I.3.1.2.2 La rencontre avec le corps

Mise à part le signifiant, une autre ligne de force traverse cette thèse, me semble-t-il, plus vague et probablement encore non bouclée. Après avoir accompli mes études en Psychologie à l’Université de Gand et avoir fait un an de travail clinique en tant que psychologue dans le centre psychiatrique de Beernem, en Flandre occidentale, j’obtiens une bourse de la « Belgian American Educational Foundation » qui me permet d’entamer une recherche postdoctorale au laboratoire du professeur Howard Shevrin à l’Université du Michigan à Ann Arbor. À 33 ans, j’y débarque avec mon hypothèse du signifiant sous le bras et, avec l’aide de Michael Snodgrass et Linda Brakel, une opérationnalisation de cette hypothèse pour une expérience d’amorçage subliminal au tachistoscope est laborieusement mise au point (voir aussi I.3.3).

L’Amérique s’avère l’occasion de me rendre compte de la difficulté de faire passer Lacan, et en particulier la difficulté de passer cet aspect d’évidence qu’avait sa théorie jusque là pour moi. Les mercredis après-midi, Shevrin et moi, à sa demande, discutent Lacan. Howard Shevrin, alors âgé de 77 ans, est un juif newyorkais, qui à l’âge de 17 ans, conscient du sort des juifs d’Europe, se porte volontaire pour aller se battre au front en France, en Allemagne et en Belgique. Il fait partie des soldats qui arrêteront, pendant l’hiver 1944-1945, l’offensive Von Rundstedt, la menace de réinvasion de la Belgique par l’armée allemande. À ce même moment, le père de ma mère, ainsi que son frère et sa sœur ainés, sont dans des prisons belges pour sympathie pro-allemande et menacés d’être fusillés si l’offensive allemande réussit. C’est dire que le transfert avec Shevrin est d’emblée établi. Lacan, cependant, passe difficilement et nous butons sur « L’inconscient est structuré comme un langage ».

L’Amérique s’avère aussi le continent de l’exil, j’y suis dépatriée. Ces analystes du Shevlab ont une réflexion très ouverte à la biologie, bien que sans le concept du signifiant, ce qui jusque là m’avait été impensable. Nous avons l’Esquisse en commun ainsi que la métapsychologie freudienne. Au cours de mes études en psychologie, de 1998 à 2000, j’avais participé à un groupe de lecture sur le texte de Freud Pulsions et destins des pulsions avec Van de Vijver et Quackelbeen. Freud y présente la pulsion comme une poussée qu’on ne peut fuir. Ce texte pose pour la première fois pour moi de façon articulée la question de la distinction entre intérieur et extérieur pour l’organisation psychique de l’organisme et l’importance, soulignée par Van de Vijver, de ne pas présupposer cette distinction364. Ce que Freud dit, remarque-t-elle, n’est pas que l’on peut fuir ce qui est extérieur et non ce qui est intérieur, mais que l’extérieur est établi du fait qu’on peut le fuir et l’intérieur du fait que la fuite est inefficace par rapport au stimulus. La pulsion est donc ce qui est constitutif de l’intériorité du sujet, de son corps. Dans les termes exactes de Freud, c’est le ressenti de l’efficacité des mouvements du propre corps à tenir à distance les stimuli qui fait qu’ils forment l’extérieur, qu’ils sont pour le système extérieur au système. À l’occasion d’un autre groupe de lecture, de 2000 à 2002, sur l’image et le schéma du corps avec Van de Vijver et une collègue philosophe, Helena De Preester, nous lisons divers textes dont « Living without touch and peripheral information about body position and movement: studies with deafferented subjects » de Jonathan Cole et Jacques Paillard365. Dans le syndrome de la déafférentation, les patients n’ont plus d’information proprioceptive ou kinesthésique. On remarque cependant qu’ils continuent à gesticuler en parlant, même quand leur vue sur leurs mouvements est expérimentalement bloquée. J’y suggère l’idée que l’information effective est peut être directement dérivée de leur intention de mouvement, des commandes motrices envoyées aux mains.

