II.1.1.3.3 Une mémoire émotionnelle linguistique

Il est tentant d’expliquer les faux nouages illustrés par les exemples cliniques en recourant à la théorie de LeDoux407. Les stimuli linguistiques sont a priori des stimuli comme les autres. Chez l’homme, l’amygdale répond à des stimuli affectifs et auditifs complexes, tels que des mots et des phrases408. Il serait logique que, comme tout autre stimulus, le matériel linguistique soit également sujet au « conditionnement émotionnel » dans le système limbique. On a vu avec LeDoux que les amygdales ont un système de mémoire émotionnelle qui, en connexion avec l’hippocampe, est fonctionnel avant même la naissance, donc bien avant la maturation des aires sémantiques du néocortex. Cela porte à croire qu’à un âge très précoce un processus de conditionnement met déjà en rapport des séquences de sons entendus avec des degrés associés d’excitation ou d’anxiété, et établit ainsi une mémoire émotionnelle « linguistique ».

Les premiers éléments constitutifs d’un système linguistique en maturation sont les mots holistiques, c’est-à-dire les mots dans leur totalité, sans distinction des segments phonémiques409 — et par extension les «phrases holistiques». Puisque ces mots ou phrases holistiques sont alors les mots courants et usuels de la communauté de l’enfant, il est aisé de concevoir l’influence décisive de l’environnement culturel sur la maturation d’un langage articulé et d’une mémoire linguistique. De plus, cet environnement a une influence incisive sur le plan émotionnel puisque ses effets ne sont alors pas encore contrebalancés par l’influence du néocortex immature de l’enfant. Le langage vient à maturité chez chacun au gré d’une histoire culturelle particulière — constituée, entre autres, par l’usage typique de différents phonèmes, intonations et rythmes prosodiques. Mais, au-delà de cette influence culturelle, l’histoire linguistique émotionnelle d’un sujet est aussi le résultat de la circulation de signifiants importants dans l’histoire de la famille et dans l’histoire du sujet — comme le nom de famille, le prénom, les noms de lieu, les expressions, les chansons, les dictons, les jurons, etc. À la différence de la sémantique, qui sert à la communication et fonctionne donc par l’entremise de sa compréhension commune, la signification émotionnelle est privée ou partagée par une même communauté émotionnelle, par exemple la famille. En circulant, ces signifiants en viennent à constituer une mémoire linguistique émotionnelle dans laquelle certaines séquences de phonèmes en particulier sont nouées à des niveaux particuliers d’activation émotionnelle.

Au niveau sous-cortical, là où a lieu le conditionnement, le matériel linguistique n’est pas traité de manière sémantique, c’est-à-dire qu’il n’est pas traité comme un fragment ambigu à comprendre dans un contexte. Il est plutôt traité comme le serait un objet, de façon objective ou univoque. L’objet linguistique est traité dans sa forme phonémique, et cette forme phonémique fait l’objet d’un conditionnement émotionnel qui procéderait de façon relativement indépendante de la sémantique puisque les opérations sémantiques sont situées dans des aires associatives du néocortex superficiel alors que les circuits affectifs sont localisés plus profondément sous le néocortex.

Cela nous amène à penser que la phonologie des mots acquiert pour chaque individu une signification émotionnelle particulière. Au cours de la vie, une mémoire émotionnelle linguistique propre à chacun se constitue ainsi où les liens entre certaines séquences phonémiques et certains niveaux d’anxiété sont enregistrés. L’évocation de ces séquences phonémiques active alors de façon automatique un niveau de tension affective du corps. Un vecteur phonémique ambigu peut ainsi mener à l’évocation automatique de cette tension, et ce même si le contexte sémantique est différent de celui à l’origine. C’est cette activation qui donnerait lieu aux soi-disant «faux nouages» ou Falsche Verknüpfungen. Et cela expliquerait que, par exemple, l’oreille d’une tasse de café puisse évoquer une anxiété vitale, bien qu’il ne s’agisse en fait que d’une tasse de café et non d’une tête. Au niveau néocortical, l’entrée linguistique serait désambiguïsée en fonction du contexte, mais cela serait sans effet sur l’automaticité de l’affect au niveau sous-cortical. Le sujet en serait réduit à bricoler avec l’affect « faussement noué » et le contexte pour donner un semblant d’explication raisonnable à son comportement curieux.

Notes
407.

BAZAN A. (2002). The unconscious is affect sticking to phonology. Considerations on the role of articulation. Psychoanalytische Perspectieven, 20, 579-590.

408.

HALGREN E. (1992). Emotional neurophysiology of the amygdala within the context of human cognition. Dans The amygdala, dir. J.P. Aggleton, Chichester, Wiley, 191-228; HEIT G., SMITH M.E. & HALGREN E. (1988). Neural encoding of individual words and faces by the human hippocampus and amygdala. Nature, 333, 773-775; ISENBERG N., SILBERSWEIG D., ENGELIEN A., EMMERICH S., MALAVADE K., BEATTIE B., LEON A. C. & STERN E. (1999). Linguistic threat activates the human amygdale. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 96, 10456-10459.

409.

STUDDERT-KENNEDY M. (2000). Imitation and the emergence of segments. Phonetica, 57, 2-4.