I.3.1 Recherche théorique

I.3.1.1 Le statut de la réflexion théorique

Pour ce qui est du statut de la réflexion théorique de cette thèse, je m’inscris dans une tradition de travail en sciences de l'esprit, dont la méthode de pensée a souvent été le raisonnement pur, la spéculation théorique et abstraite. Cependant, en contrepoint à cette tradition de pensée théorique et abstraite, la réflexion de cette thèse, bien que spéculatrice, a été construite dans le recoupement continuel des observations d’un champ par ceux de l’autre. En d’autres termes, la réflexion n’est pas construite par une déduction logique, systématique, nuancée et créative à partir d’une articulation précise d’un ou plusieurs points de départ – méthode éprouvée et souvent productive – mais elle est construite dans le champ de tension entre deux points de vues épistémologiques. Ce champ de tension pourrait se dire schématiquement comme suit: « Que faut-il supposer du côté de la physiologie pour rendre possible ce qui se montre en clinique, comment doit on penser physiologiquement ce qui produit la phénoménologie clinique? ».

Là aussi il s’agit d’une méthode de spéculation éprouvée et souvent productive, en particulier en neuropsychologie, mais aussi, bien sûr, à commencer avec Freud. Dans son Esquisse, Freud essaye de traduire ce qu’il comprend des dynamiques de l’esprit dans le langage de la neurophysiologie et de l’anatomie. Dans une lettre à Fliess du 25 mai 1895, Freud indique sa méthode pour réaliser cette traduction: « Toutes les nuits, entre 11 et 2 heures, je n’ai fait qu’imaginer, transposer, deviner, pour ne m’interrompre que lorsque je me heurtais à quelque absurdité ou que je n’en pouvais vraiment plus. »362. En d’autres termes, Freud s’appuie sur de la spéculation. Solms363 ajoute que « tout chercheur ayant écrit sur ce sujet depuis Freud – quelque soit le génie de certaines de ses intuitions – s’est appuyé sur la même méthodologie fondamentale que celle de Freud quand il s’agit de la manière effective par laquelle il a recoupé les deux champs de réflexion, nommément la spéculation. ».

À la différence avec la neuropsychologie, où le recoupement entre substrat biologique et phénoménologie psychique se fait par rapport à des fonctions relativement isolables – impliquant des aires cérébrales relativement isolables, dites « modules » – dans ce domaine de la neuropsychanalyse le recoupement propose de se faire par rapport à « la façon d’être du sujet dans le monde » – c'est-à-dire, par rapport à un « tout » qui caractériserait cette façon d’être: choix, élans, turpitudes, anxiétés, rejets etc. – ce qui semble inabordable comme entreprise. Or, des théoréticiens et cliniciens dont Freud et Lacan nous proposent quelques outils par où « prendre » cette façon d’être du sujet dans le monde, tel que la métapsychologie pour Freud et la topologie pour Lacan. Cette recherche théorique a donc un point de départ dans l’étude de textes psychanalytiques. Néanmoins, il y a également un retour direct au matériel premier de la clinique par le biais de vignettes cliniques. Les observations cliniques forment le point de départ d’achoppement de la spéculation théorique, de la même façon que les observations neurophysiologiques et les résultats de la recherche expérimentale sont repris comme point de départ ou d’achoppement. On pourrait donc dire qu’il s’agit d’une spéculation théorique qui est constamment coupée et redirigée dans ce qu’elle se voit contrainte tant par les observations cliniques que par les observations expérimentales.

Néanmoins, il est impossible de prétendre que ce qui a dirigé la réflexion n’est donnée qu’exclusivement par ce qui de part et d’autre de la clinique et de l’expérimentation a pointé le chemin et que ma singularité de sujet et les élans subjectifs qui me portent n’y ont joué aucun rôle. Dans la suite logique de la démarche épistémologique de ce travail, je propose donc de retracer quelques éléments de l’histoire de ce qui, entre passion et raison, ont dirigé les spéculations théoriques de la réflexion proposée.

Notes
362.

FREUD S . (1895/ 1956). La Naissance de la psychanalyse, trad. A Berman, Paris, PUF, p. 107.

363.

SOLMS M. (1998). Preliminaries for an integration of psychoanalysis and neuroscience. art.cité.