I.1.5 Initiatives Européennes

I.1.5.1 Axe Francophone

I.1.5.1.1 Lausanne

À Lausanne, en Suisse, le neuroscientifique Pierre Magistretti et le pédopsychiatre et psychanalyste François Ansermet ont collaboré à la publication d’un ouvrage sur la plasticité neuronale et l’inconscient, À chacun son cerveau. Plasticité neuronale et inconscient  200. Magistretti201 est professeur de neurosciences à l’Ecole Polytechnique Fédérale et à l’Université de Lausanne. Il a fait d’importantes contributions dans le domaine du métabolisme de l’énergie dans le cerveau. Son groupe a découvert quelques-uns des mécanismes cellulaires et moléculaires qui sous-tendent le couplage entre l’activité neuronale et la consommation d’énergie dans le cerveau. Son travail mène à des ramifications considérables pour la compréhension de l’origine des signaux détectés par les techniques actuelles d’imagerie cérébrale fonctionnelle, utilisées dans la recherche neurologique et psychiatrique. Ansermet est psychanalyste, professeur de pédopsychiatrie à l’Université de Lausanne et médecin-chef au service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’Université de Genève, développant entre autres des activités spécifiques dans le champ de la médecine périnatale. Ses domaines de recherche sont le stress périnatal et les traumatismes précoces, les conséquences subjectives des avancées nouvelles en biotechnologies périnatales et en médecine prédictive.

Leur ouvrage commun est une œuvre théorique, où les auteurs cherchent à définir une correspondance possible entre les principes de la psychanalyse, incluant les pulsions et les fantasmes, et certaines données neurobiologiques, en particulier, le concept de plasticité neuronale. Cette plasticité est un concept qui a trait en particulier au développement très influençable du cerveau en maturation. Mais les auteurs démontrent comment le cerveau, même arrivé à maturation, n’est pas une organisation fixe de réseaux de neurones, dont les connexions seraient établies de manière définitive, et installant une sorte de rigidité du traitement de l’information. Le réseau neuronal reste structurellement ouvert, modulable par l’événement et les potentialités de l’expérience. C’est cette plasticité qui est responsable du «modelage» de chaque individu, en permettant aux facteurs de l’environnement, aussi bien qu’au vécu interne, de moduler l’expression de son génotype. D’après le modèle des assemblées cellulaires de Hebb, l’expérience induit des perceptions qui entrainent des traces dites synaptiques selon les neurosciences, ou psychiques selon la psychanalyse. La plasticité neuronale c’est le fait que l’expérience laisse une trace dans le réseau neuronal et dans le système psychique. Chaque expérience vécue, également l’expérience psychique, modifie la structure du réseau neuronal.

Voici, dans les paragraphes suivants, un compte-rendu de quelques propos qu’Ansermet et Magistretti tiennent dans et à propos202 de ce livre. Certaines de ces traces inconscientes seraient inscrites à l’insu des voies sensorielles primaires par l’intermédiaire de l’amygdale, une structure sous-corticale qui permet d’établir une mémoire émotionnelle (voir aussi II.1.1.3.3). Ces traces seraient directement inconscientes, formant ainsi un inconscient primaire, alors que d’autres traces deviennent inconscientes par association. Les traces sont liées à des états somatiques, c’est-à-dire que se constitue un complexe avec un versant représentationnel fantasmatique associé à des états somatiques. Toute perturbation de l’état somatique, par exemple la faim ou la soif chez le nouveau-né, entraîne un déséquilibre homéostatique déplaisant qui déclenche une pulsion vitale poussant l’individu à se défaire de cet état somatique désagréable. Cette tension, par exemple liée à la faim, l’enfant ne peut pas la décharger tout seul. Un organisme seul ne peut se décharger de son excitation, de sa tension, de la destructivité qui habite le vivant. Pour qu’elle se décharge, il faut l’action spécifique de l’autre. Quand cette action spécifique de l’autre est faite dans la simultanéité, elle constitue l’expérience de satisfaction de Freud et laisse une trace ou inscription, c’est-à-dire, du point de vue physiologique, une modification du réseau neuronal. Dans le chapitre VII de l’Interprétation des rêves, Freud dit que l’expérience de satisfaction laisse une trace qui fait qu’on ne peut plus remonter de la trace à l’expérience. On retrouve une trace, mais on ne retrouve plus l’expérience. C’est-à-dire que l’expérience s’inscrit, mais puisqu’elle est inscrite, l’inscription sépare aussi de l’expérience.

