I.2.2.2.3 Jeannerod: naturalisation

Bien que de façon beaucoup plus nuancée, comme on l’a vu, Jeannerod se positionne également plutôt dans un approche moniste. D’un côté, il reconnaît une réalité psychique quand il indique à propos des vécus singuliers: « évidemment ils ont une réalité, même si elle n’est pas abordable par l’expérimentation. Elle l’est par le récit individuel, la narration, la méthode psychanalytique dans une certaine mesure. Si le vécu individuel en tant que tel, c’est-à-dire finalement en tant que contenu, n’est pas un sujet d’expérience au sens scientifique, ce n’est pas pour autant qu’il est irréel. Si je demande à quelqu’un de me réaliser une tâche d’imagerie visuelle (imaginer quelque chose), chacun va imaginer une chose différente mais ce qui m’intéresse ce n’est pas le contenu mais le véhicule, les mécanismes qui permettent l’imagination. Si le sujet nous racontait exactement ce qu’il a imaginé, cela ne nous apporterait pas grand chose. »316 et il ajoute que l’objet de la science là est la forme plutôt que le contenu317. Pour qu’ils soient objets de recherche, les vécus individuels seraient « naturalisés »: « Ma tendance est de chercher à les naturaliser, mais elle est précédée de très longues expériences au cours desquelles des scientifiques étudient les mécanismes mentaux comme tels. Mais je suis physiologiste, ou neurobiologiste, je cherche à comprendre comment les comportements s’articulent avec le substrat nerveux. Les deux approches sont donc complémentaires, mais ma démarche personnelle va dans le sens de la naturalisation. Même quand j’étudie le comportement, je pense les protocoles expérimentaux en fonction de mon objectif, à savoir sa naturalisation. ». C’est-à-dire qu’il « faut simplifier, parce que les outils établissant le parallélisme entre état mental et état neurobiologique posent des problèmes. Il nous faut utiliser des états mentaux de laboratoire. ». Lorsque l’interlocuteur dans l’interview précise: « Cela rejoint ce que vous disiez lorsque vous affirmiez préférer l’expérience aux constructions théoriques. En réalité la naturalisation dont vous parlez ne consiste pas à échafauder une théorie des rapports corps/esprit. À partir du moment où une réalité mentale est expérimentable, pour vous elle est naturalisée. (…) C’est la possibilité de l’expérimentation qui garantit celle de la naturalisation ? », Jeannerod répond : « On peut dire cela. Cela ne signifie pas que la théorie ne soit jamais première. »318. Une réalité est donc attribuée au vécu singulier, bien qu’il reste difficilement objet de recherche. Par ailleurs, la conviction du scientifique est que « la science pourra aller jusqu’au bout. Dans les sciences du comportement, elle pourra savoir exactement ce que quelqu’un pense, pourquoi il le pense, etc. C’est une vision futuriste mais envisageable. À mon avis, ce n’est pas un objectif scientifique mais une curiosité. ». Jeannerod partage ici ce que Changeux avançait lorsqu’il disait: « Les possibilités combinatoires liées au nombre et à la diversité des connexions du cerveau de l’homme paraissent effectivement suffisantes pour rendre compte des capacités humaines. Le clivage entre activité mentale et neuronale ne se justifie pas. Désormais à quoi bon parler d’esprit? »319.

En accord avec cette approche biologique, Jeannerod est optimiste quant aux perspectives psychothérapeutiques qu’impliqueront les avancées en neurosciences: « Pourquoi alors nier la possibilité d’une approche de cette dimension en termes de mécanismes biologiques dans une continuité logique avec les recherches sur le cerveau? Pourquoi contester à ces recherches un droit de regard sur les processus mentaux et psychiques! L’important n’est finalement pas si la psychanalyse peut ou non être « ignorante de la biologie », mais bien d’affirmer que la psychanalyse représente, parmi de nombreuses autres, une des approches biologiques possibles de l’activité mentale. La biologie est « efficace » (ce qui lui vaut souvent d’être considérée comme une approche dominatrice et réductrice) du fait de son acceptation sans équivoque de l’enchaînement des causes et des effets. On peut rêver du jour où, grâce à cette méthode, quelque découverte rendra possible la guérison d’un trouble aussi complexe que l’autisme infantile, une découverte qui rendra à l’enfant malade l’intégralité de son fonctionnement mental et psychique. On peut rêver d’une restitio ad integrum, comme en ont permis en leur temps la pénicilline pour le syphilitique ou le rimifon pour le tuberculeux. L’enfant autiste se mettrait alors à parler, à apprendre, à jouer, et deviendrait un être normal aux yeux de ses parents, de ses éducateurs, de ses camarades (…) et de son psychanalyste»320. Plus récemment, il reprend dans le même sens « Il existe une multitude de facteurs de croissance synaptique physiologiques, sécrétés surtout pendant le développement embryonnaire, mais aussi en cas de lésion cérébrale et durant les phases d’apprentissage. Si l’on pouvait intervenir en facilitant ce processus, on pourrait, en théorie, faciliter la plasticité et la capacité à apprendre. Plus futuriste encore: si l’on savait comment et où agit une psychothérapie sur le cerveau, si l’on pouvait en voir les effets en imagerie, il serait envisageable de prescrire des molécules qui renforcent son impact. Ce serait l’avènement d’une “psychothérapie neuronale”. »321.

Notes
316.

BUSTO G., FENEUIL A. & SAINT-GERMIER P. (Septembre 2005). Entretien avec le Pr. Marc Jeannerod. Tracés. Revue de Sciences humaines, 9 : Expérimenter. Mis en ligne le 11 février 2008. <http://traces.revues.org/index181.html.>. Consulté le 25 février 2009.

317.

Il est à noter que prendre ce qui insiste dans la forme comme point d’articulation entre la clinique et la physiologie – notamment ce qu’il en est du signifiant – est précisément la démarche de cette thèse.

318.

Ibid.

319.

CHANGEUX J.P. (1983). L'homme neuronal, p. 334, op.cit.

320.

HOCHMANN J. & JEANNEROD M. (1996). Esprit , où es - tu ?, op. cit., p. 128.

321.

BUSTO G., FENEUIL A. & SAINT-GERMIER P. (Septembre 2005),art.cité.