I.2.2.1.2 Shevrin: appareil psychologique

Voici les postions de Shevrin282 : « La neuropsychanalyse est un effort de faire le pont entre la psychanalyse et les neurosciences – et de tirer avantage des méthodologies des neurosciences. Il s’agit d’une entreprise pionnière qui permet de voir comment les acteurs de ces différentes disciplines se rencontrent et partagent leurs idées et comment leurs intérêts peuvent converger. Elle propose un forum où ces acteurs peuvent présenter leur travail et leurs idées, ce qui est probablement l’aspect le plus important de l’entreprise. (…) Rapaport283 est d’opinion que pour fournir une science de base de la psychanalyse, les méthodologies peuvent être soit psychologiques soit neuropsychologiques. Rubinstein284, par contre, défend l’idée que la seule façon de fournir une fondation solide pour les propositions psychanalytiques est de les établir de façon neurophysiologique. Je suis plus proche de Rapaport en cette matière: je ne pense pas que la fondation doit être entièrement neurophysiologique. Il existe des méthodes psychologiques parfaitement légitimes qui peuvent accomplir certaines des mêmes fonctions méthodologiques et théoriques. (…) D’après moi, il est possible de décrire les mécanismes en termes psychologiques. Qu’il y ait également une instanciation ou un fondement dans le cerveau, est très probablement le cas, mais l’un n’exclut pas l’autre. (…) Quand je parle de mécanisme psychologique, je fais par exemple référence à Rapaport. Avec certains de ces étudiants il a établi une conception de ce qu’il appelle un appareil psychologique de la conscience, pour lequel il y a, selon lui, un appui dans les contributions métapsychologiques de Freud et dans lequel le concept de l’attention est fondamental. (…) Rapaport propose que l’attention puisse être inconsciente. (…) ce par quoi je suis de plus en plus frappé est qu’en psychologie cognitive il y a eu deux développements très intéressants et importants ces 20 dernières années: la première est qu’on est en train de découvrir qu’il y a un inconscient et la seconde est qu’il y a deux façons différentes de penser – bien que dans un cas comme dans l’autre il n’a été clarifié soit ce qu’on comprend par “inconscient” soit ce que serait fondamentalement la nature de ces différences [entre ces deux modes de penser]. (…) [La question de l’existence d’un appareil psychique] nous amène à des questions très compliquées et à un moment donné on ne peut plus ignorer le problème épineux du “mind-body”. (…) Bien qu’il y ait des “petites théories” ci et là – à propos de l’attention, de la perception –, personne ne parle d’une théorie globale [de l’appareil psychique]. Nous sommes toujours en attente de quelque chose qui ressemblerait à une façon de mettre ensemble les observations de ces divers champs. (…) L’effort de développer une théorie globale à propos de l’appareil psychique a été abandonné dans la psychanalyse américaine, mise à part une ou deux exceptions. Cela a même été critiqué comme une sorte de signe de prétention, que de penser que la psychanalyse pourrait engendrer une théorie globale de l’esprit. (…) [Mais,] je pense que plus nous en découvrons sur le cerveau, plus l’entreprise devient complexe, exigeante et difficile. (…) Je pense que ce qui se passe maintenant est que la plupart des neuroscientifiques se perdent dans une nouvelle sorte de localisation. (…) Cette “nouvelle phrénologie” est incitée par les nouvelles méthodologies d’imagerie cérébrale: fMRI, PET, etc. Ces méthodes nous aident à étudier les composantes du cerveau mais en fait le cerveau travaille comme un organe intégré à tout moment. (…) Nous ne connaissons pas les principes de cette intégration, nous ne connaissons pas le code neuronal grâce auquel le cerveau communique avec une autre part du cerveau. Nous ne connaissons pas le langage du cerveau. Nous savons comment fonctionnent les amygdales [par exemple], mais presque comme un organe isolé plutôt que comme un système entier. (…) La position de Joseph LeDoux285 est très simple et d’un point de vue psychanalytique elle est, d’après moi, carrément erronée: il prétend qu’il n’y a pas d’émotion dans un sens psychologique à moins qu’une composante du cortex, notamment la mémoire de travail, est activée. Donc, ce qui se passe avant, par exemple dans les amygdales, est purement physiologique et n’a pas de caractère psychologique représentationnel. Cela devient psychologique quand le cortex est activé: il place donc le problème du rapport entre le corps et l’esprit entre les amygdales et le cortex. D’autres le placeront ailleurs, mais le problème est inévitable. (…) Maintenant, depuis qu’il y a des preuves empiriques solides que certaines choses se passent inconsciemment, l’inconscient est un thème dont on peut parler. La question est alors: “De quelle nature est cet inconscient? ”. Il y a là des idées très intéressantes qui font jour qui ne sont pas nécessairement en accord avec les idées psychanalytiques sur l’inconscient, telles que je les conçois. Donc, en d’autres termes, j’ai de grands doutes que nous soyons un tant soit peu proche d’une théorie unifiée du cerveau et de l’esprit et que la base de cette théorie soit entièrement une compréhension du cerveau . (…) il faut garder à l’esprit que le nom du domaine est la neuro-trait d’union-psychanalyse: il n’est pas neuro psychanalyse ni neuropsychanalyse, il est neuro-psychanalyse. Vraisemblablement en ayant deux groupes de chercheurs associés – les analystes d’un côté et les neuroscientifiques de l’autre – il est reconnu qu’il faudrait une égalité d’input. Cette égalité n’est pas atteinte parce que les neuroscientifiques sont occupés dans leurs laboratoires avec de grandes équipes et des méthodologies élaborées. (…) Il y a une énorme disparité entre le neuroscientifique qui est productif et parfois créatif et l’analyste qui traite ses patients, souvent avec succès, mais le monde ne le sait pas pour autant. (…) Cela m’inquiète beaucoup, car ce que la psychanalyse en tant que psychanalyse peut contribuer est important. Je pense que si la neuro-psychanalyse va s’appuyer exclusivement sur la partie neuroscientifique, elle ne va vraiment pas pouvoir atteindre son objectif important. ».

Notes
282.

Propos tenus par H. Shevrin, interviewé en public (par A.B.) le 1ier décembre 2005 au Département de Psychanalyse, Faculté de Psychologie, Université de Gand.

283.

Voir note 168.

284.

Voir I.1.2.1

285.

voir aussi II.1.1.3.1