II.1.2.1.2 Le signifiant selon Lacan

Les observations cliniques montrent que, en ce qui concerne l’impact affectif inconscient, la division des séquences linguistiques ne suit pas nécessairement la limite des mots. Ainsi, le fragment « la merveille » [lamεrvεj] peut autant se lire en un mot qu’en une phrase. Pour Lacan, l’unité fonctionnelle pertinente sur le plan psychique est le « signifiant », qui peut être défini comme un vecteur phonémique, c’est-à-dire une séquence de phonèmes formant ou non un mot ou une phrase.

En adoptant le terme saussurien de signifiant pour désigner l’aspect phonologique du langage, Lacan fonde sa théorie sur la linguistique structurale. Une notion essentielle de celle-ci est le phonème. Pour Saussure, les phonèmes sont des « sons de parole permettant de distinguer la signification ». Le point crucial de cette définition est la différence entre les phones, qui sont des sons de parole variant de façon continue, et les phonèmes, qui sont des classes de sons de parole plus ou moins arbitraires mais variant de façon discrète, c’est-à-dire catégorique. Saussure indique que si de telles classes discrètes de sons ne sont pas établies, les sons ne peuvent être porteurs de signification. En français, par exemple, le phonème /p/ permet de distinguer pois de bois, choix, dois, fois, loi, mois, etc., et de distinguer rap de rame ou de race. La classe du phonème /p/ inclut néanmoins plusieurs sons voisins. En effet, l’actualisation de ce phonème acquiert des caractéristiques phonétiques légèrement différentes dans page et papier, c’est-à-dire selon qu’il est aspiré ou non. En français, ces différents phones sont perçus comme appartenant au même phonème, mais ce groupement est quelque peu arbitraire puisque, en coréen, par exemple, la distinction entre ces phones-là est perçue. Il est clair que cette perception de la différence est une condition pour l’attribution de signification. Un Français n’attribuerait pas une signification différente à page si le phonème /p/ aspiré était artificiellement remplacé par le phonème /p/ non aspiré du mot papier, alors que pour un Coréen cela est concevable, puisqu’il serait capable de faire la distinction. Ce Coréen aurait en revanche de la difficulté à distinguer loi de roi, c’est-à-dire /l/ de /r/, puisque, en coréen, ces phones appartiennent à la même classe.

Les efforts en phonologie pour répertorier les éléments acoustiques minimaux qui permettraient de classer les phones selon des phonèmes particuliers n’ont pas abouti413. Les adultes semblent posséder une capacité impressionnante de classer correctement une information acoustique très variable et fort appauvrie. La phonologie démontre en effet que les phonèmes ne doivent pas être compris comme des catégories purement perceptuelles, mais qu’ils sont aussi des catégories motrices. Dans ce sens, ce sont des gestes articulatoires414 plutôt que des classes de phones. Pour le linguiste Liberman, la réalisation acoustique d’un phone est tellement dépendante de ceux qui l’environnent qu’il n’existerait pas de caractéristique acoustique invariante associée à chaque phone415. Il a dès lors proposé avec son collègue Mattingly une « théorie motrice de la perception de la parole » 416 . Cette théorie suppose que l’auditeur ne cherche pas à recomposer fidèlement la chaîne acoustique, mais l’information qui lui permettrait de reconstruire l’intention motrice articulatoire du locuteur. En ce sens, les phonèmes ne sont pas des objets acoustiques, mais des objets articulatoires.

Cette hypothèse a trouvé plusieurs corroborations dans la recherche en neurosciences des aires frontales417, en particulier de l’aire frontale dans l’hémisphère gauche dédiée à l’articulation, c’est-à-dire l’aire de Broca. Les expériences de stimulation électrique d’Ojemann ont ainsi démontré que l’activation des aires motrices du langage interrompt le processus d’identification des phonèmes418. Cela indique que l’intégrité fonctionnelle de ces aires est importante pour qu’il y ait identification. Plus récemment, les résultats en neuro-imagerie ont fait la démonstration de l’implication de l’aire de Broca dans l’écoute419. De même, une recherche menée par Zatorre montre que la transposition de la parole reçue en unités linguistiques fonctionnelles est liée à l’activation de l’aire de Broca420. Il semble donc y avoir un consensus à propos de l’implication de l’aire de Broca dans l’identification des phonèmes421.

