I.2.3Démarche Épistémologique

Après cet aperçu du « paysage épistémologique » de la neuropsychanalyse nous proposons d’expliciter la démarche épistémologique du présent travail.

I.2.3.1 Une approche transcendantale

Dans Objet d’une science neuropsychanalytique. Questions épistémologiques et mise à l’épreuve 331   nous332 proposons de concevoir l’agencement réciproque du mental et du physiologique comme deux niveaux organisationnels indépendants et à statut propre. Nous nous positions explicitement dans une perspective de recoupement entre les deux champs.

La multitude de données neuroscientifiques, obtenue grâce aux nouvelles techniques de visualisation, demande à être interprétée et certains neuroscientifiques sont en quête d’un cadre théorique articulé, permettant de rendre compte de ce qui se laisse visualiser au niveau neurologique. Une interprétation classique, physiologique ou mécaniciste, s’est avérée insuffisante et a appelé une interprétation plus « mentale » – qu’elle soit psychodynamique, psychanalytique ou phénoménologique. C’est en effet dans la mesure où les explications atomistes et réductionnistes se heurtent à des limites, que se fait une ouverture vers des théories plus complexes et plus englobantes, et qu’une prise en compte, au-delà des parties constituantes, de la structure et du développement de celles-ci à divers niveaux, s’avère nécessaire. Cette idée est élaborée par Merleau-Ponty333 dans La Structure du Comportement. Toute approche qui vise à expliquer le comportement de systèmes vivants en partant de certains constituants est en tant que telle insuffisante et requiert une interprétation fonctionnelle qui trouve son point d'assise dans un niveau organisationnel plus englobant. Ainsi, la physiologie sert comme cadre d'interprétation à l'anatomie, la psychologie aux descriptions physiologiques non-mentales du cerveau, la sociologie à la psychologie etc. Une science unique ne peut contenir à elle seule les critères universels pour décider de la signification de certaines données ou observations. Il ne s’agit donc pas non plus d’établir pour la psychanalyse une confirmation, une vérification ou une assurance du côté des neurosciences.

C’est dans ce contexte qu’un dialogue, un va-et-vient, pourrait s’établir entre les deux domaines. Nous proposons que la neuropsychanalyse puisse occuper aujourd’hui une place similaire à celle qu’occupait la métapsychologie pour Freud ou pour Lacan. Comme la métapsychologie freudienne, elle peut témoigner de la nécessité d’une réflexion théorique dans le sens d’une quête de fondation, au sens où l’entendait Husserl dans sa Crise des sciences européennes (1935-36334). La légitimité d’une fondation se démontre selon lui exclusivement de ce qu’elle arrive à fonder: il n’y a de preuve ou de légitimité pour une fondation en dehors de ce qu’elle arrive à fonder. Une fondation concerne ce qui doit être pensé de façon nécessaire (conditions de possibilité nécessaires) pour rendre concevable ce qui se montre au niveau des données, cliniques, pratiques ou expérimentales. Une compréhension convergente, ou du moins des points de vue mutuellement compatibles, pourraient être cherchés à partir d’une telle métapsychologie neuropsychanalytique qui puisse rendre compte de manière plus ou moins adéquate de ce qui se montre au niveau de la pratique tant neuroscientifique que psychanalytique. Une telle convergence pourrait s’établir à partir du moment où tant les neurosciences que la psychanalyse considèrent le système psychique comme une structure dynamique complexe qui se constitue à partir de niveaux d’organisation sous-jacents tout en ayant en retour un effet contraignant sur leur fonctionnement. De manière générale, cette approche

i. considère le système psychique (ou mental) comme quelque chose qui tient ensemble dynamiquement d’une manière précise, c’est-à-dire comme une structure dynamique vivante,

ii. accepte que le psychique soit organisé de façon stratifiée et que différents niveaux organisationnels soient en jeu (par exemple, les processus primaire et secondaire; le réel, le symbolique et l’imaginaire; le corps, le sujet et le social),

iii. souscrit à l’idée que les strates (ou niveaux) organisationnels ne sont pas réductibles aux parties constituantes dans la mesure où chaque niveau tient ensemble de manière dynamique et résiste en tant que telle à une réduction atomiste,

iv. considère que la conditionnalité de chaque niveau fonctionne à la fois comme contrainte et comme possibilité pour les autres niveaux, et

v. accepte que tout ce qui peut se dire en termes « méta » est tributaire de la même logique organisationnelle – c’est-à-dire qu’il n’y a pas de méta au sens strict.