En été 2001, j’écris mon mémoire de fin d’étude366 pour lequel j’entreprends l’étude de Contribution à la conception des aphasies. Freud (1891) y dit : « Nous apprenons à parler en associant une image sonore verbale [Wortklangbild ] à une sensation d’innervation verbale [Wortinnervationsgefühl]. Lorsque nous avons parlé, nous sommes en possession d’une représentation motrice du langage [Sprachbewegungsvorstellung] (sensations centripètes des organes du langage) de telle sorte que du côté moteur le “mot” est pour nous doublement déterminé.367» (voir II.4.2.2). Freud distingue donc deux composantes motrices différentes. D’une part, l’image kinesthésique du mot, qui correspond aux impressions afférentes produites par les changements de position de l’appareil articulatoire par le mouvement d’énonciation, d’autre part, le « ressenti [ou impression] de l’innervation du mot ». Je propose alors qu’il « est improbable que Freud désigne par ressenti de l’innervation le retour proprioceptif de l’appareil articulatoire, d’une part puisqu’il désigne ce retour-là par “Sprachbewegungsvorstellung”, d’autre part parce que dans ce cas il parle plus généralement de kinesthésie plutôt que de “ressenti de l’innervation”. Il semble plutôt que par ce terme il désigne un message ou une impression première des commandes motrices de l’appareil moteur du langage. Dans ce sens il semble plausible que le concept de “Wortinnervationsgefühl” de Freud est équivalent ou proche de ce qui est actuellement indiqué par “copie d’efférence” (…) d’une commande motrice. »368. Karl Pribram fait une conférence à l’université de Gand le 11 août 2001 et confirme cette interprétation. Il ajoute que l’ensemble des « copies d’efférence » forment également une image, qu’il nomme « image of achievement »369. Plus que l’image que forme le retour proprioceptif, cette « image of achievement » est fidèle au dessein désiré par le sujet. Les « images of achievement » peuvent jouer un rôle important parce qu’ils peuvent être obtenus même dans les cas où l’action n’est finalement pas réellement exécutée (depuis les aires prémotrices): de telles images constituent lors du langage intérieur une forme de retour moteur même quand il n’y a pas élocution à vive voix.  Pour en revenir aux patients désafférentés, l’idée suggérée est alors qu’ils continuent à gesticuler parce que les copies d’efférence qu’ils produisent sont constitutives d’une information psychiquement importante.

Un autre parallèle m’apparaît. Dans l’Esquisse Freud propose que « les associations verbales consistent en une liaison des neurones Ψ370 avec les neurones servant aux images auditives et sont elles-mêmes étroitement associées aux images verbales motrices »371. Il explique plus loin que si les images mnémoniques [des objets] accèdent ainsi aux images auditives et verbales motrices [des mots], « alors l’investissement des images mnémoniques s’accompagne d’annonces de décharge qui sont des indices de qualité en même temps que des indices de souvenir conscient »372. Dans le mémoire, je propose que ces annonces de décharge soient équivalentes aux copies d’efférence et que tous deux soient les « indices de qualité » de Freud indiquant que quelque chose vient à la conscience.

Ces notions diverses touchant à la pulsion et à la motricité avaient été en suspens, je n’en avais rien fait de précis jusqu’alors, étant plutôt prise par l’enthousiasme du signifiant. Or, pour les scientifiques d’Ann Arbor, les concepts de processus primaires et secondaires sont une clé de leur projet d’inscription de la psychanalyse dans un cadre plus universel de sciences de l’esprit ét de leur protocole d’opérationnalisation des concepts freudiens pour un paradigme expérimental. Brakel a conçu un simple instrument qui met en cartes les dynamiques mentales selon les processus primaires et secondaires, le GeoCat (voir I.1.4.3). Shevrin avait proposé en 1998373 que la conscience serve à repérer l’origine des contenus mentaux, souvenir, pensée, fantaisie ou perception, et qu’au niveau inconscient, bien qu’un traitement intelligent des contenus puisse se faire, ce traitement se fait sans prise en compte de l’origine du contenu mental. En d’autres termes, au niveau inconscient, il y a confusion entre perception, souvenir, fantaisie et pensée. Shevrin propose en outre que le conscient pose un « tag » de provenance374 aux contenus mentaux et que ce « tag » s’apparente à l’indice de réalité de Freud. Démunie de « mon » signifiant, c’est donc sur le terrain de la motricité du corps que la « rencontre américaine » se fait: en effet, ces différentes lignes de pensée se bouclent autour du concept actuel de « copies d’efférence » (voir II.3.2.1), qui est à la fois un message indiquant une intention motrice et qui s’avère un critère pour des distinctions étrangement proches: la différence entre intérieur et extérieur [indices de réalité de Freud], l’état conscient du contenu mental [indices de réalité, copies d’efférence] et le processus secondaire [indices de réalité].