Un état somatique est une sorte de mémoire du corps, une mémoire inconsciente, et c’est de la tension entre la trace et l’état somatique que résulte une décharge psychique qui dirige l’action. Le sujet qui agit, poussé par cette pulsion, peut être surpris (ou non) par sa propre action et instituer ainsi le réarrangement de traces pour en créer de nouvelles. Une trace peut également s’associer à d’autres traces et créer ainsi de nouvelles traces qui sont elles-mêmes des stimuli nouveaux, chaque trace étant associée à un état somatique particulier. Ainsi se constitue une réalité interne inconsciente, complètement détachée de la réalité, telle qu’elle a été vécue, perçue, comporables aux parle « perceptions endopsychiques » de Lacan. La trace rejoint aussi le concept de signifiant chez Lacan. Voici ce qu’il en dit dans le séminaire des Quatre concepts fondamentaux: « ... à nous en tenir à la lettre à Fliess – lettre 52 – les Wahrnehmungszeichen (les traces de la perception), ça fonctionne comment? Freud déduit de son expérience la nécessité de séparer perception et conscience... Il nous désigne alors un temps où ces Warhnehmungszeichen doivent être constituées dans la simultanéité. Qu’est-ce que c’est, sinon la synchronie signifiante? Et, bien sûr, Freud le dit d’autant plus qu’il le dit cinquante ans avant les linguistes. Mais nous pouvons tout de suite leur donner, à ces Wahrnehmungszeichen, leur vrai nom de signifiants. Et notre lecture s’assure encore de ce que Freud, quand il revient sur ce lieu dans la Traumdeutung, en désigne encore d’autres couches, où les traces se constituent cette fois par analogie. »203. Freud appelle donc la trace de l’expérience de satisfaction « le signe de la perception »,  et Lacan dit « le signe de la perception, je lui donne son vrai nom qui est celui de signifiant »204. Ces traces associées font des enchaînements, une chaîne de signifiants qui aboutit à un autre signifié, qui n’a plus rien à voir avec le signifié de départ qui était à la base de la perception. En d’autres termes, ce signifiant peut avoir un destin, comme dit Freud: d’une trace de la perception à Inconscient, à Préconscient à Conscient. Le génie de Freud, c’est d’avoir dit que perception et mémoire s’excluent réciproquement, et que les choses s’inscrivent dans des systèmes différents, dont il pensait que c’était des systèmes neuronaux différents. Lacan parle d’un parasite à propos du langage: le sujet est parasité par cet autre organe que son organisme, qu’est le langage qui lui préexiste, et qui participe à l’organiser, et, en particulier, à organiser le réseau neuronal.

Le réseau neuronal est un système fait pour aller vers la singularité. Le sujet humain est génétiquement déterminé pour être indépendant de sa détermination génétique. Il est biologiquement déterminé pour être sujet à la contingence. En explicitant les enchaînements associatifs de la trace psychique, il est possible de la modifier. Le caractère modulable des réseaux synaptiques correspond aux modulations possibles de la trace psychique sur lesquelles parie la démarche psychanalytique; parallèlement à ces modifications de l’expérience, l’on observerait les changements au niveau cérébral.

Le concept de l’inconscient est au cœur du débat entre psychanalyse et neurosciences. Pour faire une distinction entre l’inconscient psychanalytique et l’inconscient neurologique, certains cognitivistes préfèrent le terme de « non-conscient ». Selon Ansermet et Magistretti205,« Utiliser le terme non-conscient au lieu d’inconscient est un choix délibéré… L’idée freudienne de l’inconscient va avec celle d’une série de traces et d’associations tout à fait singulières qui ne sont pas immédiatement accessibles à la conscience si ce n’est à travers le rêve, le lapsus, les oublis, les actes manqués et les autres formations de l’inconscient dont les significations peuvent être dévoilées par le travail psychanalytique. ». Le 27 mai 2008, Magistretti organise un débat inédit, dans le cadre de la chaire internationale qu’il occupe, réunissant chercheurs en neurosciences et psychanalystes: Neurosciences et psychanalyse: une rencontre autour de l'émergence de la singularité. Ce débat à l’amphithéâtre Marguerite-de-Navarre du Collège de France fait salle comble. Magistretti206 déclare : « Le terme d’inconscient a des significations multiples qui ont indubitablement contribué à créer des malentendus, des incompréhensions, voire des antagonismes entre neurosciences et psychanalyse. Cette journée pourrait être le point de départ de collaborations concrètes et nouvelles entre les deux approches.

Notes
200.

ANSERMET F. & MAGISTRETTI P. (2004). A chacun son cerveau. Plasticité neuronale et inconscient. Paris, Odile Jacob, 264 p.

201.

Magistrettiest aussi directeur du centre de neurosciences psychiatriques du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois. Il a été président de la Fédération Européenne des Sociétés de Neurosciences (2002-2004). Le groupe dirigé par Magistretti compte une vingtaine de scientifiques. Il est l’auteur de plus de 100 articles publiés dans des revues scientifiques internationales.

202.

voir aussi la conversation des auteurs avec Lisa Ouss, pédopsychiatre et Sylvain Missonnier, psychologue, psychanalyste à l’occasion de la sortie de l’ouvrage: http://www.psynem.necker.fr/PedopsychiatrieNeuroSciences/Cyberscopies/AChacunSonCerveau/index.htm; Lassonde M. (2009). A chacun son cerveau, plasticité neuronale et inconscient. Canadian Psychology. http://findarticles.com/p/articles/mi_qa3711/is_200508/ai_n15704711/

203.

LACAN J. (1964/1973). Le séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,op. cit., p. 46.

204.

Ibid. , p. 46.

205.

ANSERMET F. & MAGISTRETTI P. (2006). L’Inconscient au crible des neurosciences. Dans Freud et la science, La Recherche, mai, 397, 36- 39.

206.

Sciences et Avenir (juillet 2008). Psychanalyse et neurosciences Rencontre au sommet, nº737.