I.2.3.2.2 La limite externe de la psychanalyse donnée par le biologique

Le psychanalyste de son côté ne peut se contenter de faire porter la limite au seul signifiant. Lebrun propose: « La perte que le symbolique introduit en est une première, une autre est celle de l’organisme biologique lui-même; et ces pertes ne se recouvrent pas. (…) Au savoir médical marqué par cette castration que constitue pour lui la matérialité biologique, le psychanalyste adjoint un savoir sur le signifiant donc marqué par la division qu’il entraîne, par une double limite, celle du réel biologique et celle du signifiant. Pour obtenir son droit de cité le psychanalyste ne se donne pas la meilleure chance en prétendant que la seule limite au pouvoir du signifiant est cette perte que le signifiant inclut. »357. Du côté de la psychanalyse, tant qu’une brèche n’a pas été ouverte dans l’autre sens, c’est-à-dire, tant que n’est pas reconnu que le saut épistémologique réalisé par l’inscription du langage dans l’humain ne signifie pas pour autant une émancipation de ce qui du côté de la biologie du corps s’inscrit comme limite, comme contingence, aucune vraie interpellation ne peut venir de la rationalité biologique. Il s’agit de se rendre compte de ce paradoxe: bien que le psychique par le processus d’émergence s’inscrit de façon complexe, c’est-à-dire non linéaire et non réductible dans son rapport au biologique, cela ne veut pas dire pour autant ni qu’il n’y ait pas de rapport, ni que le biologique ne puisse s’imposer comme limitant par rapport au psychique. Lebrun: « Mais inversement, bien que de manière dissymétrique, le psychanalyste qui reconnaît la subversion introduite par le signifiant et qui, de ce fait, donne sa place à la dimension d’énonciation que suppose tout énoncé, ne peut pour autant nier la limite externe de la matérialité sous prétexte qu’il a reconnue la limite interne produite par le langage; il s’agirait en ce cas d’une “dé-biologisation” tout aussi inacceptable. »358.

Green propose : « Ainsi, la formulation du vieux problème des relations corps-esprit ne reçoit de réponse satisfaisante à mes yeux ni dans la réduction exclusivement au profit du corps, ni dans le postulat de l’existence d’un psychisme d’essence indépendante de celle du corps. La formulation à laquelle je me range repose sur l’hypothèse d’un dualisme de fait (…) »359. Pommier va dans le même sens quand il indique qu’en mesurant l’apport des neurosciences à la psychanalyse, on commence à avoir une idée plus précise de ce qu’est un « sujet », mais aussi de ce corps dont il est si conflictuellement le curieux locataire.

L’autocritique de la psychanalyse par rapport à sa propre méconnaissance de ce qui fait contingence pour elle du côté du corps semble plus rare, moins documentée que la critique des sciences naturelles par rapport à son possible désaveu de la dimension du désir et de l’être dans le langage. Il me semble pourtant, en accord avec Lebrun, que « la reconnaissance de la subversion introduite par le signifiant » comporterait un risque réel de faire l’impasse sur la dimension contingente et limitante du biologique, en particulier dans une perspective psychanalytique lacanienne. La question de la possibilité de poser un diagnostic par rapport à un sujet reflète un aspect de cette impasse. Concrètement par exemple, puisque dans une certaine perspective lacanienne, un diagnostic ne peut s’établir logiquement, voir topologiquement, qu’à partir d’une relation, d’une interaction – il y aurait impossibilité d’attacher une catégorie diagnostique ou nosographique à un sujet isolé. À ce stade-ci de ma réflexion, j’ai envie de me porter en porte-à-faux par rapport à cette position et de proposer que, bien que l’interaction ou la relation de parole donne la forme par rapport à laquelle se ferait le diagnostic clinique, cela ne signifie pas pour autant que pour chaque sujet toute forme d’interaction ou de relation soit en principe possible. En d’autres termes, il y a du « pas-tout » et ce pas-tout est localisé par le corps. C'est-à-dire que quelque chose de la contingence donnée par le corps se fait sentir à travers ce qui insiste et résiste dans la multitude d’interactions que le sujet identifié par son corps peut engager. Ce qui insiste et résiste ne pourrait être alors que de la dimension du corps: le corps comme contingent, comme limite extérieure, c'est-à-dire le corps dans sa dimension biologique.

Autre exemple, les formules de la sexuation de Lacan pourraient donner lieu à une réflexion dans laquelle le choix psychique de sa position sexuée du sujet l’émanciperait de la contingence donnée par le corps – c'est-à-dire, plus précisément, la proposition qu’un choix de position sexuée du côté masculin ou du côté féminin de la sexuation peut se faire autant pour un corps d’anatomie mâle que femelle, impliquerait que l’anatomie et la biologie seraient structurellement non-contingente, non-limitante par rapport au choix de sexuation du sujet. À nouveau, il me semble important d’indiquer que, bien que la sexuation, le choix de positionnement du sujet par rapport à son mode de jouissance, soit un choix d’ordre psychique, loin de ce qu’il soit une émancipation par rapport aux limites données par le corps ou encore, une transposition réussie à un niveau abstrait, linguistique ou signifiant, des impossibilités liées au concret, cette sexuation serait plutôt le résultat, la solution fabriquée par le sujet du fait qu’il ait eu à faire précisément à ce qui fut pour lui contingent, péremptoire et limitant dans la matérialité concrète de son corps, contingence qui structurellement continue à solliciter tout au long de sa vie une élaboration psychique – c'est-à-dire, que cette sexuation est essentiellement et continuellement marquée par la contingence de la dimension biologique du corps. Dans ce sens, je soutiendrais plutôt que la possibilité de choisir une position sexuée quelque soit son anatomie, ne signifie pas qu’il y ait non corrélation entre anatomie du corps et position sexuée et que l’anatomie peut être contraignante par rapport au choix de sexuation, que l’anatomie pourrait donc en dire sur la façon dont elle agit à contraindre le choix de la position sexuée.