En somme, les phonèmes correspondraient à des configurations des articulateurs et le système perceptuel spécialisé dans la reconnaissance des phones déterminerait, à partir des contraintes de l’appareil articulatoire de l’humain, quels sont les phonèmes présents dans le signal. Autrement dit, pour identifier la parole, les auditeurs doivent mobiliser leur propre système moteur. En établissant cette distinction entre le phone et le phonème, la linguistique saussurienne effectue un renversement qui permet d’envisager à la place de la conception perceptuelle de la parole, selon laquelle l’identité du phone est donnée par ses caractéristiques acoustiques, une conception motrice de la parole, selon laquelle l’identité du phonème est donnée par l’intention d’articulation du locuteur. En reprenant cette vision dans L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, Lacan422 intègre alors dans la notion du signifiant la dimension du locuteur, c’est-à-dire de celui qui parle, ou encore du sujet. L’hypothèse est donc que le premier événement menant à un accès signifiant au langage est la déduction d’intentions articulatoires à partir de l’information acoustique reçue. Il s’ensuit qu’autant la production que l’écoute de la parole impliquent la contribution de programmes moteurs. La notion même de signifiant en tant que structure phonémique exige que, pour qu’un son obtienne une signification, pour qu’un phone devienne phonème, il doit y avoir passage par l’action du corps de l’auditeur. C’est là, dans ce passage, que se produit un important changement épistémologique quant à la notion de représentation423. En effet, une conception purement sensorielle (par exemple acoustique) rend compte du fait qu’une représentation est une entité tenant lieu d’un objet, alors qu’une conception motrice implique une position tierce dans cette relation duelle (par exemple le locuteur): une représentation se comprend dès lors comme le tenant-lieu d’un objet pour quelqu’un.

Cette conception motrice de la représentation à laquelle aboutit la notion saussurienne du phonème a une conséquence fondamentale. Elle implique que, au moment premier du saisissement du langage par le corps, seul se distingue ce qui le peut de façon motrice. Or, les séquences de phonèmes homophoniques sont déterminées par la même et exacte information, tant acoustique qu’articulatoire. Il s’ensuit que la notion de signifiant, dans sa référence au phonème, suppose que le premier impact significatif du langage sur le corps se fait dans cette ambiguïté, avant tout processus de désambiguïsation ou de compréhension contextuelle.

Notes
413.

CUTLER A. & CLIFTON C. (1999). Comprehending spoken language: a blueprint of the listener. Dans The Neurocognition of Language, dir. C.M. Brown et P. Hagoort Oxford, Oxford University Press, 123-166.

414.

SKOYLES J.R. (1998). Speech phones are a replication code. Medical Hypotheses, 50, 167-173.

415.

LIBERMAN A.M., COOPER F.S. & SHANKWEILER D.P. (1967). Perception of the speech code. Psychological Review, 74, 431-461.

416.

LIBERMAN A.M. & MATTINGLY I.G. (1985). The motor theory of speech perception revised. Cognition, 21, 1-36.

417.

Le néocortex superficiel est divisé en deux aires par un sillon central, la scissure dite de Rolando; cette scissure sépare le lobe frontal en avant du lobe pariétal en arrière. De façon schématique, on peut dire que les aires frontales en avant du sillon sont des aires motrices, alors que les aires en arrière sont des aires perceptuelles.

418.

OJEMANN G.A. (1979). Individual variability in cortical localization of language. Journal of Neurosurgery, 50, 164-169; OJEMANN G.A. (1983). Brain organization of language from the perspective of electrical stimulation mapping. Behavioral and Brain Sciences, 6, 2, 189-230; OJEMANN G.A. (1991). Cortical organization of language. Journal of Neuroscience, 11, 2281-2287.

419.

PRICE C. J., WISE R.J.S., WARBURTON E.A., MOORE C.J., HOWARD D., PATTERSON K., FRACKOWIAK R.S.J. & FRISTON K. J. (1996). Hearing and saying. The functional neuro-anatomy of auditory word processing. Brain, 119, 919-931.

420.

ZATORRE R., EVANS A., MEYER E. & GJEDDE A.. (1992). Lateralization of phonetic and pitch discrimination in speech processing. Science, 256, 846-849; ZATORRE R., MEYER E., GJEDDE A. & EVANS A. (1996). Pet studies of phonetic processing of speech: review, replication and reanalysis. Cerebral Cortex, 6, 21-30.

421.

Même s’il peut y avoir une certaine confusion à propos du degré exact de cette implication (voir BURTON M.W. (2001). The role of inferior frontal cortex in phonological processing. Cognitive Science, 25, 695-709). Certaines études montrent l’implication de zones sous-corticales (IVRY R. B. & JUSTUS T.C. (2001). A neural instantiation of the motor theory of speech perception. Trends in Neurosciences, 24, 513-515). Voir aussi HICKOK G. & POEPPEL D. (2000). Towards a functional neuroanatomy of speech perception. Trends in Cognitive Sciences, 4, 131-138.

422.

LACAN J. (1957/1999). L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud. Dans Écrits I, Paris, Seuil.

423.

Ce renversement épistémologique est à comprendre dans le cadre d’une perspective transcendantale (voir VAN DE VIJVER G., VAN SPEYBROECK L., DE WAELE D., DE PREESTER H. & KOLEN F. (2005). Current philosophy of biology: outline of a transcendental project. Acta Biotheoretica, 53, 57-75; KOLEN F. & VAN DE VIJVER G. (2007). Philosophy of biology: naturalistic or transcendental?. Acta Biotheoretica, 55, 35-46).