Un tel point de vue nécessite une approche épistémologique relationnelle, ni atomiste (localisationiste, non-structurelle), ni holiste (imaginaire, non-structurelle). Cette mise en rapport n’impliquerait ni une simple opérationnalisation des concepts en jeux (p.e. le signifiant ou l’inconscient), ni la recherche d’une localisation d’instances psychiques dans le cerveau, ni une traduction point par point d’une fonctionnalité psychique en des modules neuronaux. Elle aurait plutôt comme visée d’éclaircir les espaces de contrainte et de possibilité que se donnent divers niveaux d’organisation les uns par rapport aux autres (voir point iv): en d’autres termes, il s’agit d’une approche transcendantale.

L’approche transcendantale dans le sens du philosophe Immanuel Kant (1724-1804) se caractérise par l’idée qu’il faille penser la contrainte comme possibilité. La métaphore qu'introduit Kant335 dans la préface de la deuxième édition de la Critique de la Raison Pure, peut sans doute clarifier cette idée. Kant y parle de la colombe légère qui vole et essaie de voler de plus en plus haut, en essayant d'atteindre le ciel. La colombe rêve de voler sans la contrainte de la résistance de l'air qui semble la retenir. Mais comment voler s'il n'y a pas de résistance de l'air, remarque Kant. Pourquoi tant de colombes essaient-elles toujours de nouveau de réaliser le rêve platonicien d'un vol sans résistance, pourquoi considèrent-elles la résistance comme une contrainte à surmonter? Cette résistance est en même temps précisément ce qui leur permet de voler.

Dans la mise en rapport de deux cadres d’interprétation, c’est-à-dire de deux façons différentes tant de production que d’interprétation de « données », nous nous attendons à ce que surgiront des ouvertures sur d’autres modalités de lecture, de déchiffrage et de compréhension, des modalités jusque-là inédites dans un domaine comme dans l’autre. En effet, la mise en rapport de ces deux domaines de recherche implique la possibilité de rendre explicite ce qui fonctionne de manière implicite ou évidente de part et d’autre. Un exemple très concret d’une explicitation résultant du recoupement des deux champs est donné en II.3.3.2: ce chapitre indique comment il ne peut y avoir recoupement du modèle sensorimoteur des copies d’efférence avec la définition de la pulsion de Freud qu’à condition de penser trois cas de figure intermédiaires: l’effet contraignant d’un cadre sur l’autre fait ressortir un hypothétique stade intermédiaire resté jusque là implicite dans un cadre comme dans l’autre.

Mais une mise en rapport rigoureuse et détaillée pourrait aussi mener à la fois à une clarification de la position spécifique de la psychanalyse dans le champ des sciences, à une clarification des enjeux actuels des données neuroscientifiques, et enfin à une articulation de la signification de la scientificité dans le contexte des systèmes dynamiques. En effet, comme indiqué, dans cette approche, toute compréhension se fait à l’intérieur d’une perspective conçue comme structure plus englobante et il n’y a pas de perspective unique ou ultime pour penser le vivant ou le psychique. Au contraire, chaque perspective repose sur un certain choix, une sélection ou une abstraction qui constitue le rapport tout/parties. La tâche principale d’une épistémologie relationnelle est alors d’essayer de penser ce rapport tout/parties en le prenant sur soi, c’est-à-dire d’articuler, de l’intérieur de cette dynamique – tant pour la psychanalyse que pour les neurosciences – les choix, les contraintes et les possibilités sur lesquels ce rapport repose (voir I.2.3.2).