Or, le déplacement de ma réflexion du langage à la dynamique de l’action, du signifiant au corps, m’ouvre des perspectives inattendues au-delà de la rencontre américaine. De retour en Europe, c’est plutôt cette piste-là qui me vaut d’être publiée. Dans le développement de ma thèse, cette autre passion tente d’imposer une seconde ligne directrice: si le psychique s’organise par rapport au contraintes imposées par le corps, cette organisation, par effet de retour, organisera le corps. L’idée qui semble insister est que cette organisation du corps se fait par l’effet de la motricité à l’initiative du sujet. La question auquel tant de réponses semblent se développer, aucune encore épurée, je l’articulerais comme suit: comment saisir la façon dont la motricité du langage constitue la distinction entre un intérieur et un extérieur? C’est poussée par cette deuxième ligne directrice qu’en neurosciences je me suis mise à lire en particulier Jeannerod, mais aussi Frith, Wolpert, Blakemore et d’autres sur le modèle de copies d’efférence et puis Ramachandran sur les membres fantômes.

Ce virement vers la motricité du corps s’avère également, et de façon inattendue, un terrain propice pour saisir ce que les patients du centre psychiatrique Sint-Amandus à Beernem en Flandre me proposent. J’y reviens en octobre 2005 et j’y suis affectée dans un des départements encore non rénové, le département Saint-Cornélius, avec des patients plutôt âgés dits à « psychose chronique ». Le centre psychiatrique est un complexe imposant de grands bâtiments avec une chapelle au centre et des figures de Jésus ou de Marie dans les niches des grands murs au milieu d’une nature verdoyante. Y déambulent en particulier quelques patients qui semblent faire depuis toujours partie du paysage, dont Hervé, connu dans tout le domaine par sa façon d’avancer en faisant trois pas en avant puis deux pas en arrière. Comme on pourra le lire, les rencontres avec, entre autres, Hervé, Zacarie et Denis sont décisives. Je me suis sentie particulièrement privilégiée d’avoir reçu de ces hommes ce que j’ai parfois ressentie comme une lumière directe sur les rouages de l’âme humaine. « Il m’a été donné des lumières qui sont rarement données à un mortel. », dit Schreber375. Plus précisément c’est sur le déficit d’inhibition, les difficultés mécaniques – et existentielles – que ce déficit entraine et les solutions de rechanges inventées qu’ils ont explicitement avec précision et recul, attiré mon attention376. Je n’ai eu qu’à prendre note. C’est dans ce qui insistait de semblable chez ces sujets malgré leurs grandes différences que je propose qu’il y a argument pour un parallèle entre le modèle dichotomique de l’action voie ventrale-voie dorsale et le modèle de Freud processus primaire-processus secondaire.

Le propos de la seconde partie se boucle sur le concept de fantôme phonémique, fantôme ressenti dans « le délire » de F., mais également, à plusieurs reprises précisément, et à mon saisissement, dans mes propres dires au cours de mon analyse377. Il m’est parfois ahurissant de penser que ce phénomène, que je présente dans ce travail de façon bien caractérisée, isolée, repérée, pour ainsi dire maitrisée (puisqu’expliquée mécaniquement et rationnellement) est peut-être beaucoup plus prégnant et omniprésent qu’initialement soupçonné, que la parole de chacun serait parasitée, peuplée, surpeuplée de fantômes phonémiques. J’ai souvent l’impression de l’entendre dans ma clinique et il m’arrive le plus souvent de douter et de penser: « C’est dément!». Ce travail s’achève donc sur un ensemble d’hypothèses qui pourraient expliquer comment physiologiquement (techniquement) la forme des mots, le plus souvent inconsciemment, pourrait imposer des lignes directrices sur le mental, dont l’attribution de l’attention et l’organisation des dynamiques émotionnelles. Mais la boucle reste à boucler, car si ce phénomène n’a pas le statut d’« accident » mais ferait partie d’un système, on pourrait s’attendre à ce que ces réseaux psychiques tissés par le signifiant par leur action en aval exercent une pression sur l’organisation du pulsionnel en amont et réorganisent le corps au niveau physiologique aux différents niveaux des voies par lesquels le pulsionnel s’est d’abord noué au signifiant. De façon assez peu aboutie, l’intuition serait que certains nouages permettent avec succès au sujet un positionnement psychique précis parce qu’ils établissent une distinction intérieur-extérieur effective (distinction entre illusion et réalité, entre soi et l’autre, entre surestimation de soi et réalisme etc. en résonance avec une distinction ou un repérage précis des bords externes et des trous du propre corps anatomique) alors que d’autres nouages ne la permettraient pas et que cette efficacité (ou ce manque d’efficacité) se répercuterait au niveau de la physiologie (p.ex. au niveau du degré de tension ou d’activation du corps interne).

