I.2.2.1.4 Georgieff: lectures croisées

Georgieff conçoit une pluridisciplinarité redonnant sa place à la psychanalyse parmi les sciences de l’esprit. Il accorde un statut « entre herméneutique et naturalisme » à la psychanalyse, un statut transitoire comme une étape vers la formulation d’une théorie formelle du psychisme297. C’est-à-dire qu’il ne pourrait s’agir pour lui d’une herméneutique ou d’une phénoménologie de l’action qui mettrait la psychanalyse en position que de justifier seulement une théorie de sa pratique et qui lui ferait abandonner toute prétention scientifique explicative et donc métapsychologique. Le fait que la psychanalyse soit une théorie issue d’une pratique clinique n’exclut pas qu’elle soit également l’objet d’une autre approche, naturaliste et positiviste. Pour y parvenir, il propose de « naturaliser » l’inconscient, c’est-à-dire de traduire les grands concepts psychanalytiques en réalités neurobiologiques, grâce à l’imagerie cérébrale fonctionnelle. «Tenter de “localiser” par IRM des notions psychanalytiques dans le cerveau constitue une voie de recherche radicale et n’a rien à voir avec la psychanalyse en tant que pratique thérapeutique. Il s’agit par conséquent de faire le tri entre les principes psychanalytiques susceptibles de se prêter à une “naturalisation” (ce qui est particulièrement difficile) et ceux, plus subjectifs, qui relèvent plutôt de l’interaction entre un patient et un analyste.»298. Selon cette perspective, l’approche objective, voire expérimentale, du fait psychanalytique (par exemple des opérations mentales élémentaires mises en jeu dans l’oubli du refoulement, la remémoration, la pensée associative, etc.) ne repose pas sur le niveau d’observation de la pratique psychanalytique, mais sur celui de l’explication naturaliste des mécanismes de production de la vie psychique, comme l’analyse cognitive de l’oubli, de l’activité associative, etc. Et Georgieff de citer quelques travaux récents de recherche empirique s’inscrivant dans cette perspective299. On pourrait dire que ces propos là expriment un ralliement à la position « naturalisante » de Jeannerod (voir I.2.2.2.3.).

Mais Georgieff300 propose, en outre, que psychanalyse, neurosciences et sciences cognitives, constituent différentes méthodes de description et d’analyse d’une même réalité ou d’un même objet, dont elles construisent des représentations différentes. Il s’agit de « deux démarches intellectuelles profondément originales, deux descriptions d’un même objet – les mécanismes de la psyché humaine – mais à deux échelles opposées, deux méthodes incapables de répondre chacune aux questions posées par l’autre parce qu’elles n’éclairent pas les mêmes propriétés. Ce n’est tout simplement pas la même chose »301. Il faut selon lui distinguer différents niveaux d’observation et des logiques explicatives propres à chaque niveau d’analyse du mental, pour éviter les différents réductionnismes qui menacent la confrontation: « La psychanalyse relèverait plus de la compréhension du sens des conduites et de l’activité mentale, qui répond au “pourquoi” et suppose des intentions (conscientes ou inconscientes). Les explications des neurosciences cognitives concernent en revanche le niveau des mécanismes de production de l’activité mentale et des actions, dont l’étude définit le programme d’une “psychologie scientifique” au sens d’une physiologie de l’esprit. »302. Rien n’empêche par conséquent, devant une activité psychique inconsciente, d’en faire « une lecture propre aux neurosciences, à base de neuro-plasticité, de système endorphinique, de synaptogenèse… » et une autre, psychanalytique, en termes de désirs, d’affects en observant «ce qui s’organise au cours d’une séance entre le patient et l’analyste »303. La psychanalyse peut contribuer (par ce que l’on peut appeler une « psychologie psychanalytique ») au projet des sciences de l’esprit en définissant des objets naturels originaux (notamment dans le champ de la conscience de soi et de l’intersubjectivité) susceptibles de donner lieu à une étude pluridisciplinaire impliquant neurosciences et sciences cognitives. Georgieff304 ajoute cependant qu’il ne faut pas perdre de vue que le premier but de la psychanalyse n’est pas de dégager de « réelles explications causales des actes mentaux », des valeurs de vérité comme la science, « mais d’avoir une portée thérapeutique ».

Notes
297.

JEANNEROD M. & GEORGIEFF N. (2000). Psychanalyse et science(s).  op. cit.; GEORGIEFF N. (2006). Freud est-il soluble dans les neurosciences ? Dans L’inconscient, Le journal du CNRS, mars, 194 - http://www2.cnrs.fr/presse/journal/2720.htm.

298.

Ibid.

299.

Il cite L. Luborsky & al. (1981), M.J. Horowitz (1988), W. Bucci (1997), mais il aurait pu citer également les travaux de SHEVRIN et collègues (voir I.1.4); LUBORSKY L., MINTZ J., AUERBACH A., CHRISTOPH P., BACHRACH H., TODD T., JOHNSON M., COHEN M., O'BRIEN C.P. (1980) Predicting the outcome of psychotherapy. Findings of the Penn psychotherapy project. Archives of General Psychiatry, 37, 471-481; HOROWITZ M.J. (1988). Psychodynamics and cognition, Chicago, The University of Chicago Press; BUCCI W. (1997). Psychoanalysis and cognitive science. A multiple code theory, New York, Guilford Press.

300.

GEORGIEFF N. (2005). Pour un échange entre psychanalyse et sciences de l'esprit. L'Évolution Psychiatrique, 70, 1, 63-85.

301.

propos recueillis par Testard-Vaillant P. (Mars 2006). Freud est-il soluble dans les neurosciences ? Le journal du CNRS N°194.

302.

GEORGIEFF N. (2005). Pour un échange entre psychanalyse et sciences de l'esprit, art. cité

303.

Le journal du CNRS N°194, art. cité.

304.

Ibid.