I.3.2 Recherche clinique

I.3.2.1 Le statut de la clinique

Comme indiqué l’édifice premier de ce travail n’est pas une recherche empirique ou clinique, bien que la clinique forme le lieu d’achoppement qui dirige la réflexion. Dans ce sens, le texte ne reprend pas d’études de cas complets et systématisés. La clinique est reprise sous forme de vignettes cliniques en point de départ ou en point d’achoppement de la réflexion théorique. L’emploi de vignettes cliniques comme point de départ de la réflexion et de l’expérimentation n’est pas propre à la psychanalyse, mais est largement pratiqué dans d’autres secteurs de la recherche en psychologie, en neuropsychologie par exemple. Comme en psychanalyse, la neuropsychologie ne sépare pas le normal du pathologique. Le pathologique a servi à Freud de modèle conceptuel pour sa théorie du normal, puisque les rêves, les lapsus et les actes manqués du sujet normal présentent pour lui les mêmes caractéristiques que les symptômes pathologiques. En neuropsychologie également, les comportements « aberrants » conséquents à une lésion peuvent faire émerger les mécanismes sous-jacents du comportement dit normal. Comme nous l’avons vu avec Luria (I.2.2.1.1) la méthode en neuropsychologie est dite « clinico-anatomique » en ce qu’elle essaye de corréler les phénomènes cliniques avec le diagnostic anatomique (plus particulièrement, le site de la lésion). D’une certaine façon, le statut de la clinique pour la réflexion psychanalytique a hérité de cette méthodologie neuropsychologique, bien qu’il n’y ait pas de diagnostic anatomique. Mais Freud et Lacan développent leur théorie directement à partir de la situation thérapeutique en clinique et l’activité clinique cherche à atteindre la réalité quotidienne. C’est à partir de cette enseignement clinique, que tant Freud que Lacan construisent leur modèles de l’appareil psychique. Jeannerod et Georgieffindiquent que « cette méthode naturaliste est dotée d’une valeur unique dans la mesure où elle permet d’accéder à des profondeurs du psychisme inaccessibles aux autres méthodes, d’où leur capacité à valider la théorie générale. » 378.

Il est important de rappeler dans ce cadre qu’au XIXème siècle la méthode « clinico-anatomique » est employée différemment dans les deux écoles de neurologie rivales. Dans l’école germanophone dans laquelle Freud est formé, le poids se situe clairement du côté anatomique de l’équation clinico-anatomique. En accord avec les idéaux de Du Bois-Reymond et Helmholtz, le but premier n’est pas simplement de reconnaître quels syndromes corrèlent avec quelles lésions, mais plutôt d’expliquer en termes anatomiques et physiologiques les mécanismes du phénomène clinique, et donc les fonctions mentales normales correspondantes. Dans l’école française de neurologie, l’accent est clairement mis sur l’aspect clinique de l’équation clinico-anatomique. Pour Charcot à l’Hôpital Salpêtrière, le but premier de la science neurologique n’est pas tant d’expliquer les différentes images cliniques, mais de les identifier, de les classifier et de les décrire. Voici ce qu’en dit Freud: «Charcot ... ne se lassa jamais de défendre les droits du travail purement clinique, lequel consistait à voir et à ordonner les choses, contre les empiétements de la médecine théorique 379 . À une occasion nous étions un petit groupe, tous des étudiants étrangers, qui, formés à l’école allemande de physiologie, éprouvions sa patience avec nos doutes à propos de ses innovations cliniques. "Mais c’est impossible", objecta l’un de nous, "cela contredit la théorie [de la vision] de Young-Helmholtz.". Il ne répondit pas: "Tant pis pour la théorie... les faits cliniques l’emportent" ou quelque chose de ce genre; mais il dit quelque chose qui nous fit grande impression... : "La théorie, c'est bon, mais ça n'empêche pas d'exister". »380.

L’influence de Charcot est décisive sur la pensée de Freud et en particulier sur son attitude par rapport à la localisation clinico-anatomique. Il emploie l’approche de Charcot pour faire un nombre de contributions à la neurologie, dans le domaine de l’aphasie, de la paralysie cérébrale et des névroses. Au cours de ce travail, Freud rejette néanmoins la méthode clinico-anatomique pour la localisation des fonctions mentales complexes par rapport à des centres anatomiques circonscrits. Freud propose que cette méthode ne peut être employée que pour la localisation des fonctions les plus élémentaires, c'est-à-dire les modalités sensorielles primaires, mais qu’il est à peu près impossible de localiser l’organisation neurologique de facultés mentales plus globales, qui émergent de l’interaction dynamique d’une palette de fonctions plus élémentaires et ne sont pas simplement localisables. Par conséquent, Freud étudie la structure psychologique interne du syndrome et l’explique en référence à un système fonctionnel complexe dont il présume qu’il est représenté dynamiquement entre les éléments du cerveau.