Nous avons proposé antérieurement comment Freud – en cela héritier du serment de Du Bois-Reymond – espérait que la science serait un jour à même de découvrir une continuité in fine linéaire entre le chimique, le physique, le biologique et le psychique – ce qui le situe dans une perspective de recouvrement selon la logique proposée dans ce texte. Cette perspective est néanmoins à nuancer. Pour le jeune Freud la recherche scientifique est d’abord une question de méthodologie: « tout d’abord l’anatomie est le terrain essentiel de sa démarche; ensuite, ce travail d’observation est mis en rapport avec la vérification de la théorie génétique du système nerveux; enfin, l’aspect technologique est central: l’affinement du procédé d’investigation est déterminant »336. C’est la méthodologie qui rend visible une structure, i.e. donne forme à un objet en tant qu’objet de recherche, et livre ainsi une clé pour la révélation du fonctionnement physiologique des organismes: « Le procédé est une véritable catégorie heuristique. Il n’est pas seulement un auxiliaire de recherche, mais sa mise en forme, quelque chose comme une équation matérielle. Cette relationalité de procédé peut se résumer ainsi: pour savoir ce que je cherche, il faut comprendre comment je peux le trouver. Autrement dit, c’est l’instrument qui constitue l’objet. »337. Nous voyons donc que Freud, bien que se réclamant de ce positivisme de l’école allemande de physiologie, se situe néanmoins dans la lignée transcendantale de constitution (de l’objet): avec acuité il est conscient du fait que la méthodologie d’approche conditionne ce qui est observé, c’est-à-dire, que ce que la méthodologie permet de voir est en même temps ce qui pose les limites de ce qui peut être vu et le constitue en tant que tel.

Dans l’ouvrage auquel il travaille encore peu avant sa mort, Freud338 a multiplié les rapprochements entre la démarche de la psychanalyse et celle des autres sciences de la nature: « Les phénomènes étudiés par la psychologie sont en eux-mêmes aussi inconnaissables que ceux des autres sciences, de la chimie ou de la physique par exemple, mais il est possible d’établir les lois qui les régissent (…). C’est là ce qu’on appelle acquérir “la compréhension” de cette catégorie de phénomènes naturels; il y faut une création d’hypothèses et de concepts nouveaux; toutefois ces derniers ne doivent pas être considérés comme des preuves de l’embarras où nous serions plongés mais comme un enrichissement de nos connaissances. Il convient de les regarder sous le même angle que les hypothèses de travail habituellement utilisées dans d’autres sciences naturelles et de leur attribuer la même valeur approximative. C’est d’expériences accumulées et sélectionnées que ces hypothèses attendent leurs modifications et leurs justifications ainsi qu’une détermination plus précise. Comment être surpris si les concepts fondamentaux de la nouvelle science, ses principes (pulsion, énergie nerveuse, etc.) restent aussi longtemps indéterminés que ceux des sciences plus anciennes (force, masse, et attraction, etc.)? ». Or, nous suivons le psychanalyste et professeur en psychopathologie clinique à Poitiers Pascal-Henri Keller (2003339) dans sa lecture de ce passage de Freud quand il souligne d’une part que pour Freud il n’est pas question de présenter la psychanalyse autrement que dans son ralliement à l’ambition et à la démarche de toutes disciplines scientifiques mais que « Pour autant, à peine réaffirmé ce caractère scientifique de la psychanalyse, Freud s’emploie aussitôt à rappeler la spécificité de son objet, qui lui confère de facto une place à part dans le champ scientifique. ». Pour ce faire, Freud invoque ce qui l’autorise dans le même temps à rapprocher sa science des autres sciences, tout en l’en distinguant: « Toute science repose sur des observations et des expériences que nous transmet notre appareil psychique, mais comme c’est justement cet appareil que nous étudions, l’analogie cesse ici. »340. On pourrait lire dans cette proposition et dans l’ambition de Freud d’expliciter les lois propres aux phénomènes psychiques, une position épistémologique qui n’est plus tout à fait celle de la perspective d’un hypothétique remplacement de sa psychanalyse par une biologie évoluée de l’avenir, mais bien qu’il s’autorise à invoquer pour la psychanalyse, « aussi bien sa proximité avec les autres sciences que la distance qui la sépare d’elles »341 – c'est-à-dire une légitimité propre du champs de la psychanalyse dont la science ne serait pas réductible aux autres sciences naturelles.

