I.1.5.1.2 Paris

En France, à Paris, quelques anciens neuropsychiatres, Christian Derouesné, Bernard Lechevalier, et quelques psychanalystes, Widlöcher, Fedida, Jean Bergès, Bianca Lechevalier, Hélène Oppenheim, et l’équipe de la Salpêtrière, Lisa Ouss, Catherine Morin et Catherine Fayada, ont traditionnellement travaillé de tels liens entre psychanalyse et neuropsychologie autour de patients avec des lésions cérébrales, mais sans les formaliser207. Ces cliniciens tentent de développer, à partir de l’intersubjectivité, des pistes de réflexion pour la prise en charge, intégrant tant les données neuropsychologiques, cognitives, neurologiques, neuronales que psychodynamiques. Inversement, ils sont conduits à interroger la plasticité de leurs modèles et leur capacité à subir ces mutations indirectes que les patients cérébrolésés leur somment de penser. C’est d’abord autour de pratiques cliniques, puis de séminaires que s’élaborent les zones d’échange. En 1994, un groupe de « Confrontation entre neurologie et psychopathologie autour de la clinique des patients traumatisés crâniens » s’organise autour du neurologue Jean-Luc Truelle, et du psychiatre psychanalyste Oppenheim, qui devient par la suite le « Club psychopathologie et blessure cérébrale » à partir de 1997 et ce jusqu’en 2003. Enfin, un groupe de travail autour d’Ouss et Fayada se crée en 2000 à la Salpêtrière. Il aboutit à un séminaire, d’abord confidentiel en 2001, puis ouvert plus largement au public en 2003. À ces occasions, des neurologues, des psychiatres, formés à la psychanalyse et aux sciences cognitives (Widlöcher, Nicolas Georgieff), des psychanalystes (Fédida, Lechevalier, René Roussillon), des neurobiologistes (Tassin, Alain Prochiantz) ont exposé leur réflexion sur la question de l’interdisciplinarité. En 2005, une journée sur « Le concept anglo-saxon de neuropsychanalyse: intérêts et limites » est organisée par Ouss et Bernard Golse à l’Hôpital Necker. Pédopsychiatre et psychanalyste, chef de service à l’Hôpital Necker-Enfants Malades et professeur à l’Université René Descartes à Paris, Golse s’est penché particulièrement sur la question du développement des processus de sémiotisation et de symbolisation chez l’enfant208.

Enfin, en 2006, le CNEP209, le « Cercle de Neuropsychologie et de Psychanalyse, » est né qui officialise les réunions qui, depuis une quinzaine d’années, permettaient aux cliniciens et aux chercheurs de disciplines différentes d’échanger sur leurs connaissances et leurs pratiques. En 2007, le CNEP rejoint officiellement l’INPS en tant que branche française. Les activités régulières du CNEP se répartissent entre Necker, ­où le séminaire d’Ouss, « Neuropsychanalyse de l’enfant et de l’adolescent » est plus centré vers l’enfant et l’adolescent du fait de la formation des promoteurs, et la Salpêtrière, où se déroule depuis plusieurs années un séminaire régulier, animé par Fayada et Ouss, qui invite thérapeutes et neuropsychologues à la réflexion, à partir d’expériences cliniques. La pédopsychiatre, psychothérapeute et docteur en psychopathologie et psychanalyse de l’Hôpital Necker, Lisa Ouss, travaille depuis vingt ans avec des patients présentant une atteinte neurologique, notamment des bébés et est co-créatrice du CNEP. Membre actif du CNEP, le psychologue clinicien à la Maternité de l’Hôpital de Versailles, psychanalyste et professeur en psychologie clinique à Paris X, Sylvain Missonnier travaille les questions de la périnatalité, la parentalité et l’enfant210. La docteur en psychopathologie psychanalytique, psychothérapeute  auprès d'enfants cérébro-lésés depuis plus de vingt cinq ans Anne Boissel rejoint le cercle de psychopathologie des lésions cérébrales d'Oppenheim en 1999, et participe à la création du séminaire de neuropsychanalyse de l'enfant et de l'adolescent à Necker puis du CNEP. Ses travaux portent sur les effets  psychopathologiques à long terme des sujets ayant eu un traumatisme crânien sévère durant l'enfance211

De manière indépendante, le psychologue clinicien, psychanalyste et psychosomaticien Jean-Benjamin Stora crée une autre branche française de la société de neuropsychanalyse, autour de la dimension psychosomatique. Stora préside l'Institut de Psychosomatique « Pierre Marty » de 1989 à 1992 et la Société Française de Médecine Psychosomatique de 2000 à 2002. Il est consultant en psychosomatique au CHU La Pitié-Salpêtrière. En 2006, il crée à la Pitié-Salpêtrière le « Diplôme Universitaire de Psychosomatique Intégrative, Psychanalyse, Médecine et Neurosciences ». Il effectue une recherche sur le stress professionnel, les phénomènes psychosomatiques et sur les conséquences psychiques des greffes d'organes 212 . Son groupe s’intéresse à la «bio-régulation et les relations entre l’appareil psychique et les fonctions organiques » et s’intitule: « Nouveaux horizons psychosomatiques: psychanalyse, psychosomatique et médecine ». En 2006, Stora publie, dans la collection Que sais-je?, un ouvrage, La neuro-psychanalyse 213 qui tente de « faire la synthèse des approches croisées de la psychanalyse et des neurosciences, de leurs apports et des pistes de recherche d’une discipline en construction ».