Une façon de concevoir la limite externe dans la situation psychanalytique se rapporte, à mon sens, très concrètement, au langage « le plus cru » du sujet. Le langage le plus cru, d’abord parce que les dires du sujet qui forment le matériel clinique ne sont in fine jamais saisissable à l’endroit même de leur génération: il y a perte entre l’énoncé et ce qu’il en arrive à l’analyste, et même entre l’énoncé et ce qu’il en arrive en retour au sujet. Ensuite, parce qu’il s’agit de la limite de ce que l’analyste (et le sujet) peuvent en entendre en paraphrasant le moins possible – puisque d’abord même d’une transcription littérale d’une session on peut questionner le degré de littéralité (pauses, mouvements externes et internes, inflexions); ensuite, l’analyste – ni le sujet – ne peuvent véritablement se donner la mesure de ce qu’ils imposent malgré eux comme paraphrasage à ce qu’ils entendent; et finalement – et c’est à mon sens le point le plus difficile – parce que cette façon de reprendre les paroles du sujet en les paraphrasant n’est pas problématisée. L’analyste bien souvent s’accorde l’autorité de faire d’une phrase crue, qui tient difficilement debout, dont le sens est confus ou chaotique, entrecoupée, qui semblerait proche d’une autre à laquelle elle ressemble ou dont elle est le contrepoint, etc. une paraphrase un peu plus saisissable360. La limite externe du psychanalyste dans cette situation est alors: combien est-il prêt à assumer de faire avec l’insaisissable avant de paraphraser? Troisièmement, il s’agit aussi du langage le plus cru dans le sens du langage le moins censuré, du langage qui, autant que possible, dirait directement et de façon la plus prosaïque les détails concrets de la préoccupation du sujet – langage prosaïque pour lequel l’analyste pourrait ouvrir l’espace en donnant accusé de réception. Quatrièmement, le langage le plus cru dans le sens où, puisqu’il serait paraphrasé au minimum, il serait le plus empreint de la contingence du corps du sujet, c'est-à-dire qu’il serait d’une certaine façon le langage au stade où il serait le plus proche de la biologie dont il émerge.

Le dialogue ne pourra s’ouvrir qu’à ce prix, à savoir que le biologiste reconnaisse une autre limite que la limite externe de la matérialité et prenne en compte une limite interne, celle véhiculée par son propre système symbolique. D’un autre côté, c’est « à cette limite interne que le psychanalyste se confronte, mais il ne faut pas que sous prétexte de reconnaître celle-ci, il méconnaisse la première car il concourra alors à une dé-biologisation tout aussi marquée par le vœu de toute-puissance. », dit encore Lebrun et il ajoute: « Tant que l’un croit être limité par l’autre et vice-versa, l’impasse est radicale, mais lorsque la différenciation est reconnue jusqu’à son point d’impossibilité et que chacun consent à porter ses propres limites, une articulation devient possible sous la forme d’un “pas l’un sans l’autre”. Et c’est ce qui détermine les conditions de possibilité d’un dialogue: pour que celui-ci puisse avoir lieu, il faut que de part et d’autre la limite soit correctement positionnée, et ce sans atteindre à leur spécificité. »361.

Le positionnement épistémologique du présent travail serait alors la reconnaissance d’un niveau psychique avec une organisation et une autorité propre qui serait dans l’impossibilité structurelle de faire l’impasse sur la nécessité de s’enquérir continuellement de la contingence biologique. En d’autres termes, il s’agirait de considérer qu’une dimension qui fait la complexité du sujet est due au fait qu’il serait à la fois délocalisé par le signifiant et localisé par la matérialité biologique de son corps et que ce qui le tient est entre autre ce qui fait tension là ou ses dimensions différentes se croisent et s’accrochent. Ce positionnement, en octroyant à la psychanalyse un statut à part entière pour en dire sur le sujet, accorde en même temps une place essentielle, non substituable à la biologie comme lieu d’un continuel retour obligatoire – retour, non dans le sens d’une réduction, mais d’une continuelle (re-)prise de contact. Voilà donc la réponse suggérée dans ce travail par rapport à l’émergence des neurosciences et des repositionnements auxquelles ces neurosciences convient la psychanalyse, c'est-à-dire celle d’une psychanalyse qui à aucun moment ne lâcherait ses points de recoupement avec le biologique.

Notes
357.

LEBRUN J.-P. (1993), op. cit., p. 155; italiques ajoutées.

358.

Et il ajoute : « Car le propre de la limite portée par le côté féminin, c'est qu'elle est double, et interne et externe. » LEBRUN J.-P. (1993). De la maladie médicale, op. cit., p.153.

359.

GREEN A. (1992).Un psychanalyste face aux neurosciences, art.cité.

360.

Fréquemment, il s’autorise d’ailleurs beaucoup plus de libertés encore à paraphraser les dires du sujet – jusqu’à tirer orgueil à faire de la poésie ou de littérature à partir de la prose du sujet. Or, c’est pris dans les plis de la confusion la plus prosaïque que se trouve, à mon sens, le matériel d’un possible déploiement.

361.

LEBRUN J.-P. (1993), op. cit., pp. 153-154.