I.2.2.1 Recoupement

I.2.2.1.1 « Le jeune » Solms: approche neurodynamique

Avant de s’interroger sur la nature du rapport entre psychanalyse et neurosciences, ou même la possibilité – et plus précisément, les conditions de cette possibilité – de ce rapport, il faut rappeler que l’aventure neuropsychanalytique débute par un rapprochement, non pas entre psychanalyse et neurosciences, mais entre psychanalyse et neuropsychologie. Or, le problème de la mise en rapport de données cliniques et données physiologiques est d’abord déjà au cœur de la discipline neuropsychologique. Pour son approche neuropsychanalytique, Solms propose de s’appuyer sur les développements majeurs en neuroscience depuis la mort de Freud, et en tout premier lieu sur la neuropsychologie, la méthode développée par le neuropsychologue Alexander Romanovich Luria (1902-1977)276. Cette méthode permet d’identifier l’organisation neurologique des fonctions mentales. En 1993 Solms277 s’inscrit explicitement dans l’approche décrite comme « neurodynamique » par Luria278. Cette approche propose que les fonctions mentales ne peuvent être localisées que dans un sens distribué, dynamique: « Pour identifier les différentes parties composantes qui, ensemble, constituent les systèmes fonctionnels complexes de l’appareil mental humain, Luria a conçu une nouvelle méthode de corrélation clinico-anatomique connu sous l’appellation de “localisation dynamique”. Si l’on souhaite identifier l’organisation neurologique d’une fonction psychologique complexe, la première chose à faire est d’identifier toutes les différentes façons selon laquelle cette fonction est distribuée sur les différentes parties du cerveau en fonction de maladies neurologiques focales. Luria décrit cette première étape comme la “qualification des symptômes”. On commence par chacune des différentes façons selon lesquelles la fonction étudiée se fracture et l’on explore alors avec soin la structure psychologique de chacune de ces symptômes, identifiant précisément de quelle façon le système fonctionnel s’est effondré dans chaque cas. Ceci est fait en employant des méthodes psychologiques d’analyse de cas cliniques individuels. La seconde étape de la méthode de Luria est appelé l’“analyse de syndrome”. Cette étape consiste à examiner quelles autres fonctions sont dérangées mise à part la fonction primaire examinée dans chaque cas. À nouveau, il est exclusivement fait appel à des méthodes psychologiques d’investigation, et l’on cherche à clarifier la structure interne de ces autres symptômes interconnectés, afin d’apprendre ce qu’ils ont en commun avec la fonction concernée. De cette façon, l’on identifie un facteur singulier sous-jacent qui peut rendre compte de l’éventail complet des manifestations cliniques apparentes. Une fois les facteurs communs sous-jacents qui ont produit l’éventail des symptômes psychologiques identifiés, on n’aura pas seulement appris quelque chose à propos de la structure psychologique profonde du syndrome en question, mais on aura aussi identifié la composante de la fonction que la partie endommagée du cerveau contribue dans ce syndrome. En d’autres termes, on aura identifié la fonction psychologique élémentaire de cette partie particulière du cerveau, ce qui est un progrès majeur. (…) On n’aura pas localisé cette faculté dans une partie du cerveau, mais on aura identifié les différents éléments dont l’interaction fonctionnelle dynamique représente cette faculté psychologique. À mon avis, cette méthode de Luria marque un pas majeur car elle nous permet d’identifier l’organisation neurologique de n’importe quelle fonction mentale, aussi complexe soit-elle, sans contredire les suppositions fondamentales de notre discipline. Avec cette méthode, les fonctions psychologiques complexes sont expliquées dans leurs propres termes psychologiques; leur nature dynamique est respectée et méthodologiquement accommodée; elles ne sont pas réduites à leur anatomie et physiologie, bien que leur distribution neurologique est mise à nue; et quelque chose de nouveau est appris sur leur organisation fonctionnelle interne. Par cette méthode, un pont viable est établi entre les concepts de psychologie, et ceux d’anatomie et de physiologie et toutes les autres branches de la science neurologique. Je pense vraiment que cette méthode représente la percée que Freud attendait. C’est-à-dire que je crois qu’elle nous permet de mettre en carte l’organisation neurologique de tout ce que nous savons en psychanalyse sur les structures et fonctions de l’esprit. »279.

C’est alors cette méthode « neurodynamique » que Solms met en chantier dans ses travaux sur le rêve. On peut noter que cette approche implique la reconnaissance de deux niveaux d’organisation, le psychique et l’organique, dont un ne peut se réduire à l’autre, qu’elle donne au psychique un statut à part entière (notamment en mettant l’accent sur l’étude du psychique par des méthodes psychologiques) et évite de façon explicite à faire de la corrélation une localisation ou une réduction anatomique ou physiologique. Avec la méthode de Luria, Solms adresse les principaux enjeux de l’exercice interdisciplinaire neuropsychanalytique. Dans son premier article avec Saling, Solms280 indique qu’à partir de 1896 Freud s’était toujours refusé à localiser, du point de vue anatomique, ses découvertes psychanalytiques. Solms montre que les découvertes de Freud doivent être prises en compte en tant que système et qu’il est illusoire d’essayer de localiser de façon statique tel ou tel phénomène psychique dans tel ou tel neurone particulier du cerveau.

En quoi la méthode de Solms se veut-elle alors différente, et en particulier novatrice, par rapport à ce qui existe déjà avec Luria? Sur ce point précisément, la proposition de Solms est: « Je recommande que nous mettions en carte les strates les plus profondes de l’esprit, en employant une version psychanalytique de l’analyse des syndromes, en étudiant la structure profonde des changements mentaux qui peuvent être discernés dans des patients neurologiques qui sont dans une relation psychanalytique» 281. L’apport de Solms est bien sûr celui que la psychanalyse peut apporter plus spécifiquement aux « méthodes psychologiques », c’est-à-dire que l’étude des changements mentaux se fait grâce au matériel qui se révèle « dans une relation psychanalytique », c’est-à-dire transférentielle. Concrètement, Solms propose de prendre des patients neurologiques en analyse et de s’employer à corréler les observations psychodynamiques aux données neurologiques en employant l’approche neurodynamique de Luria.

Notes
276.

LURIA A.R. (1966). Higher cortical functions in man, London, Tavistock Publications.

277.

SOLMS M. (1998). Preliminaries for an integration of psychoanalysis and neuroscience. Bulletin of the British Psycho-Analytic Society, 34, 9, 23-38. Presented at a meeting of the Contemporary Freudian Group of the British Psycho-Analytical Society on 10 June 1998.

278.

LURIA A.R. (1973). The working brain: an introduction to neuropsychology. Harmondsworth, Penguin, p. 57. Il y décrit sa théorie des trois systèmes fonctionnels important qui constituent le cerveau: (i) un système d’activation, (ii) un système pour la réception et le traitement d’information du monde extérieur et (iii) un système pour la programmation, le contrôle et la vérification des actions.

279.

SOLMS M. (1993). Summary and discussion of the paper: “The neuropsychological organization of dreaming: implications for psychoanalysis”, Bulletin of the Anna Freud Centre, 16, 149-165; SOLMSM. (1998). Preliminaries for an integration of psychoanalysis and neuroscience, art. cité.

280.

SOLMS M. & SALING M. (1986), art. cité.

281.

SOLMSM. (1998). Preliminaries for an integration of psychoanalysis and neuroscience, art. cité.