II.1.1.3.1 Le traitement affectif selon LeDoux

Les exemples cliniques démontrent que le langage peut être porteur de sens indépendamment de sa sémantique et induire des effets somatiques liés à l’affect, en particulier l’anxiété ou l’excitation. La possibilité d’une relative indépendance entre le contenu affectif et le contenu « scénique » (ou « déclaratif ») du même matériel de départ est en fait le propos central de la théorie du neuroscientifique Joseph LeDoux403. La majorité des stimuli externes perçus par un de nos cinq sens parcourent un trajet qui les fait aboutir d’abord dans cette structure centrale du cerveau appelée thalamus. Le thalamus peut être comparé à un centre de tri postal: il reçoit toute cette information et la redistribue en aval. Au niveau du thalamus une bifurcation se présente. Chaque stimulus empruntera ainsi deux trajectoires catégoriquement différentes. Une trajectoire suit le néo-cortex, qui est le cortex superficiel avec ses circonvolutions typiques; l’autre se poursuit au niveau sous-cortical ou limbique, qui se situe en dessous du néocortex.

La trajectoire sous-corticale est phylogénétiquement ancienne: il s’agit d’un circuit dit « limbique », ou encore du cerveau reptilien, qui traite les valences affectives des stimuli. Ce système est ontogénétiquement précoce, c’est-à-dire que, déjà fonctionnel avant même la naissance, il se met à établir aussitôt par conditionnement une mémoire émotionnelle. Le traitement des stimuli à ce niveau est rapide et rudimentaire. Une structure importante de la trajectoire limbique est l’amygdale. Sa fonction est d’analyser les stimuli afin de déterminer ceux qui présentent une charge émotive importante, liée par exemple à la nourriture, aux prédateurs ou aux partenaires sexuels. Après détection, l’amygdale active des structures du tronc cérébral et ajuste l’activité de l’hypothalamus de façon que l’organisme puisse engager l’action comportementale et vocale qui s’impose404. Qui plus est, LeDoux a démontré que l’amygdale, en interaction avec l’hippocampe, agit comme une interface lors de la mémorisation d’un niveau d’anxiété correspondant aux stimuli perçus. Cette anxiété est alors codée sous forme d’activation du système nerveux autonome correspondant au stimulus. Une nouvelle rencontre avec le stimulus déclenchera à nouveau l’activation autonome des systèmes du corps interne (digestion, respiration, sudation, etc.). Chez l’humain, l’amygdale participe également à l’exacerbation tant de la perception que de la mémoire de stimuli émotionnellement excitants405.

Plus récente, la trajectoire corticale est un circuit typique des mammifères qui traite les contenus scéniques et narratifs des stimuli. Il s’agit d’un système ontogénétiquement tardif: la maturation néocorticale n’est achevée au plus tôt qu’entre six et dix ans. C’est pour cette raison que ce n’est qu’avec un certain retard qu’une analyse cognitive des perceptions peut être pleinement effectuée et enregistrée dans les mémoires sémantiques. Le traitement des stimuli à ce niveau est lent et complexe.

Les deux trajectoires sont par ailleurs caractérisées par leur propre système d’exécution, leur propre système moteur. Les effecteurs de la trajectoire sous-corticale sont principalement les muscles lisses involontaires des organes internes (par exemple, vaisseaux sanguins, tube digestif); les effecteurs de la trajectoire néocorticale sont les muscles striés et volontaires, les muscles dit squelettiques. La caractéristique épistémologique cruciale du modèle de LeDoux tient à la relative autonomie de la valence affective d’une part et du contenu scénique de l’autre. Le fait qu’il y ait aussi un grand nombre d’interactions entre les deux trajectoires ne change pas le fond de sa thèse, c’est-à-dire cette différence catégorique entre affect et scène.

Notes
403.

LEDOUX J.E. (1993). Emotional memory systems in the brain. Behavioural Brain Research, 58, 69-79; LEDOUX J.E. (1994). Emotion, Memory and the Brain. Scientific American, 32-39; LEDOUX J.E. (1996). The emotional brain, New York, Simon & Schuster;

404.

ROLLS E. T. (2000). Neurophysiology and functions of the primate amygdala, and the neural basis of emotion. Dans The amygdala: A functional analysis, dir. J.P. Aggleton, Oxford, Oxford University Press, 447-478.

405.

ADOLPHS R.L., CAHILL R., SCHUL R. & BABINSKY R. (1997). Impaired declarative memory for emotional stimuli following bilateral amygdala damage in humans. Learning Memory, 4, 291-300; ANDERSON A. & PHELPS E. (2001). Lesions of the human amygdala impair enhanced perception of emotionally salient events. Nature, 411, 305-309; CAHILL L., BABINSKY R., MARKOWITSCH H. & MCCAUGH J.L. (1995). The amygdala and emotional memory. Nature, 377, 295-296.