C’est dans cette perspective freudienne-là que nous nous inscrivons ainsi que dans celle de Lacan, là où elle rompt explicitement avec l’espoir d’une continuité. En effet, l’intervention du signifiant impose une coupure radicale : « Prendre au sérieux les implications de cette coupure, dont nous avons essayé de démontrer qu’elle est homologue à celle que la paléoanthropologie scientifique a progressivement mis en lumière au regard de son impulsion évolutionniste initiale, est l’orientation que Jacques Lacan a imprimée à son retour à Freud »342. Cette approche lacanienne s’avère particulièrement utile dans la mesure où elle pourrait contribuer, sans doute de manière plus rigoureuse que la théorie de Freud, à articuler une conception structurelle et dynamique de l’appareil psychique. Lacan, en effet, a essayé de penser de manière explicite le psychisme comme un système complexe dynamique et stratifié, fondamentalement irréductible à un niveau (corporel ou neuronal) sous-jacent, mais néanmoins constitué en rapport avec le corps ou le cerveau343.

Dans la deuxième partie de cet ouvrage nous illustrons comment l’articulation du rapport de la psychanalyse aux neurosciences peut amener à expliciter un modèle métapsychologique « neuropsychanalytique» de l’appareil psychique. Notre approche épistémologique nous semble la plus proche de celle d’Ansermet et de Magistretti quand ils proposent la trace comme instance d’intersection, comme point d’articulation entre deux champs hétérogènes (voir I.2.2.1.4). Nous les rejoignons dans leur proposition qu’il y a là un point de convergence, entre trace synaptique, trace mnésique et signifiant et élaborons plus précisément le concept de signifiant dans le contexte de la motricité du corps et de l’appareil articulatoire.

Notes
331.

BAZAN A. & VAN DE VIJVER G. (in press). L’objet d’une science neuro-psychanalytique. Questions épistémologiques et mise à l’épreuve, op. cit..

332.

Gertrudis Van de Vijver et Ariane Bazan

333.

MERLEAU-PONTY M. (1942). La structure du comportement. Paris, PUF.

334.

HUSSERL E. (1935-36/1962). La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard.

335.

KANT I. (1787/1944). Critique de la raison pure, trad. A.Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF.

336.

ASSOUN P.-L. (1981). Introduction à l’épistémologie freudienne, op. cit.

337.

Ibid.: 107, cursivation de l’auteur

338.

FREUD S. (1938/1950). Abrégé de psychanalyse, trad. A. Berman, Paris, PUF, p. 21.

339.

KELLER P.-H. (2003). À propos de quelques analogies du texte freudien. Revue française de psychanalyse, 1, 67, 287-297.

340.

FREUD S. (1938/1950). Abrégé de psychanalyse, op.cit.,p.21.

341.

KELLER P.-H. (2003). À propos de quelques analogies du texte freudien, op. cit.

342.

ZÉNONI A. (1991). Le corps de l’être parlant, de l’évolutionnisme à la psychanalyse, Bruxelles, De Boeck, p. 31

343.

Par exemple, ce que Lacan avance en rapport avec le Réel, le Symbolique, l'Imaginaire pourrait être interprété dans ce sens. Mais aussi ses graphes, souvent stratifiés, et sa topologie, essaient d'articuler de manière explicite un point de vue structurel et dynamique du psychisme.