Les neurosciences vont-elles offrir une nouvelle légitimité conceptuelle à la psychanalyse? Une vision qui est loin d’être partagée par les psychanalystes du monde francophone: pour un nombre d’entre eux la psychanalyse peut se passer des neurosciences. Mieux, pour le psychiatre, psychanalyste et maître de conférences à l’université de Nantes, Gérard Pommier, un nombre important de résultats obtenus en neurosciences ne peuvent être interprétés sans la psychanalyse. Dans Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse, Pommier214 propose: « Les neurosciences montrent l’existence de processus qu’elles auront du mal à intégrer sans des concepts qui n’appartiennent ni à leur champ ni à leur expérience ». Les neurosciences montreraient, par exemple, comment le développement des circuits du langage est préalable à une expansion des capacités proprement humaine. Le phénomène d’attrition neurologique implique que si les potentialités du langage ne sont pas utilisées par le cerveau dans un certain délai, il perd une partie de ses possibilités. Les avancées des neurosciences montrent aussi que le corps est psychique: en se remémorant une scène, le cortex visuel s’active, en se représentant une action, les aires motrices correspondant à celle-ci se mettent en fonction. Dans le phénomène du membre fantôme, le patient continue à percevoir le membre disparu et à en souffrir. Ces observations indiquent que les sensations ne deviennent conscientes qu’en fonction de leur investissement pulsionnel. Cette pulsion est modulée par la demande maternelle et cette demande est si violente qu’un rejet – le refoulement primordial – est nécessaire. Les pulsions rejetées à l’extérieur animent

le monde: un double de soi, un fantôme, habite le monde. » Pommier propose que ce refoulement induise une latéralisation, tant du corps dans l’espace qu’au niveau du cerveau: « Tout se passe comme si le corps devait répartir entre deux lieux le rapport contrarié entre image et signifiant. ». Les images ne pensent pas car elles fonctionnent par analogie, par glissement des unes vers les autres, et elles piègent la pulsion. Au niveau cérébral, il y aurait une bipartition entre un lieu du pulsionnel « localisé » dans les aires corticales droites et un lieu pour sa symbolisation, les aires du langage dans l’hémisphère gauche. L’acte de parole effectue le refoulement de l’excès pulsionnel: « La pulsion est refoulée par la parole selon un circuit dont on peut suivre la trace de l’hémisphère droit à l’hémisphère gauche ».

D’autre part, Pommier propose que plusieurs questions aussi essentielles que celle de la conscience demeurent insolubles en neurosciences sans le concept d’inconscient. Pour Pommier, l’inconscient présentifie la tension grammaticale quand « ça parle ». Il ne s’agit donc pas d’une instance séparable de la conscience, qu’on pourrait isoler à une localisation cérébrale. La perception humaine dépend de la relation à autrui et du langage. « L’homme n’a conscience d’aucune sensation sans la médiation du symbole », car c’est le symbole lui-même qui fonde l’événement d’origine. Dans le passage de droite à gauche qu’est le refoulement, il y a une dépense d’énergie et un délai, qui correspondent à la confrontation de la perception avec un autre événement déjà mémorisé. D’un point de vue neuroscientifique, le lobe préfrontal a un rôle intégrateur de fonctions grâce à sa réflexivité; pour Pommier, il est la traduction dans l’organique du narcissisme, qui a en effet une fonction d’intégration psychique. Pommier propose qu’un souvenir est inconscient « lorsque son sujet ne parvient pas à en prendre la mesure... L’inconscience n’est pas un lieu ou une substance. C’est d’abord l’absence de subjectivation de certaines représentations qui par ailleurs restent mémorisables et perceptibles. ». Conscient et inconscient vont donc de concert et ni l’un ni l’autre ne peuvent être localisés.

Le livre, enthousiasmant pour bon nombre parmi le public psychanalytique, peut cependant laisser dubitatif un public plus neuroscientifiquen du fait de conclusions, de mises en rapport et de localisations plutôt hâtives, peu articulées. L’auteur joue sur un glissement sémantique de certains mots utilisés tant dans le champ neuroscientifique que psychanalytique (ex. réflexivité, miroir) sans étayer plus précisément à quoi ces concepts peuvent correspondre au-delà de leur similarité linguistique. La confusion ainsi créée empêche peut-être que les ponts lancés par Pommier d’une discipline à l’autre ne se développent en un véritable dialogue constructif et générateur de perspectives.

