II.1.2.1 Le matériel du langage

II.1.2.1.1 La présentation du Mot selon Freud

Dans son ouvrage sur l’aphasie, Freud présente un modèle du fonctionnement psychique du langage. L’élément fonctionnel de la parole en est le « mot », c’est-à-dire un concept constitué d’images tant perceptuelles que motrices. « Le mot est donc une représentation complexe, composée des images mentionnées, ou, autrement dit, au mot correspond un processus associatif compliqué où les éléments énumérés d’origine visuelle, acoustique et kinesthésique entrent en liaison les uns avec les autres. Le mot acquiert cependant sa signification par la liaison avec la “représentation d’objet”, si du moins nous limitons notre raisonnement aux substantifs. La représentation d’objet [Objektvorstellung] elle-même est par contre un complexe associatif constitué des représentations les plus hétérogènes, visuelles, acoustiques, tactiles, kinesthésiques et autres.»410. Les images perceptuelles du complexe « mot » sont données par l’image acoustique du mot énoncé (Klangbild) et l’image visuelle du mot écrit (Lesebild). Les images motrices sont données par le retour kinesthésique ou proprioceptif du mouvement, c’est-à-dire par un retour des récepteurs sur les muscles, la peau et les articulations de l’appareil moteur. Au mot énoncé correspond l’image du mouvement de parole (Bewegungsbild ou « image motrice »); au mot écrit, l’image du mouvement d’écriture (Schriftbild ou « image d’écriture »). Ces images sont constituées respectivement par le retour kinesthésique des mouvements articulatoires d’énonciation et par le retour des mouvements manuels d’écriture. Ce niveau du mot ou Wortvorstellung est à distinguer de celui de la « représentation de l’objet » ou Objektvorstellung, qui est un autre complexe d’associations — les Objekt-Associationen. Il inclut les diverses impressions kinesthésiques, acoustiques, visuelles, tactiles, etc., ayant trait cette fois non pas au mot, mais à l’objet auquel le mot fait référence. Pour l’objet « banane », il s’agirait par exemple de sa couleur, de sa forme, de son odeur, de sa texture et de son goût. Les éléments kinesthésiques y sont également des images motrices, mais il s’agit alors des images des mouvements de l’interaction du corps avec l’objet en question. Cela correspondrait pour l’objet « banane » au fait de l’éplucher, de la mâcher, etc., pour l’objet « vélo », au fait de pédaler, etc.

Figure 9: Le modèle linguistique de Freud
‘« Le mot, alors, est un concept compliqué constitué de différentes impressions, c’est-à-dire, il correspond à un processus complexe d’associations données par des éléments d’origines visuelles, acoustiques et kinesthésiques. Le mot, cependant, acquiert sa signifiance par son association avec la présentation de l’objet, au moins si nous limitons nos considérations aux substantifs. L’idée, ou concept, de l’objet est en soi un autre complexe d’associations composé des impressions visuelles, auditives, tactiles, kinesthésiques et autres les plus variées. »411

Freud accorde donc aux deux niveaux — tous deux des niveaux de représentation — un statut similaire, c’est-à-dire celui d’être formés par des associations motrices et perceptuelles. L’acuité dont le modèle de Freud témoigne est alors la supposition que, a priori et physiologiquement, le mot est un objet comme un autre, c’est-à-dire qu’il est d’abord constitué de composantes perceptuelles et motrices propres à sa forme. Le mot se réalise à travers les impressions que suscite son interaction avec le corps — l’interaction typique d’un corps avec un mot étant le mouvement articulatoire qui produit le mot. Ce raisonnement implique que Freud propose qu’il n’y a pas de raison a priori pour que les sons du langage soient traités différemment des autres objets de l’espace matériel. En d’autres termes, au niveau neurologique, il n’y aurait pas seulement un lieu d’inscription des caractéristiques de l’objet « banane », mais également un lieu d’inscription des caractéristiques du mot « banane ».

Ce n’est que grâce à l’association de la représentation du mot avec la représentation de l’objet que le mot acquiert une signification (ce qui est illustré par le double trait dans le schéma de Freud). Seule cette association procure au mot sa capacité de référence sémantique, condition nécessaire pour qu’il puisse fonctionner non seulement comme objet mais aussi comme élément fonctionnel dans un système symbolique tel que le langage. Or, c’est précisément ce couplage qui est mis en cause dans l’inconscient, comme Freud le précise dans son texte de 1915 sur l’inconscient412, où il reprend d’ailleurs intégralement le modèle linguistique déjà présenté dans son ouvrage sur l’aphasie.

Notes
410.

FREUD S. (1891/1983). Contribution à la conception des aphasies, op. cit., p. 127.

411.

FREUD S. (1891/1983). Contribution à la conception des aphasies, op. cit., p. 127

412.

FREUD S. (1915a /1969). L’inconscient. Dans Métapsychologie, op. cit., pp. 65-123.