évitement et refoulement) et obsessoïde (intellectualisation). CAINE T.M. & HOPE K. (1967). Manual of Hysteroid-Obsessoid Questionnaire (HOQ). London, London University Press.

181.

SNODGRASS M., SHEVRIN H. & KOPKA M. (1993). The mediation of intentional judgments by unconscious perceptions: the influences of task strategy, task preference, word meaning and motivation. Consciousness and Cognition, 2, 169-193; SNODGRASS M., BERNAT E. & SHEVRIN H. (2004). Unconscious perception, op. cit.; SNODGRASS M. & SHEVRIN H. (2006). Unconscious inhibition and facilitation at the objective detection threshold, op. cit.

182.

SHEVRIN H. (2001). Event-related markers of unconscious processes. International Journal of Psychophysiology, 42, 209-218.

183.

BERNAT E., BUNCE S. & SHEVRIN H. (2001). Event-related brain potentials differentiate positive and negative mood adjectives during both supraliminal and subliminal visual processing. International Journal of Psychophysiology, 42, 11-34.

184.

WONG P.S., BERNAT E, BUNCE S. & SHEVRIN H. (1997). Brain indices of nonconscious associative learning. Consciousness and Cognition, 6, 519-544; WONG P.S., BERNAT E, BUNCE S. & SHEVRIN H. (1999). Further evidence for unconscious learning: preliminary support for the conditioning of facial EMG to subliminal stimuli. Journal of Psychiatric Research, 33(4), 341-347.

185.

KANDEL E. (1999). Biology and the future of psychoanalysis: a new intellectual framework for psychiatry revisited, op . cit.