Notes
364.

Voir aussi BAZAN A. (2008). A mind for resolving the interior-exterior distinctions. Dans Simulating the mind. the mental apparatus - a technical neuropsychoanalytical approach. (engeneering and neuro-psychoanalysis forum book), ed. D. Dietrich, G. Fodor, G. Zucker et D. Bruckner, Wien,Springer, 394-399.

365.

COLE J. D. & PAILLARD J. (1996). Living without touch and peripheral information about body position and movement: studies upon deafferented subjects. Dans The Body and the Self, dir. A.M. Bermudez et N. Eilan, Cambridge, mit-Bradford Press, 245-266.

366.

BAZAN A. (2001). Psychoanalyse en neurowetenschappen: de vraag naar een natuurwetenschappelijk kader voor een psychoanalytische taaltheorie. [Psychanalyse et neurosciences: la question d’un cadre scientifique pour une théorie psychanalytique du langage.] Dissertation non publiée, Université de Gand, Belgique.

367.

FREUD S. (1891/1983). Contribution à la conception des aphasies, op. cit., p. 123.

368.

BAZAN A. (2001). Psychanalyse et neurosciences: la question d’un cadre scientifique pour une théorie psychanalytique du langage, op. cit., p. 40.

369.

MILLER G., GALANTER E. & PRIBRAM K. (1960). Plans and the structure of behavior , op.cit.

370.

Dans l’Esquisse est constitué de neurones centraux sans contact direct avec les récepteurs ou les effecteurs. Ces neurones sont rétensifs de façon à permettre l'établissement d'un système de mémoire qui organise la structure de l'appareil psychique, c'est-à-dire précisément .

371.

FREUD S. (1895/1956). Esquisse d’une psychologie scientifique. op.cit., p. 375.

372.

Ibid., p. 375.

373.

SHEVRIN H. (1998). Why do we need to be conscious? A psychoanalytic answer. Dans Advanced Personality, dir. D.F. Barone, M. Hersen et V.B. Van Hasselt, New York, Plenum Press.

374.

Non sans ressemblance avec le « label lexical », voir II.2.1.2.

375.

Cité par Lacan. LACAN J. (1955-1956/1981). Le séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, p. 41.

376.

Voici un exemple de Denis (22.03.06): «Ma maladie est que je n’arrive pas à me concentrer. (…) Ma maladie est qu’il y a tellement d’information à mon esprit que je coince au niveau de mon cerveau … je coince pendant une à deux secondes et à chaque fois je dois rediriger [mon attention] … j’ai construit un système interne grâce auquel je peux contre-penser la pensée obsessionnelle en une seconde… quand je pense à quelque chose qui est, je pense alors “arrête ça!” et alors je ne poursuis pas. …. chez les gens normaux ça se passe de façon fluide … Les nouveaux stimuli sont le plus menaçant, un nouvel environnement, alors je n’arrive plus à me concentrer et après ça retombe. Je ne peux pas y prêter d’attention (…) L’avenir? Ce système d’effacement, j’essaye de l’appliquer sur tout, peut être qu’avec les années ça deviendra plus fluide, si j’ai de la chance. ».

377.

Voir l’avant-propos dans BAZAN A. (2007). Des fantômes dans la voix. Une hypothèse neuropsychanalytique sur la structure de l’inconscient, Montréal, Editions Liber, Collection Voix Psychanalytiques, 9-12.