I.3.1.2 La spéculation théorique entre raison et passion

I.3.1.2.1 La rencontre avec le signifiant

On pourrait dire dans l’après-coup que l’aventure, dont cette thèse est un point d’aboutissement, a débuté par une rencontre avec le signifiant début octobre 1997. Ayant le diplôme universitaire en Biologie en poche, je recommence à ce moment des études universitaires en psychologie. Un des premier cours du cursus universitaire est la « Consultation Psychologique » et le professeur qui en est titulaire, Filip Geerardyn, fait ses premières dents comme chargé de cours. Ce que je ne sais pas encore à ce moment là, c’est qu’il est le protégé du professeur alors bientôt émérite Julien Quackelbeen, qui au long de son importante carrière à l’université de Gand y a implanté la psychologie clinique, évoluant d’un cadre expérientiel à un cadre psychanalytique, puis évoluant d’une inscription freudienne à une inscription lacanienne de la psychanalyse. J’ai alors 28 ans et je me prépare à défendre ma thèse en Biologie (spécialisation « physiologie et biochimie ») le 18 novembre suivant.

Six ans plus tôt, début octobre 1991, après mes études en Biologie, je me sentais heureuse et privilégiée de l’opportunité de commencer une recherche doctorale en laboratoire sur la transduction de signaux dans le système nerveux. J’avais choisi de faire des études de Biologie après le grand engouement qu’avaient suscité en moi, entre 14 et 18 ans, la découverte de la théorie de Darwin et les lectures du Singe nu de Desmond Morris, des œuvres de Jacques Ruffié, François Jacob, Albert Jacquard et puis surtout de L’homme neuronal de Jean-Pierre Changeux. Je m’étais mise à lire un peu de psychologie, mais j’en étais déçue, comprenant qu’il s’agissait de croire à chaque fois l’auteur sur parole alors que du côté des auteurs en Biologie, ce qui m’enthousiasmait c’était précisément l’émancipation rendue possible par ces livres qui m’offraient les outils permettant une réflexion propre. Je « décidais » que pour l’humain il devait en être comme pour le reste du vivant et que seule la science naturelle et expérimentale permettrait cette émancipation. Mon choix universitaire pour la Biologie s’inscrivait dans ce crédo.

Mes années de recherche doctorale, de 1991 à 1997, furent aussi des années de désenchantement, désenchantement tant par rapport à l’approche expérimentale et la méthode scientifique que par rapport aux résultats de recherche, au savoir obtenu en fin de parcours. Méthodologiquement, les choix de stratégie de recherche du laboratoire de pharmacologie dont je faisais partie furent guidés de façon très pragmatique (les pistes étiologiques des maladies telles que l’hypertension étaient suggérées par la médiatisation, les opérationnalisations des hypothèses étaient faites en fonction de l’équipement disponible). Scientifiquement, je compris que, du fait de l’hyperspécialisation et de l’hyperfragmentation des domaines de recherche, plus je m’avançais dans la recherche, plus je m’éloignais de mon intérêt premier. Cette prise de conscience et le moment de crise existentielle l’accompagnant, m’ont alors décidée, puisque l’ambition de comprendre rationnellement l’humain était persistante, de reprendre un parcours universitaire en psychologie.

Voilà mon état d’esprit dans ce cours de « Consultation Psychologique ». Je suis à ce moment naïve de toute réelle notion de psychanalyse. C’est par le biais d’une anecdote que le professeur choisit d’introduire le concept du signifiant. Il nous présente deux rébus, plutôt similaires dans leurs formes graphiques, dont l’un se résout sur le versant de la signification, l’autre sur le versant du signifiant. Suit un cours sur le retour à Freud de Lacan, sur la linguistique structurelle de Saussure et enfin la notion que l’inconscient fonctionne à l’image du rébus à lire sur le fil du signifiant. Je saisis là, pour la première fois, que l’irrationnel de l’âme humaine suit cependant une régularité: la psychopathologie se conjugue sur la forme des mots indépendamment de leur signification. Le mal de mer peut exprimer une angoisse de séparation d’avec la mère, une phobie des rats peut exprimer un déchirement dans le choix amoureux en vue d’un mariage, Hei rat en en Allemand, puisqu’en l’occurrence le sujet est Autrichien. Pour moi, avec ce cours, une réponse est fournie, qui me permettra, avec le temps, d’amorcer l’articulation d’une question probablement constitutive de ce qui me fait en tant que sujet.

Fille d’une mère Flamande, polyglotte ayant fait des études d’interprète et issue d’une famille de journalistes et d’écrivains et d’un père Bruxellois francophone, pâtissier-jardinier, ayant fait des études d’ingénieur agricole, grand enthousiaste des sciences naturelles et issu d’immigrés Espagnols travaillant le vivant, je suis née à la croisée de deux cultures linguistiques et de deux épistémologies différentes. Il me semble que, sans réelle assisse d’un côté ni de l’autre, c'est-à-dire familière des deux bords sans y être vraiment posée, la traduction est fondamentalement le lieu d’où part ce qui me constitue: elle fait mon interdisciplinarité et mon aspiration à me situer à l’interface entre sciences humaines et sciences exactes.

Gertrudis Van de Vijver, une collègue proche, a cette boutade à propos de la différence entre la psychothérapie et la psychanalyse: la psychothérapie fournit des réponses à des questions, la psychanalyse permet la formulation des questions auxquelles les productions du sujet sont autant de tentatives de réponses. Dans l’après coup je dirais que la première articulation de mon élan d’enthousiasme au moment du cours était: « Si le psychique s’organise à partir de la forme des mots, et non (seulement) à partir de la signification, voilà une possibilité d’objectivation. Voilà l’issue qui permet de se défaire de la nécessité d’interprétation, de la nécessité de croire quelqu’un sur parole pour pouvoir faire sens, pour comprendre. ». La forme des mots, c’est en effet, on ne peut plus littéral, il n’est pas besoin de paraphrase ni a fortiori d’interprétation pour en saisir le sens, ne suffit que d’une entente. Qui plus est, il s’agissait là aussi d’une réponse aséquate à cette question apparue après coup comme fondamentale: « Comment concevoir la matière de la pensée, comment le vécu repérable par le langage se matérialise-t-il dans le corps? ». En effet, si la forme des mots est un élément fonctionnel qui organise le psychique, cela signifie que le psychique s’organise soit à partir de l’image acoustique du mot soit à partir de son articulation motrice (soit à partir des deux), mais de toute façon cela signifie que c’est à cet endroit là précisément que le psychique est contraint par quelque chose de l’ordre du biologique, de l’ordre du matériel, du corps contingent.

Voilà alors une première passion qui fut directrice de la spéculation théorique de cette thèse. Si, à partir de ce point de départ, je me suis mise à lire, seule ou en groupes de lecture Freud, en particulier ses écrits dits pré-analytiques, sa métapsychologie et ses grands cas clinique et à lire Lacan, en particulier Télévisions, ses Ecrits, le troisième et le cinquième séminaire, c’était portée par la passion de saisir la logique du signifiant dans l’appareil psychique. Simultanément, je reprends mes lectures neurophysiologiques, en particulier LeDoux que j’avais travaillé avant mes études en psychologie en 1994, puis l’hypothèse de Rizzolatti et Arbib sur l’avènement du langage et les neurones miroir.