Dans son livre, Le Nouvel inconscient: Freud, le Christophe Colomb des neurosciences 215, un autre neuroscientifique, neurologue et chercheur en neurosciences cognitives à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Inserm), Lionel Naccache défend la thèse que l’œuvre de Freud reste incontournable, même si sa démonstration consiste à souligner l’incompatibilité de l’hypothèse de l’inconscient freudien avec la théorie de l’inconscient cognitif. Adoptant également un paradigme expérimental d’amorçage subliminal (voir Shevrin I.1.4.2), Naccache propose, sur base de ses résultats, que, même si le traitement inconscient peut être hautement complexe et comprenant même un traitement sémantique, celui-ci n’est cependant pas, comme le propose Freud, motivé: « Nos processus mentaux inconscients sont incapables d’induire l’adoption d’une nouvelle stratégie, cette faculté ne semblant reposer que sur des représentations mentales conscientes. »216. Il rapporte également qu’il n’y pas non plus d’indication d’un processus de refoulement dans le traitement inconscient qu’il observe expérimentalement. Pour Naccache, Freud est bien « le découvreur d’un immense continent psychique, celui de l’interprétation consciente fictionnelle qu’il nomme à tort l’“inconscient” »217: les manifestations conscientes « fictionnalisent » systématiquement le réel. Ce que Freud a pris pour l’inconscient n’est autre que la conscience du sujet qui interprète sa propre vie mentale inconsciente à la lumière de ses croyances conscientes, les contenus analytiques étant « des principes fictionnels qui font sens ici et maintenant dans l’interaction d’individus soumis à une culture, un mode de vie et une histoire communs »218. Pour Naccache, « Freud a mis au jour un rouage essentiel de notre conscience : précisément ce besoin vital d’interpréter, de donner du sens, d’inventer à travers des constructions imaginaires »219. En bref, dans cette lecture talmudique de l’œuvre de Freud, la psychanalyse garde toute sa place dans la prise en charge de la souffrance et du traitement des pathologies mentales, même si sa métapsychologie se voit octroyé un statut fictionnel.

Notes
207.

Texte de ce paragraphe et le suivant établis sur base de OUSS - RYNGAERT L. (2007). Impact des neurosciences sur la pratique psychanalytique: la double lecture comme clinique " neuro-psychanalytique ". Revue Française de Psychanalyse, 71, 419-436.

208.

ex. GOLSE B. & MISSONNIER S. (2005), Récit, attachement et psychanalyse. Pour une clinique de la narrativité, Toulouse, Érès.

209.

Cercle de Neuropsychologie et Psychanalyse, fondé en particulier par D. Widlöcher, C. Fayada et L. Ouss. Ce cercle, qui associe des chercheurs, cliniciens divers, a pour but de « mettre en commun des connaissances et des expériences sur le fonctionnement du psychisme, en particulier dans le champ de la neuropsychologie, des neurosciences cognitives et de la psychanalyse, sur les plans clinique, théorique et de recherche. » Le Conseil d’Administration est composé de A. Bazan, S. Benisty, A. Boissel, J. Chambry, B. Claudel, C. Fayada, A Funkiewiez, M. Gargiulo, N. Georgieff, V. Hahn Barma, G. Leloup, L. Mallet, S. Missonnier, L. Ouss, C. Papeix, A. Robert-Pariset, M. Sarazin ; le Conseil Scientifique est composé de J-F. Allilaire, F. Ansermet, S. Bakchine, A. Braconnier, P. Delion, C. Derouesné, B. Dubois, B. Golse, G. Haag, B. Hanin, O. Lyon Caen, L. Naccache, R. Roussillon, D. Widlöcher.

210.

ex. MISSONNIER S. (2003). La consultation thérapeutique périnatale, Toulouse, Érès;
MISSONNIER S., GOLSE B. & SOULÉ M. (2004). La grossesse, l'enfant virtuel et la parentalité. Éléments de psycho(patho)logie périnatale, Paris, PUF.

211.

BOISSEL A. (2008). Psychopathologie d'un traumatisme crânien survenu durant l'enfance. Effets à long terme sur le sujet et sa famille. Directrice de recherche: Professeure Dominique Cupa, Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense; BOISSEL A. (2009). Parcours scolaire après un traumatisme crânien: à propos d'un cas clinique. Nouvelle Revue de l'Adaptation et de la Scolarisation, numéro Avril-Juin 2009.

212.

STORA J.-B. (1999). Quand le corps prend la relève, Paris, Odile Jacob.

213.

STORA J.-B. (2006). La neuro-psychanalyse, Collection « Que sais-je?», Paris, PUF.

214.

POMMIER G. (2004). Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse. Paris, Flammarion.

215.

NACCACHE L. (2006). Le Nouvel inconscient: Freud, le Christophe Colomb des neurosciences, Paris, Odile Jacob.

216.

Ibid., p. 209.

217.

Ibid., p. 379.

218.

Ibid., p. 430.

219.

Ibid., p. 439.