Ce que Freud retient, cependant, de sa formation de neurologue, et en particulier de la méthode clinico-descriptive de l’école Française, c’est l’accent particulier sur l’étude méticuleuse du cas clinique individuel, et sur l’identification de configurations récurrentes de symptômes et de signes portant une signification pathologique particulière. Charcot trouve qu'il est possible, par hypnose, d'éveiller des symptômes qui avaient, auparavant, semblé d'origine purement organique. Il perçoit « la présence d'une régularité et d'une loi... là où les autres ne voyaient que simulation ou absence déroutante de conformité à une loi »381. De Charcot, Freud retient la prééminence du fait clinique sur la théorie. Freud dit « avoir appris à refréner ses tendances à la spéculation et à suivre le conseil jamais oublié de son maître, Charcot: regarder sans trêve les mêmes choses jusqu'à ce qu'elles commencent d'elles-mêmes à parler.»382. C'est-à-dire que, comme toute structure dont l’organisation commence à acquérir un certain niveau d’élaboration, la théorie, ici la théorie psychanalytique, pourrait se mettre à fonctionner en autonomie, se suffire à elle-même et présenter par sa cohésion grandissante une résistance à se laisser confondre, à se laisser déranger par ce qui ne se laisse pas facilement accorder une place dans l’édifice déjà construit. (On pourrait dire qu’à partir de ce moment la théorie devient idéologie, ce qui est indubitablement souvent le cas.). Ce qui est remarquable avec Freud c’est que sa grande passion théorique indéniable ne le rend pas imperméable à l’étonnement clinique, ni impénétrable au dérangement de sa réflexion par la clinique. Le texte du travail présenté ci-dessous débute par un tel étonnement. En effet, après avoir brièvement relaté les tenants et aboutissants d’un petit cas clinique dont la clé est à lire non sur le versant de la signification mais du signifiant, Freud s’écrie en yiddish « Meschugge!» 383 qu’on pourrait traduire par « C’est fou ! » ou encore « C’est dément, insensé, absurde ». En d’autres termes, il semble que Freud soit authentiquement étonné, abasourdi, interloqué même par la logique sous-jacente au symptôme de ce cas – logique qui lui est livré par le sujet lui-même. Or, au lieu d’en rester à cet étonnement, il prend sur lui les implications de ce qu’il vient d’apprendre et soumet ses spéculations théoriques aux contraintes imposées par la clinique: c'est-à-dire que sa théorie devra désormais être telle qu’elle puisse rendre compte aussi de cette logique.

C’est dans la même démarche que s’inscrit le statut des vignettes cliniques présentées dans ce travail, c'est-à-dire un statut qui contraint et de ce fait dirige la spéculation théorique. Deux exemples concrets du fonctionnement de la clinique comme point d’achoppement peuvent être épinglés.

  • Dans le premier exemple, c’est l’insistance d’Hervé à attirer mon attention sur le fait que, selon lui, le premier problème se situe au niveau des yeux (voir II.3.3.1.3) et ce que j’ai cru y entendre comme interpellation (« ne va pas chercher trop loin, ne va pas chercher dans le cerveau, ne va pas chercher dans tes théories, ça commence tout simplement dans mes yeux »), qui ont d’abord incité ma réflexion. Bien sûr, c’est aussi le hasard de tomber sur un article de Charles Lenay sur l’importance des mouvement des yeux dans la constitution de l’extériorité384, qui m’a permis de commencer à faire sens de l’interpellation d’Hervé, mais probablement je n’aurais pas saisi Lenay comme je l’ai fait, si je n’avais pas déjà été sensibilisée et alertée sur ce point par Hervé, et je n’aurais pas été alertée par Hervé, si j’avais balayé ses paroles de mes préoccupations en pensant qu’il ne peut fondamentalement rien en savoir ni rien en dire, et que les yeux comme point de départ ça n’a aucun sens, que c’est insensé.
  • Dans le second exemple, il s’agit de l’échange entre F. et moi au moment d’une décompensation (voir II.4.2.4). À nouveau, on pourrait dire des paroles de F. à ce moment là, qu’elles sont « de toute évidence » insensées, absurdes – et qu’elles ne valent dès lors pas d’être accordées une attention, a fortiori une écoute ou une inscription. Selon tous les critères de la rationalité, F. semble dire n’importe quoi, et c’est par ailleurs aussi l’opinion du psychiatre. Or, on pourrait dire que tout en disant vraisemblablement n’importe quoi, F., si on l’écoute sur un autre versant que celui de la logique rationnelle, en dit long sur lui-même. Mais pour en apprendre à propos de F., il faut donc s’accrocher au matériel clinique « cru » et ne pas le disqualifier préalablement, parce qu’il ne présente pas les repères familiers permettant l’interprétation.

Voilà donc deux moments où la clinique a fonctionné dans la réflexion de ce travail autant comme contrainte (ex. « il faut penser aux yeux dans cette étiologie ») que comme ouverture, puisque ces contraintes ont été génératrices des idées directrices importantes de ce travail (l’idée de la correspondance entre indice de réalité et copies d’efférence dans le cas de Hervé, l’idée de fantôme phonémique dans le cas de F.).

Notes
378.

JEANNEROD M. & GEORGIEFF N. (2000). Psychanalyse et science(s), op. cit.

379.

Italiques rajoutées.

380.

FREUD S. (1893/1962). Charcot. Dans Standard Edition, 3, Londres, Hogarth, p. 13.

381.

Ibid; italiques ajoutées.

382.

Ibid; italiques ajoutées.

383.

lettre à Fliess du 29 décembre 1897; FREUD S. (1956). Naissance de la psychanalyse, trad. A. Berman, Paris, PUF, pp. 213-214.

384.

LENAY C. (2006). Enaction, externalisme et suppléance perceptive. Intellectica, 43, 27–52.